source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=2041 -



Normes, contraintes et liberté
Brèves considérations autour des représentations contemporaines du corps

10 novembre 2005

par Michela Marzano, philosophe et chercheuse

Le corps idéal comme « instance symbolique »

Le corps a toujours été le reflet de pressions et de transformations multiples, fondées sur les valeurs et les croyances édictées par la société. Les exemples sont nombreux. Il suffit de penser aux Vénus callipyges de l’Antiquité qui étaient censées attirer la fécondité et combattre la précarité alimentaire, ou encore aux graciles Égyptiennes qui attestaient, par leur corps extrêmement mince, la puissance des Pharaons et l’opulence de leurs greniers à grains. Mais, au-delà de ces exemples ponctuels, ce qui est important de souligner c’est le fait que, à chaque époque, il existe des images idéales du corps qui émanent du désir d’une société de les ériger en norme et de les imposer aux individus. C’est pourquoi, comme le dit David Le Breton (1), le corps idéal peut être défini comme une instance symbolique, qui insère les différents membres d’une société ou d’un groupe dans des réseaux de significations, de pratiques et de croyances.

Mais si depuis toujours les normes culturelles s’inscrivent sur le corps, le fait nouveau tient aujourd’hui à l’ampleur du phénomène et au renforcement des critères esthétiques et éthiques de contrôle appliqués aux corps. En effet, si toute société avance un idéal du corps - miroir dans lequel chacun essaye de se reconnaître, déplorant toujours de ne pas lui ressembler suffisamment - nos sociétés occidentales se caractérisent par un idéal extrêmement exigeant. La coercition que les individus subissent est, non seulement massive et constante, mais aussi attentive à codifier même les gestes les plus infinitésimaux. Ce qui a comme conséquence une marginalisation et une culpabilisation de tous ceux qui s’éloignent et se différencient des modèles proposés (2).

La rhétorique contemporaine est bien rodée (3). Chaque individu doit être libre de choisir la vie que lui convient et doit pouvoir « être lui-même ». Mais, pour cela, il ne lui suffit pas tout simplement « d’être ». Les plaisirs doivent être recherchés. La beauté et la minceur doivent être travaillées. Le corps doit être contrôlé. Au nom de la liberté, le corps doit « suivre », encore et encore, certaines normes : avant même d’être ce par quoi un individu est au monde et manifeste son désir, il est ce qui doit se conformer aux lois du savoir-vivre qui, aujourd’hui, lui imposent d’être toujours beau, mince, sain, désirable, sexy… libre.

Le corps sous le poids du « contrôle »

Depuis les images publicitaires jusqu’aux vidéo-clips et aux films pornographiques, l’individu contemporain est confronté à un nombre croissant de représentations qui renvoient toutes, d’une façon ou d’une autre, à l’idée de « contrôle » et à celle de « plaisir ». Si le contrôle exprime la puissance et la volonté - exhiber un corps bien maîtrisé est la preuve la plus évidente de la capacité d’un individu à assurer un contrôle sur sa propre vie -, le plaisir, lui, est censé exprimer la liberté et l’autonomie - un individu libre étant celui qui vit sa sexualité sans complexes, et qui prend du plaisir sans trop se soucier des jugements de valeurs que les soi-disant partisans du retour à l’ordre moral pourraient formuler à l’égard de leur conduite. Dans un cas comme dans l’autre, cependant, c’est justement la liberté individuelle qui est restreinte, l’individu se retrouvant pris au piège de la normativité sociétale.

Commençons donc par la question du « contrôle ». En effet, l’image idéale de la beauté semble aujourd’hui osciller entre l’allure minimaliste des mannequins et celle, athlétique, des bodybuilders. Deux idéaux que l’on pourrait juger différents, mais qui, en réalité, sont unis dans le combat contre un seul ennemi : la chair en excès, la mollesse, le relâchement. Être mince ne suffit pas. La chair ne doit pas bouger. Le corps doit être raffermi et complètement « sous contrôle ».

