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Antoinette Fouque, entre féminisme et libération des femmes

20 février 2007

par Élaine Audet

En 2004, à l’occasion du trentième anniversaire de la création des éditions Des femmes, Antoinette Fouque a fait paraître un magnifique catalogue de leurs publications et, chez Gallimard, un recueil de ses textes, Il y a deux sexes - essai de féminologie.



En avril 1986, au lendemain de la mort de Simone de Beauvoir, alors que tous les journaux rendaient hommage à l’auteure du Deuxième sexe, Libération publiait les commentaires d’Antoinette Fouque sur "cette mort qui va peut-être accélérer l’entrée des femmes dans le 21e siècle." Elle explique que, pour elle, Beauvoir personnifiait un féminisme égalitaire qui procède d’un « universalisme intolérant, assimilateur, haineux, stérilisant, réducteur de tout autre » et qui empêche toute autre réflexion sur les femmes, en particulier la sienne, qui au contraire souhaite inscrire la différence : "ouvrir [notre génération] au pluralisme, aux différences fécondes qui, comme chacun sait, prennent leur source, s’informent, commencent à la différence des sexes".

Antoinette Fouque semble avoir toujours suscité la controverse. Dès 1973, des questions se posent au sein du MLF sur les modes d’action, le statut du mouvement, ses évolutions possibles, qui provoquent des oppositions nettes entre les différents groupes. D’une manière générale, le groupe Psychanalyse et politique, dirigé par Fouque, s’oppose aux autres groupes en s’affirmant antiféministe dans le sens où le féminisme "égalitaire" est pour lui une volonté de nier la spécificité féminine en se limitant à revendiquer pour les femmes le droit d’être des hommes comme les autres : "Égalité et différence ne sauraient aller l’une sans l’autre ou être sacrifiées l’une à l’autre. Si l’on sacrifie l’égalité à la différence, on revient aux positions réactionnaires des sociétés traditionnelles, et si l’on sacrifie la différence des sexes, avec la richesse de vie dont elle est porteuse, à l’égalité, on stérilise les femmes, on appauvrit l’humanité tout entière". (Fouque, 2004, p. 292)

La scission a lieu en 1979 quand Psych et po s’approprie le sigle MLF et l’enregistre comme "marque déposée", s’autoproclamant porte-parole du Mouvement de libération des femmes. Les échanges sur la place publique sont durs, chaque côté représentant deux conceptions opposées du militantisme et du mouvement des femmes. On retrouve, d’une part, le mouvement féministe révolutionnaire de tendance égalitaire, qui se réclame du Deuxième Sexe, et compte dans ses rangs Simone de Beauvoir, Christine Delphy, et Colette Guillaumin, d’autre part, le MLF d’Antoinette Fouque et de Psych et po, avec notamment Annie Leclerc, Hélène Cixous, Claudine Hermann et Luce Irigaray, qui défend la différence et que ses adversaires qualifient d’essentialiste.

Selon Christine Delphy, qui suscite elle-même la controverse aujourd’hui avec ses prises de position sur le port du voile et l’islamisme politique, "le dépôt par Psychanalyse et politique, un groupe issu originellement du mouvement, du titre et du sigle du mouvement de libération des femmes […] n’est que la dernière étape d’un long processus de détournement de fond ; d’un long travail où rien n’a été ménagé, surtout pas l’argent, à la poursuite d’un seul objectif : s’emparer du mouvement de libération des femmes, et le mettre au service de l’anti-féminisme". (Delphy, 1980)

Fouque ne s’est jamais définie comme féministe mais simplement comme une femme qui pense, parle, écrit, lutte pour que les femmes se réalisent dans leur singularité, leur spécificité, leur différence, et non en prenant les hommes comme modèle de l’égalité recherchée. Elle considère le socialisme ou le féminisme comme une étape adolescente de la démocratie. Elle s’est toujours opposée à ce qu’elle appelle le "diktat castrateur" de Simone de Beauvoir : "On ne naît pas femmes, on le devient", en affirmant "on naît fille ou garçon, et désormais, on peut, on doit advenir femme ou homme". (P. 276)

Elle juge la psychanalyse un instrument d’appréhension et de transformation du monde supérieur au féminisme. Pour elle : "Au fondement de cette haine envers les femmes, qui ravage l’espèce humaine, il y a l’envie primordiale, archaïque, universelle et radicalement déniée, de leur capacité procréatrice, de cette part spécifique qui, avec la gestation, leur échoît dans la production de l’espèce humaine. Cette envie, qui est la misogynie même, est la base de tout système d’exclusion de l’autre et la nature de tous les racismes, de toutes les exploitations". (p.289)

On peut ne pas être d’accord avec les prises de position d’Antoinette Fouque, mais on ne peut nier qu’il s’agit d’une femme qui sait soulever des questions essentielles et donner à penser. Aujourd’hui, Psych et po est disparu, mais sa fondatrice continue à jouer un rôle important dans le mouvement des femmes, même si plusieurs persistent à lui tenir rigueur de ses prises de position antérieures : "J’ai été, je suis encore, violemment combattue, en France, pour avoir voulu m’avancer hors de la clôture de l’unisexversalisme et élaborer un au-delà du féminisme, en pensée et en acte".

