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Prostitution, système proxénète et liberté : des concepts à définir

12 janvier 2006

par Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS

Interview de Marie-Victoire Louis par Maïtena Chalmette, réécrite revue et modifiée par Marie-Victoire Louis publiée sur le site Les Pénélopes (novembre 2004) et réécrite le 12 septembre 2005. (1)



Première question : Depuis plusieurs années vous défendez avec force une position abolitionniste en matière de prostitution : assimilez-vous, comme nombre d’abolitionnistes, la prostitution à une violence, les personnes prostituées étant alors les victimes d’un système archaïque de domination masculine ?

Reprenons, si vous le voulez bien, les divers éléments de votre question.

1) Tout d’abord je ne me sens pas vraiment à l’aise de lire que je « défends une position » [abolitionniste]. L’abolitionnisme en effet ne relève pas, pour moi, uniquement du domaine d’idées, de thèses, d’affirmations - de « positions » donc - que je défendrais. L’abolitionnisme, indissociable du féminisme, fait partie de moi-même. Même si actuellement la distinction que je pose - à laquelle je n’avais pas encore vraiment réfléchi avant de lire votre question - n’est pas encore claire et devra être approfondie, je préfère dire que « je suis abolitionniste » et que je lutte pour l’abolition du système prostitutionnel.

2) Par ailleurs, il m’apparaît de plus en plus évident que le mot de « prostitution » n’est pas approprié pour permettre une analyse claire - dont nous avons tous et toutes tant besoin - de ce dont nous parlons.

• L’emploi de ce mot ne permet pas en effet - il faudrait faire une étude précise de sa généalogie - de dissocier les personnes qui sont prostituées des personnes et des institutions qui prostituent et/ou qui participent à la prostitution d’autres personnes.

• Le fait donc que, depuis des temps immémoriaux, ce terme de « prostitution » ait été utilisé sans que cette distinction ne soit même posée - et, plus encore, qu’il ne l’ait été le plus souvent qu’en responsabilisant les seules « femmes prostituées » du crime, des crimes dont elles étaient les victimes s’avère une lourde hypothèque pour une analyse contemporaine renouvelée.

• Contrairement à l’emploi d’autres termes, d’autres concepts comme « servage », « féodalisme », « capitalisme », « esclavage », le mot « prostitution » n’est pas porteur d’une logique de système, sans laquelle aucune analyse n’est possible. Parler de « système prostitutionnel » peut répondre partiellement à cette dernière critique. Mais cette expression s’avère elle-même insuffisante, car elle ne met pas d’emblée l’accent sur ce qui constitue sa spécificité, à savoir qu’il s’agit d’un système de domination qui légitime et légalise l’appropriation sexuelle d’êtres humains par d’autres êtres humains.

• Parler de « système proxénète » - à l’instar du « système esclavagiste » - ou d’ « esclavagisme », ou de « système colonialiste » ou de « colonialisme » -, s’avère alors plus satisfaisant car cette rupture linguistique met d’emblée l’accent sur la spécificité du rapport de domination, le proxénétisme, qui le constitue.

Cette spécificité doit être absolument sauvegardée, faute de quoi c’est l’analyse théorique et donc la capacité intellectuelle de le combattre qui se dissout et devient alors impossible. Le système proxénète peut emprunter nombre de traits à l’esclavagisme, au servage, au système carcéral, à l’exploitation capitaliste..., il n’est réductible à aucun d’entre eux. Son essence est de nature différente.

Le système proxénète est le plus ancien de tous les systèmes de domination.

Le système proxénète est celui sur les fondements duquel tous les autres se sont construits.

Le système proxénète est le seul à n’avoir quasiment comme seule histoire celle de sa légitimation.

Il reviendra à l’honneur des féministes de l’avoir, les premières, dénoncé. Et de continuer à le faire.

Je considère donc qu’aucune analyse n’est possible si le terme de « prostitution » n’est pas dévoilé, mis à nu, déconstruit, remplacé.

Je propose pour ma part aujourd’hui celui de « système proxénète ». Et, dans la mesure où celui-ci n’a pu être légitimé que par le système libéral qui est le nôtre aujourd’hui, il peut aussi être qualifié de « système libéral proxénète ».

3) Ensuite, la prostitution ne peut en aucun cas être défini par son assimilation à « une violence » : c’est une vision réductrice, non rigoureuse et même extrêmement dangereuse. Pourquoi ?

* Notons d’abord que c’est le mot « violence » et non pas « crime-s » qui est employé.