Chaque personne « qui le vaut bien » ne peut que prendre un « soin intense » de son corps en le délivrant des menaces les plus dangereuses : l’éruption de la chair, la jeunesse qui s’éloigne, les dissymétries de sa figure. C’est pourquoi l’image du corps mince, symétrique et jeune, fonctionne si bien sur le plan métaphorique dans la majorité des messages publicitaires, là où, au contraire, l’image de l’altération corporelle est symboliquement si forte dans les films d’horreur (4).

S’entraîner en faisant de l’exercice physique n’est plus une activité anodine parmi les autres, mais l’activité qui convient le mieux aux hommes de pouvoir : elle exprime la force de caractère, la puissance, l’énergie, ainsi qu’une capacité de contrôle des instincts de base. Le corps musclé et tonique n’est pas seulement un indice de beauté, mais aussi le signe le plus évident d’un comportement correct : c’est le corps musclé qui donne la preuve la plus remarquable de la capacité qu’a un individu de maîtriser son existence. Un corps gros et sans muscles est jugé en revanche avec mépris, comme s’il s’agissait du signe évident qu’un individu n’est pas capable de prendre soin de lui, qu’il est dénué de force de caractère, qu’il est un lâche. Le jugement moral sur les personnes passe ainsi en premier par l’évaluation de leur « paraître » physique, le corps musclé n’étant pas seulement la clef du succès, mais aussi le moyen d’obtenir la reconnaissance sociale.

Dès que l’on passe du corps idéal masculin au corps idéal féminin, c’est celui du mannequin qui, aujourd’hui, est proposé comme le modèle à atteindre : un corps lisse, mince, toujours jeune, sans lourdeur et sans imperfections. Même si, dans la réalité, il n’y a aucune femme qui soit tout à fait identique à une autre ou qui soit « parfaite » - les mannequins, eux-mêmes, étant souvent obligés de se plier à des régimes alimentaires très stricts et à se soumettre à de nombreuses opérations chirurgicales -, on demande aujourd’hui aux femmes, l’uniformité et la conformité au modèle idéal proposé. Comme le souligne la philosophe Susan Bordo à propos de la publicité d’une marque américaine de lentilles de couleurs, le message « Donne à tes yeux foncés un deuxième look » nous rappelle explicitement qu’une femme aux yeux foncés n’a pas eu la chance d’être par nature conforme au modèle, mais qu’elle peut aujourd’hui changer son destin. L’uniformité, ainsi proposée, est toujours celle du modèle de la femme blanche, occidentale, aux yeux clairs et aux cheveux lisses et blonds (5).

Mais le caractère le plus important de la beauté qu’une femme se doit de rechercher, c’est aujourd’hui la minceur. C’est par leur minceur que les femmes peuvent faire preuve de contrôle et de maîtrise de soi, alors que par leur grosseur, elles affichent leur faiblesse. Les femmes minces, et plus généralement perçues aujourd’hui comme belles,bénéficient d’ailleurs d’avantages non négligeables facilitant leurs rapports avec autrui et même leur évaluation morale par la société.

Ce qui a comme conséquence le fait que, au contraire des femmes minces, les femmes grosses et obèses suscitent de l’indignation et de l’hostilité. Leur corps est la preuve la plus évidente de leur faiblesse morale et elles ne peuvent être regardées que comme « des enfants sans contrôle qui tètent mécaniquement, comme des personnes avides et lâches, comme des agents moraux faibles et sans aucune volonté . »(6) La silhouette uniformément effilée représente ainsi, non seulement le symbole de la beauté corporelle féminine, mais aussi la quintessence de la réussite sociale, du bonheur et de la perfection. La minceur, devenue valeur en soi, confère des qualités tout autres que physiques comme le charme, la compétence, l’énergie et le contrôle de soi (7).