Psychanalyste et directrice de recherche à l’Université de Paris-VIII, elle a fondé L’Alliance des femmes pour la démocratie en 1989 et, à la fin des années 90, a siégé au Parlement européen où elle a défendu les intérêts des femmes, en particulier contre la normalisation de la prostitution. En parlant des camps de dressage des jeunes filles pour la prostitution, elle écrit : "Je ne confonds pas, bien sûr, ce camp en Italie ni les camps bordels organisés en Bosnie avec les camps nazis. Et pourtant, dans tous ces camps, il y a une même volonté des bourreaux de déshumaniser les détenu-e-s". (p. 282) Et plus loin, elle note que "le libéralisme, comme excès du capitalisme dans l’économie, et le libertinage comme libre-échangisme sexuel se rejoignent pour prendre en tenaille tout processus de libération et amener ce surcroît d’esclavage du corps qu’est la traite des femmes". (p.290)

Les éditions Des femmes, par Antoinette Fouque

C’est en 1973, cinq ans après avoir co-fondé le Mouvement de Libération des Femmes en France, que j’ai créé les éditions Des femmes. Le projet a été discuté pendant presque deux ans au cours de réunions ouvertes, hebdomadaires, où se sont définies et élaborées la structure juridique et les bases de fonctionnement de cette entreprise. Simultanément, nous avons ouvert la première librairie des femmes, (en France et en Europe), à Paris, au coeur du quartier culturel, à Saint-Germain.

A ce moment-là, les luttes des femmes sont fortes, leurs actions multiples pour conquérir leurs droits et affirmer leurs libertés. Pourtant, c’est avec étonnement, scepticisme, hostilité parfois que certains accueillent cette initiative. Des féministes militantes déclarent même préférer les collections que les éditeurs traditionnels se mettent alors à leur proposer (pas pour longtemps, comme le prouvera la suite).

J’ai eu l’occasion d’en parler, lors d’un entretien pour la revue Le débat, en mars 1990, et d’évoquer ce rêve que j’avais depuis le début du Mouvement. Les luttes négatives qu’il fallait bien mener, les luttes contre, pour vaincre l’oppression ne me donnaient que des satisfactions très partielles et très ambivalentes. Depuis le début, je voulais construire, donner lieu, tracer des voies positives. Je voulais mettre l’accent sur la force créatrice des femmes, faire apparaître qu’elles enrichissent la civilisation, et qu’elles ne sont pas seulement les gardiennes du foyer, enfermées dans une communauté d’opprimées. Je voulais ouvrir le Mouvement à un public : publier. (1)

Il n’y avait alors pas d’autres éditions de femmes en Europe et c’est vrai que cette initiative a ouvert la voie : en 1975, en Italie, en 1976, en RFA, en 1977, en Grande-Bretagne, au Portugal, en 1978, en Espagne... se créent des éditions et des librairies "delle donne" "Frauenoffensive", "Virago", "Das Mulheres", "ediciones de feminismo", "Women’s press"...

Le désir qui a motivé la naissance des éditions Des femmes est davantage politique qu’éditorial : à travers la maison d’édition, c’est la libération des femmes qu’il s’agit de faire avancer. Dès la conférence de presse que nous avons donnée à Paris, en 1974, à l’occasion de la sortie des trois premiers livres, j’ai précisé que ce n’était pas une maison d’édition féministe au sens où notre lutte et notre pratique n’étaient pas des revendications. Au point de vue idéologique, la maison d’édition était ouverte à toutes les démarches de lutte, luttes individuelles ou collectives, et dans quelque champ que ce soit. Nous voulions lever le refoulement sur les textes de femmes et publier le refoulé des maisons d’édition (ce qui ne voulait pas dire publier tous les manuscrits, ce qui aurait été de l’idéalisme). Nous l’avons fait, si bien qu’aujourd’hui on parle massivement de l’écriture des femmes. L’être humain naît sexué, fille ou garçon, mais aussi être parlant. Nos expériences, nos actions sont en permanence informées par cette détermination physiologique. Pour l’homme, comme pour la femme, la physiologie, c’est le destin. Mais à tous moments aussi, nos paroles, nos écritures sont en accord ou en désaccord avec la contrainte que le corps impose à la langue et à ses effets de fantasmes.

Né-e fille ou garçon, on devient femme ou homme, masculine ou féminin : écrire ne sera donc jamais neutre. Le destin anatomique se marque, se démarque ou se remarque...