• Par ailleurs, le mot « violence » - qui relève du langage courant - ne relève ni du vocabulaire du droit interne, ni du droit international, ni du droit communautaire européen : il ne peut donc être intégrable dans le cadre des catégories juridiques et politiques actuelles qui régissent le système proxénète.

• En tout état de cause, dès lors que l’on se situe sur un terrain politique et donc juridique, il n’est pas possible de mêler deux corpus linguistiques et donc conceptuels différents (2).

• En outre, le mot « violence » n’est pas défini et il est, qui plus est, très difficilement définissable : tout ou presque - une gifle, une injure, mais aussi un meurtre, une torture ...- peut être considéré comme tel. Qui plus est, rien, dans cette formulation, ne permet de considérer que l’emploi du mot « violence » concernerait les seules personnes prostituées.

• L’emploi de ce terme pour qualifier « la prostitution » - « assimilez-vous la prostitution à une violence ? » me demandez-vous - ne permet pas de prendre en compte les intérêts différenciés de l’Etat, du proxénétisme, des clients, des personnes prostituées.

Aucune analyse n’est possible avec l’emploi du terme de « violence ».
Par ailleurs, que la question même puisse être posée, pose problème.

4) Enfin, si je considère bien évidemment que les personnes prostituées sont les « victimes » du système proxénète, je ne vois pas en quoi cette réalité, pas plus d’ailleurs que le système patriarcal qui l’a historiquement légitimé, pourrait être considérée comme « archaïque ».

Pour répondre à votre question, mais autrement posée, je considère que le système proxénète est un système de domination sur les êtres qui doit être aboli. Et qui, comme l’esclavage, le sera et disparaîtra.

2) Deuxième question. D’autres voix, se réclamant aussi du féminisme, appellent de leurs voeux « la réglementation de la prostitution ». Que vous inspirent les propos de certains réglementaristes pour lesquels la prostitution constitue une activité de service ? Marcella Iacub parle de « prestation », Catherine Millet de « rapport contractuel », Pascal Bruckner de « location » et non de vente du corps ; Anne Souyris d’ « activité de service rémunérée, non une vente, donc, définitive du corps ».

Là encore, je vais répondre à votre question en plusieurs points.

1) D’abord - sans revenir mais sans oublier ce que j’ai dit concernant l’emploi du mot « prostitution » - concernant le terme de « réglementation de la prostitution » - il importe de poser quelques repères :

 D’abord, un bref, succinct et fort incomplet rappel historique pour rappeler ce dont nous parlons.

a) Dans le cadre du régime - français - de « réglementation de la prostitution », ce sont, d’après les chiffres mêmes de M. Lépine, chef de la police des mœurs à la Préfecture de police de Paris, « 732 000 femmes, majeures ou mineures, de 1871 à 1902, appartenant toutes au prolétariat » (3) qui ont - seules - été arrêtées - parce que femmes - soupçonnées de « se livrer » à la prostitution - par les agents de la police des mœurs. Ce qui a permis à Louis Fiaux dans son livre Le Nouveau régime des mœurs d’écrire : « La réglementation de la prostitution est, sans amplification maladroite à employer, le régime des bastilles, des lettres de cachet d’avant 1789, avec cette différence, qu’unilatéral, il ne s’applique jamais qu’aux femmes. » (4)

Une précision : que les victimes du système proxénète soient aussi des jeunes hommes doit être analysée comme une aggravation de cette réalité, du fait de son « universalisation » et non, comme c’est si souvent le cas, comme un facteur de banalisation.

b) Dès le XIXième siècle, le terme de « réglementarisme » et/ou de « réglementation de la prostitution » - radicalement opposé à l’abolitionnisme - était déjà inapproprié. Pourquoi ? L’abolitionnisme du XIXième siècle, en effet, s’inscrivait aussi dans le cadre d’une « réglementation de la prostitution ». En effet, dès lors qu’il est possible à une seule personne de monnayer - en toute légalité - l’accès à son sexe, « la prostitution » est « réglementée ».

Il serait donc sans doute plus juste de dire - mais la distinction est de taille - qu’au sein de ce système étatique de « réglementation de la prostitution » - au sein duquel je place la convention onusienne de 1949 - il existait des différences, des oppositions qui renvoyaient à des systèmes éthiques et politiques différents.

Les abolitionnistes condamnaient la réglementation de la prostitution, et, pour certaines, la « prostitution » elle-même, mais considéraient - pour reprendre l’analyse pour la France d’une de ses plus brillantes analystes, Madame Avril de Sainte-Croix - que « malheureusement, dans l’état actuel de la société, il n’était pas possible de la supprimer » (5) ; les réglementaristes, ne se référant à aucune morale, le plus souvent sans même compassion à l’égard des personnes prostituées, s’en accommodaient et en soutenaient le bien-fondé.