Chirurgie esthétique, régimes alimentaires et entraînement physique sont jugés comme des biens, en tant que moyens pour les femmes de se délivrer du poids du corps et prendre finalement leur vie en mains, alors que derrière cette prétendue libre volonté de déterminer leur vie par la domestication de leur corps, se cache une dictature des préférences, des désirs et des émotions : « La rhétorique du choix et de l’auto-réalisation, de même que les analogies entre la chirurgie esthétique et les accessoires de la mode, sont véritablement mystificatrices. Elles effacent toutes différences de privilèges, argent et temps qui empêchent beaucoup de personnes de s’en tenir à ces pratiques. Mais surtout elles effacent le désespoir de ceux qui s’en tiennent aux modèles et se soumettent à ces pratiques . » (8)

Sexualité et images X

D’autres images qui proposent un modèle contraignant du corps sont celles qui le mettent en scène en jouant des codes pornographiques. Il suffit encore une fois de penser à un certain nombre de publicités et au nombre grandissant de rubriques dans la presse magazine ayant pour sujet la sexualité. Chaque fois, sous l’apparence d’un discours libérateur, ce qui émerge est l’imposition d’un certain nombre des normes et d’impératifs auxquels un individu « qui le vaut bien » ne peut que se conformer, ne serait-ce que pour montrer d’être enfin libre et autonome. C’est ainsi que, par exemple, le magazine Biba, en août 2003, titre son dossier : « Sexe. Les filles aussi ne pensent qu’à ça », et construit un véritable parcours initiatique autour de la nécessité pour la femme d’exprimer ses désirs et ses fantasmes : « Masturbez-vous sans complexes, exhibez-vous si ça vous chante, réclamez votre droit à l’orgasme quotidien », le tout étant accompagné de photos pas très éloignées de celles de la presse masculine de « charme », comme celle d’une jeune femme en string et nuisette transparente violette, allongée bras tendus (vers qui ?) sur un lit aux coussins orangés imprimés d’yeux et de bouches.

Le refus des interdits moraux traditionnels et la valorisation de l’autonomie et du consentement s’accompagnent ainsi de l’imposition d’une nouvelle norme : on doit « librement » poursuivre son plaisir, selon les modèles répandus par la pornographie.

L’étymologie grecque du terme « pornographie » signifie « écrit concernant les prostituées », c’est-à-dire tout texte décrivant la vie, les manières et les habitudes des prostituées et des proxénètes. Le mot, cependant, n’a pas été employé jusqu’au XVIIIe siècle, quand le terme « pornographie » a commencé à être utilisé pour indiquer les représentations explicites des organes sexuels ou des actes sexuels. C’était le début d’une confusion qui, depuis, entoure la pornographie et l’érotisme, et qui veut que la pornographie n’est rien d’autre qu’une représentation explicite de la sexualité. En réalité, la pornographie est une représentation qui prétend montrer l’acte sexuel dans son intégralité en effaçant ainsi tout mystère et tout sentiment : « tout » est montré, « tout » est mis en scène, comme si « tout » pouvait effectivement être montré et être mis en scène.
Ce qui veut dire que, dans la pornographie, l’acte sexuel n’est pas représenté comme le fruit d’une rencontre, d’un choix qui amène deux personnes à vivre leur sexualité, d’un désir de partager avec quelqu’un sa propre intimité : l’acte sexuel est réduit à un assemblage de corps anonymes. L’autre est ainsi visé dans sa faiblesse, et sa faiblesse attire la violence et la profanation. Autrui n’est plus « autrui » : il n’est plus intact dans sa nudité, mais déchiré dans le dévoilement du caché. Ce qui triomphe est la volonté de tout voir et tout toucher, pour réduire le corps à ses organes et ceux-ci à leur fonctionnalité, sans qu’on n’ait plus aucune illusion de pouvoir espérer autre chose que ce qu’on voit, découvrir quoi que ce soit de plus que ce qui est étalé.

