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Louky Bersianik et les valeurs maternatives

18 novembre 2002

par Élaine Audet

Photo : Kéro

En l976 paraît L’Euguélionne [1] de Louky Bersianik, premier grand livre féministe écrit au Québec, bilan poétique et ironique des formes d’oppression subies par les femmes au cours des siècles et base de ce qu’elle appelle l’archéologie du futur. Un futur où le pouvoir patriarcal subsistera uniquement en tant que ruine d’un monde disparu, la réciprocité amoureuse ayant enfin triomphé de la violence sexiste et de l’iniquité. Bersianik édifie systématiquement une oeuvre qui se poursuit d’un livre à l’autre, formant une impressionnante galerie de personnages féminins tirés de son imaginaire et des marges de la culture.



La grande originalité de Louky Bersianik a été d’avoir mis la pratique maternative [2] (comme dans alternative) au centre de son œuvre. La mère est cette terre native dont nous venons toutes et tous, qui nous a nourri-es non seulement de son corps, mais tout autant, sinon plus, de sa pensée et de son cœur inconditionnel. Elle est ce premier amour et cette première amie à l’orée d’une histoire qu’elle nous transmet tendrement de bouche à oreille, en nous écoutant de tous ses yeux.

Alors qu’on nous enseigne depuis toujours que la théorie naît de la pratique, aucun chercheur n’a jugé utile de se demander quelle sorte de pensée engendrait la pratique maternelle, activité à laquelle se consacrent un grand nombre de femmes, y mettant la meilleure part de leur être et de leur vie. Le maternage suppose, de la part des mères, un engagement total, un amour inconditionnel, une disponibilité constante, des qualités d’éducatrice, de protectrice et surtout une énorme capacité d’adaptation, parce que toutes leurs activités et tous leurs choix de vie sont désormais soumis au changement, aux besoins fluctuants de l’enfant.

Tout en la mythifiant ou en la sanctifiant constamment, on a toujours considéré la procréation comme une simple activité biologique incapable d’engendrer culture et pensée. Pour Beauvoir elle-même, la mère a une existence contingente, dépourvue de liberté, qui fait d’elle l’inférieure de l’homme et sa servante à vie. Avec une rare indépendance d’esprit, Bersianik prend le contre-pied de toutes ces assertions et valorise le travail maternel en tant que créateur de pensée, de culture et d’une épistémologie propre aux femmes, ces savoirs maternels dont parle également Irigaray. Elle met ainsi en pratique son principe moteur de toujours penser à côté.

Véritable découvreuse de cette terre native à l’abondante végétation subversive, Louky Bersianik privilégie dans son œuvre, et met à la base même de son éthique, les liens maternatifs, tant personnels que collectifs, englobant toutes les formes d’amour, de résistance à la violence, à la soumission, à la dépendance, à l’injustice ainsi que la quête d’harmonie qui les caractérise. Elle pense en termes de lignée des mères, d’arbre gynile. La question fondamentale qu’elle se pose et nous pose, c’est : " Comment naître femme (dans le sens mélioratif du mot) et ne pas le devenir (dans le sens péjoratif) [3] ?" Pour elle, " donner la vie n’est pas une valeur patriarcale. En soi, ce n’est ni bon ni mauvais, mais ça nous appartient. Comme un droit et non un devoir " [4].

Les valeurs créées par l’expérience maternative sont plus ou moins les mêmes qui se développent dans la pratique amicale quand elle est prioritaire dans la vie d’une femme. On y retrouve le même souci de tendresse, de responsabilité, d’égards, de prévenance, d’attention, de rigueur, d’acceptation du changement liée à la croissance de l’être et des sentiments, de respect des différences, de préservation de la vie, de refus des dualismes hiérarchiques, de plaisir de retrouver en soi la petite fille intacte, avec son rire contagieux, ses inventions prodigieuses, ses arabesques belles et rebelles à jamais.