Les abolitionnistes luttaient pour leur part essentiellement contre l’existence même des bordels, de la « police des mœurs » et des menaces qu’elle faisait peser sur la tête de toutes les femmes, de l’hôpital-prison de Saint-Lazare, de l’encartage, des « visites » imposées du sexe de certaines femmes, arbitrairement choisies par la police... ; les seconds les défendaient et les justifiaient.

Si ces termes posaient donc déjà problème, il y a un siècle, leur emploi en pose encore plus aujourd’hui.

Pour en revenir à votre question, intégrer dans le champ du profit légitime - en abandonnant le principe de la condamnation de la prostitution et de certaines modalités du proxénétisme - la vente des êtres humains ne peut pas être qualifié de « réglementation de la prostitution » ou de « réglementarisme » et/ou de « néo-réglementarisme ». Ces termes sont aujourd’hui totalement inappropriés.

2) Quant à l’emploi du qualificatif de « féministe » concernant les positions de certaines personnes que vous nommez - et la liste pourrait s’allonger - il importe, au préalable, de procéder à une clarification essentielle.

Je considère que toute « réglementation de la prostitution » est, hier comme aujourd’hui, une légitimation du système proxénète, quelles qu’en soient les modalités d’« exercice » (6), et que le système proxénète conforte le système patriarcal dont il est une des manifestations. Dès lors, je considère que non seulement les positions que vous évoquez ne peuvent être qualifiées de « féministes », mais plus encore, que ces positions doivent être clairement, et sans aucune ambiguïté, considérées comme « anti-féministes ». Et qu’elles auraient dû l’être depuis longtemps. Ce qui a toujours suscité mon étonnement, c’est qu’elles aient même pu, un seul jour, être qualifiée comme telles, sans provoquer plus de réactions indignées.

À cet égard, la responsabilité d’associations, de publications, de groupes de recherches, de personnes qui se disent et se considèrent comme féministes - qui sous couvert d’arguments tels que : « Il faut donner la parole à tout le monde » ou : « nous sommes divisées entre nous » ou « nous n’avons pas encore pris position » - est grande.

Certes, on ne peut demander à toutes les féministes de connaître la teneur de tous les débats - et ils sont nombreux - qui traversent la pensée et l’action politique féministe, mais dès lors que les antagonismes étaient posés, elles devaient, selon moi, prendre position. Y compris en refusant de participer aux publications, colloques avec ceux et celles qui légitiment et défendent le système proxénète. Notons d’ailleurs que lorsque cette exigence a été posée - et elle l’a, bien sûr, été - la question politique était dès lors posée. Si les structures invitantes n’étaient pas au courant des enjeux, et si elles étaient féministes, elles remettaient en cause la présence de ces personnes ; sinon, elles ne les remettaient pas en cause. Mais la situation était claire.

Ce qui est pour moi évident, c’est que, pouvoir se revendiquer du « féminisme » - pour brouiller encore plus les cartes - était, est toujours un enjeu théorique, politique, intellectuel, éthique fondamental. Et je pense que si les féministes avaient été plus conscientes de l’enjeu politique que représente le « féminisme », de la force donc qu’elles représentent, et donc fières - pour les [intellectuelles] féministes - de leur identité, ces confusions, si éthiquement et politiquement graves, n’auraient pas eu lieu.

3) Quant à la question de l’emploi des termes : « activité », « services », « prestations », « rapport contractuel », « location », « vente »....que vous relevez - et que je n’ai pas eu le temps de vérifier -, ils s’inscrivent tous volens nolens dans le cadre de la légitimité du système libéral proxénète. Car tous - comme celui de « travailleuse sexuelle » - reconnaissent la légitimité et le bien-fondé du principe de la marchandisation des sexes, des corps de certains êtres, au nom du soi-disant « plaisir » d’autres êtres ; tous légitiment le bon droit d’une personne de s’approprier, pour un usage propre et/ou collectif, l’accès au sexe au corps d’une ou plusieurs personnes, institutionnellement ou non, considérée comme pouvant/devant être affecté-es à cet effet.

Ces mots non seulement ne changent pas la réalité du vécu des femmes prostituées, mais doivent être jugées pour ce qu’ils sont : des tentatives de rendre plus acceptables les violences intrinsèques au système proxénète. Assez dérisoires d’ailleurs, car qui peut croire un instant que changer les termes employés pourraient atténuer les violences intrinsèques que le système proxénète impose aux personnes prostituées ?