Dans la pornographie, chaque individu n’est qu’un simple prétexte : il n’est plus irremplaçable et unique, il est interchangeable, il ne se distingue pas d’une chose. Il n’est plus l’objet de notre émotion, mais un corps partiel et fragmenté, une addition de parties érogènes, un conglomérat de morceaux. Il devient un objet quelconque dont on jouit : on peut en faire ce qu’on veut, en jouir sexuellement ou jouir de le découper en pièces. L’accouplement représenté, quant à lui, perd tout caractère d’unicité et devient le simple maillon d’une chaîne : c’est toujours le même acte qu’on peut réitérer un nombre incalculable de fois, jusqu’à ce que tout se résume à une répétition infinie.

La pornographie se construit selon le modèle marchand de la transaction et de l’utilisation : c’est la mise en scène de l’aptitude économique à posséder des biens et à les échanger, la mise en scène de l’échange qui s’oppose à l’irréversibilité des caresses et des baisers caractérisant par contre la sexualité humaine. Corps et gestes sont englobés dans un système dont les éléments principaux sont la circulation, la distribution et l’utilisation. L’individu se retrouve ainsi assujetti au métabolisme sans fin d’un cycle économique où les notions de conservation et de préservation n’ont plus de valeur. Tout dépend du rapport entre moyens et résultats. Tout prend sa place à l’intérieur d’un monde fermé où chacun se cantonne dans l’utilisation et l’exploitation de soi et des autres ; où chacun se meut entièrement à l’intérieur d’un champ défini par l’utilité ; où chaque geste est pris en compte sous l’angle unique de sa valeur opératoire (9).

Si l’on passe de l’analyse substantielle des images pornographiques à leur analyse formelle, les problèmes ne sont pas moindres. Même d’un point de vue formel, en effet, la pornographie a un statut ambigu. Ce qui explique pourquoi les spectateurs, et notamment les jeunes, n’arrivent pas à prendre position, à faire la part des choses, et à avoir un regard critique. D’un côté, en prétendant « tout » montrer, les images pornographiques empêchent d’imaginer ce qui peut exister au-delà de ce qui est exposé, l’imagination ne pouvant plus se détacher des représentations puisque tout est supposé être vu et su. De l’autre côté, elles mélangent réalité et fiction en créant un continuum image-réel : elles relèvent de la fiction (les acteurs et les actrices jouent les rôles que le réalisateur leur assigne), mais à la différence des autres fictions, elles donnent à voir des rapports sexuels qui ont effectivement lieu et ne sont pas simulés.

Les images pornographiques ne sont jamais le support d’un échange parlé et d’un récit. Elles offrent l’immédiateté de l’acte dans un présent immobile qui ne connaît ni passé, ni futur. Elles montrent la totalité du geste, sans renvoyer à autre chose. Elles dissolvent toute invisibilité et tout mystère en se focalisant sur des morceaux du corps qui ne renvoient plus à aucune unité. À la différence des images érotiques qui traduisent une émotion et la proposent aux spectateurs, s’inscrivant dans un récit et le servant, les représentations pornographiques se placent « hors de tout contexte ». L’acte exposé n’est soumis à aucune narration, à aucun montage : le spectateur n’est pas invité à chercher une signification, un sens, un message, à suivre une histoire. Au-delà d’un début et d’une fin, toute possibilité est fermée à l’imagination. Le spectateur est transformé en un objet passif, le simple récepteur de stimuli. Il est obligé de s’en tenir à ce qui est montré, sans jamais pouvoir élaborer ce qui est donné à voir.

Les paradoxes de l’autonomie

Ce qui est en jeu dans beaucoup de représentations contemporaines, c’est le statut même du corps et de la sexualité. La question principale qui se pose est celle du « droit de disposer de son corps ». Mais qu’est-ce que signifie, pour un individu, disposer librement de son corps ?