Dans un article d’une grande perspicacité, Karen Gould [5]montre que, contrairement à l’archétype maternel, qui a toujours renforcé ce que Bersianik appelle " les colonnes colonisées [du patriarcat], soutiens d’un système qui leur est étranger et hostile ", les mères et les filles, dans son œuvre, ne sont pas rivales, mais en révolte et s’orientent plutôt vers un avenir radicalement materniste [6]et solidaire. La quête de la mère donne lieu à une exploration originale des liens tout-puissants qui unissent mères et enfants, grands-mères et petites-filles, ainsi que les amies. Elle restaure le sens de la continuité féminine ainsi que le chaînon manquant de leur identité, permettant enfin aux femmes de se reconnaître l’une dans l’autre et d’être des alliées. Cette vision maternative, qui ne sépare pas la poésie de la vie, régénère leur mémoire occultée ou détruite, alors que, pour Louky Bersianik, " comme des somnambules, nous avons marché l’une derrière l’autre à travers l’histoire sans regarder où nous mettons le pied. [...] Les pas de l’une dans les pas de l’autre, comme si une seule d’entre nous était passée " [7].

Le Pique-nique sur l’Acropole, publié en 1979, met aussi l’accent sur l’importance de la pratique maternelle des femmes et des liens spécifiques qui en découlent. Bersianik y choisit de réécrire au féminin Le Banquet de Platon, auquel on n’avait pas convié les femmes. Contrairement au banquet gastronomique des philosophes, nos contemporaines ne peuvent se payer que des sandwiches, le plein air et le sol dur. Bersianik remplace la rhétorique masculine sur l’amour par des dits de femmes sur leur sexualité et sur tout ce qui les unit.

C’est par la chaleur du toucher que communiquent et se rapprochent les amies réunies à ce pique-nique de la mémoire. Pour Xanthippe, l’une des convives, le toucher est le premier sens et le sens premier. Et le premier toucher, le premier amour, la première amie, c’est la mère :

Toutes les femmes qui ont été fabriquées dans un utérus connaissent d’abord l’utérus, dit Xanthippe, ce lieu-dit géographique de l’environnement total, lieu où elles sont touchées de partout, ce qu’elles n’oublieront jamais - surtout quand leur corps sera soumis à la carence du toucher et à la surabondance du Voir. [...] Elles ont connu leur premier amour au creux de ces mains et de ces seins, eu leur premier orgasme au contact de ce Corps du dedans et du dehors. [...] Voilà ce qui s’est d’abord gravé dans chaque inconscient issu d’un utérus. [8]

Le toucher fait exister, définit nos limites spatiales et nous rend conscientes d’être vivantes. Mais on interdit aux femmes de se toucher entre elles, de peur qu’elles ne découvrent le potentiel de plaisir que recèle leur corps, cette chasse gardée masculine. Celle qui touche rougit pendant que l’autre ferme les yeux de douceur. Ainsi commencent-elles à se toucher, à se parler pour se reconnaître, enjamber les siècles et tendre les bras à leurs précursœurs pour cesser de supporter l’insupportable. [9]

Le toucher délie la langue. Elles se disent et se nomment enfin telles qu’en elles-mêmes : Aphélie au bleu regard, Édith aux gestes précis, Epsilonne aux longues jambes, Adizetu aux yeux luisants, Xanthippe à la fine main, Ancyl aux longs cils, Avertine l’inconsolable, et chaque femme peut se reconnaître en elles. Elles refont les unes pour les autres le long trajet historique de la violence, de la douleur, de l’asphyxie, du silence, du rejet, pour atteindre cette jubilation soudaine de s’aimer enfin.

Ancyl ne parle pas d’âme et d’esthétisme, comme les convives de Platon, mais de stimulation adéquate, de qualité communicatrice de la peau. Pour Bersianik, "la beauté d’une personne que l’on aime émane de l’intérieur de son corps et rayonne à travers ses traits. C’est une qualité d’être qui lui appartient en propre, qui est irremplaçable. Cela n’a pas de sexe. Ainsi en va-t-il de la jouissance qui elle non plus n’a pas de sexe". [10] De là, elle élabore un code amoureux qui, s’il était appliqué, mettrait fin à l’intolérance et aux stériles débats sur l’identité sexuelle en reconnaissant que nous possédons toutes et tous, à un degré différent mais toujours présent, la possibilité d’aimer des êtres des deux sexes.