Enfin, pour répondre plus précisément à votre question, je me contenterai de poser une autre question : les personnes que vous nommez sont-elles prêtes à s’appliquer à elles-mêmes l’usage de ces termes ?

Sont-elle prêtes, sous quelque dénomination que ce soit :
 à ouvrir leurs cuisses, leurs vagins, leur anus à qui en voudra bien
 à quotidiennement quémander pour pouvoir vivre que des inconnus veuillent bien rentrer leur sexe dans le leur
 à vivre, sous les menaces de la loi Sarkozy, des revenus que leurs ’clients’ voudront bien leur accorder, après quote-part dûment versée à leurs proxénètes, impôts compris ;
 à entendre toute leur vie le terme de « putain », en faisant comme si le terme était neutre, à vivre dans la crainte d’être reconnues comme telles et et à être - découvertes - traitées comme telles ?

Moi, je ne le suis pas.

Et - principe de morale si élémentaire que j’ai presque honte à l’employer - , je ne me permets donc pas que ces termes puissent s’appliquer à d’autres que moi.

À cet égard, que la défense du principe même du proxénétisme - dans laquelle j’inclus la non-condamnation des politiques qui ont abandonné l’abolitionnisme en tant que référent éthique, politique - puisse non seulement être considéré en 2005 comme légitime, mais, plus encore, bénéficier d’un accès de plus en plus quasi-exclusif aux médias, condamne pour moi notre monde plus gravement, plus radicalement que toutes les autres critiques qui ne manquent pas, à juste titre, de lui être actuellement fait.

3) Que répondez-vous à celles qui, à l’instar d’Elisabeth Badinter, reprochent aux abolitionnistes de confisquer la parole des personnes prostituées, et de les enfermer parfois dans un statut de « victimes » qu’elles refusent ? (E. Badinter : « en les enfermant dans le statut de ’victimes’, on sous-tend qu’elles sont tellement aliénées que ce n’est même pas la peine de les entendre. Il faut donc les défendre comme des enfants, parfois contre elles-mêmes.(...) Ce n’est pas une relation d’égalité, ça. »)

Je ne réponds pas à de telles confusions, de tels amalgames, à une telle méconnaissance, un tel déni de l’histoire, des débats théoriques, politiques en la matière, qu’il s’agisse de l’histoire de « la prostitution », de l’abolitionnisme et du féminisme. Non pas par mépris, mais parce que je ne discute que sur des positions crédibles et étayées.

Je dois dire, à ce propos, que c’est, là encore, un jugement terrible à poser sur notre société - et notamment sur les médias et leur dépendance à l’égard de leurs financeurs - à savoir que ce sont les féministes, les seules à avoir dénoncé, analysé, soutenu, défendu les femmes victimes de violences, mais aussi fait modifier la législation, les jurisprudences, la perception des politiques, des médias, de la conscience collective - qui sont ici critiquées. Preuve d’ailleurs, s’il était encore besoin de la prouver, de la crainte que le pouvoir, les analyses et les critiques des féministes suscitent.
Et de la part d’une personne qui a écrit sur Condorcet !

Quelles conclusions politiques devons-nous tirer non pas quant aux raisons personnelles qui expliqueraient ces jugements - et qui ne m’intéressent pas - mais quant à la fonction politique que jouent ces attaques ? Elle me paraît assez claire à qui veut bien réfléchir deux minutes.

4) Est-ce que ce désaccord quant à l’usage du mot « victime » n’est pas aussi le fruit d’un malentendu d’ordre sémantique ? Par exemple quand Malika Amaouche déclare, contre les abolitionnistes : « pour nous les personnes prostituées sont des sujets, pas des victimes »...

Je ne connais pas les écrits de Malika Amaouche. Ce qui est sûr, c’est que l’on ne peut opposer deux concepts : « sujets » et « victimes », non définis par ailleurs, et ce d’autant plus qu’ils ne relèvent généralement pas du même champ - politique, juridique notamment - conceptuel.

Quant au fond de votre question concernant les attaques dont le mot « victime » est l’objet, je ne considère absolument pas qu’il y ait de « malentendu » : ce qui explique ces attaques, c’est que l’emploi de ce mot implique, en l’occurrence, rapports de domination.

Les conséquences n’en sont alors pas mineures : en effet, si l’on reconnaît que les personnes prostituées - et au-delà toutes les femmes victimes de violences masculines - sont les victimes d’un système qui dès lors ne peut être qu’un système de domination, alors c’est toute la construction du droit, toute la pensée politique qui s’effondre. Et avec elles, l’« universalisme », « la république », « la démocratie » - « à la française » ou non - « l’égalité entre les hommes et les femmes », etc. qui apparaissent au grand jour comme autant de leurres.