En général, l’expression « droit de disposer de son corps » désigne non seulement le droit qu’un individu peut exercer sur les différents éléments de son corps (on songe ici aux organes, aux produits et éléments du corps humain, aux fonctions reproductives), mais aussi - dans une acception maximaliste - le droit de disposer du corps dans sa totalité, un droit qui repose souvent sur une représentation dualiste faisant du corps un instrument à la disposition de la personne qui en est le propriétaire. Cependant, traiter le corps comme quelque chose qu’on possède au même titre que n’importe quel autre objet ouvre la possibilité de l’aliéner complètement, surtout dès lors que l’utilisation qu’une femme est censée en faire semble « codifiée » à l’avance.

Bien évidemment, il ne s’agit pas, ici, de porter un jugement de valeur sur ceux et celles qui revendiquent la possibilité de disposer complètement de leur corps et d’en faire même un simple objet. Chaque individu a son histoire. Chacun fait ses choix. Peut-être existe-t-il un droit de disposer de son corps comme on le veut, même si cela implique le droit de se soumettre à une multiplicité de régimes alimentaires et d’opérations de chirurgie esthétique, de tourner des films pornographiques, ou encore de se prostituer. On n’est pas obligé d’être d’accord avec tout le monde et de partager leurs idées. Ce qui fait problème, c’est plutôt l’ensemble de discours de tous ceux qui se donnent bonne conscience en faisant l’apologie de la liberté dont l’individu disposerait aujourd’hui, sans se rendre compte du fait que, le plus souvent, une normativité nouvelle s’impose à lui par le biais d’images très normatives et contraignantes.

Devant une image, le spectateur peut, en général, garder une certaine distance et prendre position par rapport à l’objet représenté. La relation à ce qu’il regarde n’est donc pas complètement bornée par ce qu’il voit : « Dans notre rapport aux choses, tel qu’il est constitué par la voie de la vision et ordonné dans la figure de la représentation, écrit justement Jacques Lacan, quelque chose glisse, passe, se transmet d’étage en étage, pour y être toujours à quelque degré éludé. C’est ça qui s’appelle regard . »(10)

Une image se propose généralement comme un « lieu de passage », c’est-à-dire comme ce qui traduit en langage figuratif un contenu spécifique, sans pour autant réduire ce contenu à ce qui est donné à voir. Ce qui fait que le spectateur peut toujours imaginer et inventer ce que l’image ne montre pas ; il peut deviner ce qui reste caché ; il n’est pas « avalé » par la représentation d’un objet ou d’une réalité.

Les problèmes de la majorité d’images dont on est entouré aujourd’hui -représentations que nous venons d’évoquer et d’analyser - sont liés non seulement à la prétention qu’elles ont de tout montrer, mais aussi à leur volonté d’influencer le spectateur. Elles ne visent pas uniquement à représenter un objet, mais à l’imposer au regard ; elles ne cherchent pas à montrer quelque chose, mais à apprendre la « bonne » façon d’être. Elles prétendent donc « dire » la « vérité » et pousser les gens à s’y conformer. Ce qui entraîne la suppression de tout espace de médiation langagière et symbolique.

Particulièrement problématique est, dans ce contexte, la position idéologique de ceux qui défendent la disposition libre et absolue du corps en la justifiant au nom de l’autonomie individuelle et du consentement. D’une part, en effet, ils oublient les contraintes existentielles auxquelles tout individu est soumis, la liberté absolue appartenant uniquement à des esprits sans corps. D’autre part, ils mythifient la liberté dont un individu serait censé jouir aujourd’hui, sans se rendre compte du fait que la majorité des représentations contemporaines contribuent à « effacer » l’autonomie de chacun.