Pour nous, c’était un pari, un risque pris, que des textes écrits par des femmes fassent travailler la langue, y fassent apparaître, pourquoi pas une différence sexuelle. En aucun cas, il ne s’agissait de déclarer a priori qu’il y avait une écriture de femme (2).

Editer, dans ce contexte, prend alors un sens nouveau. Publier des livres, c’est assister des femmes écrivains dans leur travail de mise au monde de textes. De textes filles peut-être, et participer ainsi à la symbolisation d’un engendrement, mettre à jour ce rapport mère-fille que la théorie psychanalytique tend à ignorer.

Il y a une région de l’expérience qui n’est jamais questionnée : c’est l’enfantement d’une fille. L’homosexuation. Le lieu de la différence fondamentale. A se limiter à l’Oedipe, les femmes s’éloignent de leur sol natif. Quand une femme donne naissance à une enfant-fille, elle renoue avec sa propre naissance sur le mode actif. Mais ce qui se passe entre ces deux-là, mère et fille, ne doit pas être dit, on n’en parle jamais. Il s’agirait d’en parler enfin, de repérer les chemins de cette symbolisation différente, de publier le refoulé. Pour une femme, de même que pour un homme, on peut s’en référer à Freud quand il écrit : "wo es war soll Ich werden" (où ça était, Je dois advenir) (3).

Depuis 1974, nous avons publié plus de 400 titres, répartis en une dizaine de collections : témoignages de vie, de luttes, documents, fictions, essais, écrits d’hier, biographies, correspondances, poésie, théâtre, livres d’art et de photos, scénari, livres cassettes…

La bibliothèque des voix

[…] En 1980, j’ai eu envie de faire une "bibliothèque des voix". A l’époque, il n’y en avait pas en France et très peu, non plus, ailleurs. Je voulais dédier ces premiers livres parlants à ma mère, fille d’émigrants, qui n’est jamais allée à l’école, et à ma fille qui se plaignait encore de ne pas arriver à lire, et à toutes celles qui entre interdit et inhibition ne trouvent ni le temps, ni la liberté de prendre un livre.

Je crois que par l’oreille on peut aller très loin... On n’a peut-être pas encore commencé à penser la voix. Une voix, c’est l’Orient du texte, son commencement. La lecture doit libérer, faire entendre la voix du texte - qui n’est pas la voix de l’auteur -, qui est sa voix matricielle, qui est dans lui comme dans les contes le génie est dans le flacon. Voix-génie, génitale, génitrice du texte. Elle y est encryptée dirait Derrida, prisonnière dirait Proust.

La "bibliothèque des voix" compte aujourd’hui plus de 100 titres. Sont ainsi regroupés les voix et les textes de Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Julien Gracq, Françoise Sagan, Marie Susini, Danielle Sallenave, Georges Duby, et Catherine Deneuve, Isabelle Adjani, Arielle Domsbale, Jean-Louis Trintignant, Nicole Garcia, Michel Piccoli, Marie-Christine Barrault, Anny Duperey, Daniel Mesguich, Fanny Ardent ... prêtent leur voix à Madame de Lafayette, Diderot, Balzac, Colette, Proust, Freud ou Stefan Zweig...

Les éditions Des femmes ont sans aucun doute joué un rôle moteur dans la vie éditoriale et culturelle françaises. Elles ont suscité, dans les années 75, un foisonnement de "collections femmes" et, plus récemment, des vocations de femmes éditrices, phénomène qui marque de manière symptomatique la dernière décennie.

La vocation profonde des éditions Des femmes et leur rôle ont toujours été de :

 rendre visible l’apport des femmes à tous les champs de la connaissance, de la pensée et de l’action,
 stimuler la création des femmes et leur désir d’entreprendre,
 enrichir le patrimoine culturel.

Les éditions Des femmes ont conquis une position originale qu’elles ont eu à coeur de défendre. Ce qui ne fut pas toujours facile, quand la médiatisation à outrance participe à la restauration des conservatismes.

Notes

1. Entretien intitulé "Femmes en mouvements : hier, aujourd’hui, demain", paru dans Le Débat n°59, mars-avril 1990, Gallimard.
2. Le Débat, op.cit.
3. Cf. l’entretien avec Catherine David, paru dans Le Nouvel Observateur du 15 avril 1983.
 Antoinette Fouque, Il y a deux sexes - essai de féminologie, Paris, Gallimard, 2004.
  Christine Delphy, "Libération des femmes an dix", Paris, Questions féministes, no. 7, février 1980.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 11 janvier 2006.

Élaine Audet

P.S.

Pour être au courant des dernières publications, dont l’essai, Le féminisme irréductible, de Catharine A. MacKinnon, les contes, Comment sont nées les étoiles ? de Clarice Lispector, les nouvelles, Éclats de vie, de Geneviève Serreau, etc., voir : le site.




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