5) Concevez-vous que certaines prostituées disent : « c’est mon choix » et revendiquent « le statut de travailleuses » ? Que répondez-vous à celles et ceux qui évoquent « la liberté individuelle » et le « libre-choix de la prostitution » ?

Ce qui est dit ici est une réalité et, en tant que parole dite, elle ne peut être récusée. Mais elle peut et doit être analysée et critiquée.

Tout d’abord, il faut noter qu’il n’y a aucun lien logique entre affirmer « un choix personnel » et revendiquer « un statut de travailleuse ».

On ne peut, on ne doit pas discuter sur des assertions qui n’ont pas de sens.

A cet égard, qui oserait, en parlant du salariat, invoquer telle ou telle personne de sa connaissance qui aurait « librement » choisi d’être salariée et qui, sur le fondement de cette seule affirmation, penserait invalider la réalité du salariat ? Personne, bien sûr.

Qui oserait, en parlant de l’esclavage, invoquer le fait que certaines personnes auraient « librement » choisies d’être esclaves et qui, sur le fondement de cette seule affirmation, penserait invalider la réalité de l’esclavagisme ? Et, plus encore, penserait ainsi le justifier. Personne bien sûr. Car c’est absurde.

C’est pourtant bien ce type de pseudo-arguments que nous avons dû lire, entendre, jusqu’à la nausée, sans honte, ni gêne, ces dernières années.

Quelques incidentes à ce propos.

* Faut-il rappeler que lorsque l’on parle de « la prostitution », on parle de politiques mises en place et non pas du statut de telle ou telle personne ? Il est impossible - impensable même - de penser un système social, politique - il n’est donc pas possible non plus de le légitimer - du point du jugement, de l’appréciation d’une personne concernant sa vie. De fait, c’est la mort de toute pensée du social, du politique, qui est en cause ici.

* Il est, de même, impossible - impensable - de penser un système social, politique de domination, en se fondant sur la - seule - parole de ses victimes. Ou alors, supprimons Marx et la pensée et le politique marxiste, Jaurès et la pensée et la politique socialiste, Joséphine Butler et la pensée et la politique abolitionniste.
 On pourrait incidemment, à cet égard, poser aux associations qui affirment parler au nom des prostituées - et/ ou qui excluent de leur champ d’analyse celles qui ne rentrent pas dans leur cadre d’analyse - qu’elle est leur légitimité en la matière ?

* Adjoindre le mot de « liberté » au mot « prostitution », c’est nier les contraintes, la force, les violences exercées sur tous les êtres vivant dans un monde depuis des millénaires fondé sur ces réalités - sur nous tous et toutes donc - et plus particulièrement sur les personnes prostituées (7) . Et les nier, c’est les justifier.

Concernant plus particulièrement « la prostitution », c’est donc nier que pour que ces personnes puissent être « prostituées », il faut nécessairement que certain-es les « prostituent » pour d’autres.

On retrouve là les explications que l’on croyait mortes, tant, là encore, elles étaient déjà au XIXième siècle absurdes, qui expliquaient « la prostitution » par les seules « prostituées ».

L’invocation de la « liberté » en la matière joue alors deux fonctions : justifier, sous couvert de légitimation du système proxénète, tous les systèmes de domination fondés sur son évidence et par là-même tuer le concept même de « liberté ».

Et si je n’avais pas procédé à la critique de l’emploi du mot « prostitution », je dirais que c’est une prostitution du concept de ’liberté’.

Notes


1. Retranscription orale d’une entrevue publiée sur le site Les Pénélopes, réécrite le 13 septembre 2005.
2. J’avais déjà commencé à critiquer l’emploi de ce terme dans le texte intitulé : « Contribution au débat pour la reconstruction de l’abolitionnisme féministe ». Lettre Ouverte au Collectif national pour les droits des femmes. 24 octobre 2002, 26 p.
3. Madame Avril de Sainte-Croix, L’esclave blanche. Discours. Imprimerie Constant. 1913, p. 20.
4. Ibid , cité par Madame Avril de Sainte-Croix. p. 19.
5. Ibid, p. 33.
6. Je regrette, n’en trouvant actuellement pas d’autre, d’avoir à employer ce terme.
7. Je me permets de renvoyer au texte : « Elle est libre », écrit sur ce sujet.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 5 janvier 2006.

Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=2203 -