Pour pouvoir prendre une décision autonome et faire un libre choix, il faut en avoir la possibilité ; il faut donc qu’on puisse choisir entre des options différentes. Or, en ce qui concerne le corps et son image, l’individu ne semble pas avoir un véritable choix, ne serait-ce que parce que l’alternative de ne pas suivre les modèles proposés se traduit par un coût intolérable, la stigmatisation sociale. Le choix se fait entre l’acceptation et la soumission au modèle, afin d’obtenir, grâce à un corps modifié et docile, amour et succès, ou le refus du modèle qui implique, alors, la renonciation au succès et à l’acceptation sociale. Dès lors, ceux qui n’acceptent pas de choisir librement les règles esthético-éthiques, encourent la sanction sociale et morale. Le choix est donc tout à fait illusoire, car il faut librement se plier.

Ce qui veut que, en prônant une « morale du consentement » et en refusant toute « interférence », au nom d’une liberté totale et inconditionnelle, les « partisans de l’autonomie » ne prennent pas en compte le fait que le consentement n’est pas uniquement un principe formel et qu’il s’inscrit dans la réalité du vécu. Sous le prétexte qu’exprimer des réserves reviendrait à vouloir instaurer une société où « d’autres que moi-même viendront me dire quand et dans quelles conditions je suis capable d’exercer ma liberté, quand et dans quelles conditions mon consentement est libre » (11), ils ferment alors l’espace du débat, là même où la liberté qu’ils prétendent défendre est toujours et encore la liberté d’exprimer ses idées et de mettre en place un dispositif capable de signifier les contraintes auxquelles les individus sont aujourd’hui soumis.

Bien sûr, il faut pouvoir être libre de disposer de son corps et de sa sexualité. Personne ne prétend, ici, le contraire. Mais on peut continuer à s’interroger, et sûrement s’interrogera-t-on encore longtemps, sur la place réelle donnée à la liberté des individus - leur liberté d’être, leur liberté de désirer - par les représentations contemporaines du corps et de la sexualité, de même que par les discours idéologiques qui les accompagnent.

Notes

1. D. Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990 ; La Chair à vif. Usages médicaux et mondains du corps humain, Paris, Métailié, 1993.
2. Voir en particulier : A. Giddens, Modernity and Self Identity, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 ; E. Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Doubleday-Anchor, 1959 ; Stigma : Notes on the Managment of Spoiled Identity, New York, Simon and Schuster, 1963 ; A. Synott, The Body Social : Symbolism, Self and Society, Londres, Sage Publications, 1993.
3. Cf. B.S. Turner, The Body and Society : Exploration in Social Theory, Oxford, Blackwell, 1996 ; M. Featherstone, « The Body in Consumer Culture », in M. Featherstone, M. Hepworth, B.S. Turner, The Body : Social Process and Cultural Theory, Londres, Sage Publications, 1991.
4. Il suffit de penser, par exemple, à certaines séquences du film de Cronemberg, La Mouche, où nous voyons bien comment l’image d’horreur est celle d’un nouveau moi incontrôlable qui jaillit de la chair de la victime. Et l’on pourrait dire la même chose à propos de la série d’Alien, où l’horreur surgit de la représentation qui montre le parasite étranger sortir du thorax de l’hôte humain.
5. S. Bordo, Unbearable Weigh. Feminism, Western Culture and the Body, Berkeley, University of California Press, 1993.
6. M. Millman, Such a Pretty Face, New York, Norton Press, 1980, p. 77.
7. Pour une analyse approfondie de ce point, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Penser le corps, Paris, PUF, 2002.
8. S. Bordo, Unbearable Weigh. Feminism, Western Culture and the Body, op. cit. , p. 46.
9. Pour une analyse plus approfondie des images X, je me permets de renvoyer à mon ouvrage La Pornographie ou l’épuisement du désir, Paris, Buchet/Chastel, 2003.
10. J. Lacan, Le Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1973, ch. IX.
11. M. Iacub, Qu’avez-vous fait de la libération sexuelle ?, Paris, Flammarion, 2002, p. 62.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er novembre 2005.

Michela Marzano, philosophe et chercheuse


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=2041 -