"De part et d’autre c’est l’intolérance. Ces gens me croient assise entre deux chaises. Or il n’en est rien. Je n’ai aucune assise sexuelle ce serait trop bête ! Je marche et si en chemin je rencontre du feu, je brûle sans me demander si ce brasier est homme ou si cette flamme est femme. Même si j’en avais la curiosité, je n’aurais pas le temps de la satisfaire avant d’être consumée." [11]

L’amitié entre femmes est toujours suspecte parce que, dans l’optique masculine, la tendresse est rapidement taxée d’homosexualité, donc de perversion ou de pathologie. De toute façon à proscrire. Ainsi ce désir, " inné chez les femmes parce que toutes nées d’une femme ", est-il anesthésié à vie par peur du rejet et empêche les femmes de connaître leur réellité sans laquelle aucune ne peut s’aimer ni avoir d’amitié pour sa semblable. Soumise à jamais au mépris de son propre sexe et à l’écrasement historique des mères qui la laissent à jamais seule et vulnérable dans cette vallée des avalées où elle est confinée.

C’est à une véritable renaissance que Louky Bersianik convie toutes les femmes dont les hommes ont enterré les noms. " Je t’aime ma Géante. Je t’embrasse mon Immense. Je te touche mon Infinie. Je te caresse mon Incommensurable. Je me déverse en toi ma Démesurée ". [12] À la fin du pique-nique, Avertine communique sa chaleur à la caryatide qui n’a vécu que pour soutenir les colonnes d’imposture masculine, et, quand elle se met en marche avec ses sœurs, l’édifice du mensonge s’écroule. L’une est l’autre et Avertine peut s’endormir dans les bras de la Cariatide qu’elle a mise au monde au bout de ce livre de réflexion et de réciprocité, qui constitue une véritable définition de l’amitié au féminin.

" J’ai cris ", dit la poète Bersianik, fine limière en quête de lumière, travaillant le mot avec patience pour lui faire rendre toutes ses possibles sonorités et significations, la déportant, elle, dans l’imaginaire futur, hors des sentiers battus, des chasses gardées et du regard patriarcal recroquevillé sur son petit pouvoir croque-mitaine. À bonne écouteuse, salut ! semble-t-elle nous dire inlassablement en renouant les liens d’amitié entre toutes les enterrées vivantes du passé et du présent. Rumeur tumultueuse et jubilatoire qui monte de cette voix telle une brume bleue dans le petit matin de notre continuelle renaissance.


 Élaine Audet, Louky Bersianik et les valeurs maternatives, dans Le Cœur pensant/Courtepointe de l’amitié entre femmes, Québec, Le Loup de Gouttière, 2000.


 Mise en ligne le 18 novembre, 2002


Sources

Élaine Audet


[1Louky Bersianik, L’Euguélionne, Montréal, Les Éditions de La Presse, 1976.

[2Louky Bersianik, Maternative, Montréal, VLB, 1980.

[3Louky Bersianik, La Main tranchante du symbole, Montréal, Remue-ménage, 1989, p. 225.

[4Ibid., p. 229

[5Karen Gould, " Vers une maternité qui se crée : l’œuvre de Louky Bersianik ", dans Voix & Images, Montréal, # 49, automne 1991, p. 40.

[6Terme de Maureen Cloutier-LaPerrière, " La mère, la guerre et les utopies féministes ", Imagine, 53, vol. XI, no 4, septembre 1990, p. 27.

[7Louky Bersianik, Les Agénésies du vieux monde, Montréal, L’intégrale éditrice, 1982, p. 6

[8Louky Bersianik, Le Pique-nique sur l’Acropole, Montréal, Typo, 1992, p. 55

[9ibid., p. 87

[10ibid., p. 170 et 171

[11ibid., p. 172

[12ibid., p. 207




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