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Nous croyons à l’égalité des sexes, et vous ?
Enjeu électoral : Faut-il mettre les prostitueurs à l’abri du Code criminel ?

19 janvier 2006

par la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES)

Selon des informations publiées cet automne, un sous-comité parlementaire où siégeaient des représentants et représentantes de chacun des partis fédéraux est venu à un cheveu de recommander la décriminalisation totale du proxénétisme, des bordels et du racolage de personnes prostituées par des « clients », comme le réclame l’industrie. C’est l’arrivée de l’élection fédérale qui a abrogé les travaux de ce sous-comité mais il y a fort à parier que la question sera remise sur le tapis dès que possible par les partisans d’un marché « libre ».

Pourtant, aucun réel débat de société n’a encore eu lieu pour justifier de telles mesures. Selon nous et selon les constats faits dans les pays ayant décriminalisé totalement ou légalisé la pratique des « prostitueurs », une telle politique aurait pour effet de multiplier l’ampleur de la prostitution et du trafic sexuel au Canada, une source d’inégalité et de violence persistantes à l’endroit des femmes, notamment les femmes autochtones, les femmes noires et les femmes d’origine asiatique.

Ce problème, bien réel, appelle plutôt une démarche d’enquête approfondie. Nous demandons aux partis politiques d’en prendre l’engagement durant la campagne. Notre attente est que le gouvernement canadien cesse de harceler les femmes et les jeunes contraintes ou contraints à la prostitution par la pauvreté et la violence subies. Qu’il intervienne surtout pour leur offrir de réelles alternatives et contrer efficacement leurs exploiteurs plutôt que de les appuyer en enlevant toute sanction criminelle.

Rappel du cadre juridique canadien

Le Code criminel n’interdit pas le fait de se livrer à la prostitution, mais interdit plusieurs de ses manifestations, notamment le fait de tenir ou de fréquenter une « maison de débauche » (art. 210), le transport vers un tel lieu (art. 211), le fait d’inciter une personne à la prostitution ou de vivre des produits de la prostitution d’une autre personne (art. 212), et la communication à des fins de prostitution dans un lieu public (défini comme tout espace auquel le public a accès) (art. 213). De plus, certains règlements municipaux visent à freiner ce qui est considéré comme de la « nuisance publique » liée au racolage dans la rue.

Selon les statistiques officielles, la tendance des dernières années indique une baisse marquée dans l’application des articles 210 à 212. Depuis 1995, l’article 213 interdisant le racolage est le plus souvent appliqué (dans 92% des cas d’incidents liés à la prostitution) contre les personnes prostituées de rue (très majoritairement des femmes) et quelquefois, contre les hommes qui les racolent.

Les principaux enjeux de la décriminalisation totale :

Feu vert à l’expansion du marché

Nous savons que certaines villes ont proposé la création de quartiers ’red light’ pour mieux « contrôler » la prostitution de rue, celle qui dérange le plus car plus visible. Les élu-e-s croient ainsi éviter d’antagoniser les populations locales tout en profitant aux coffres municipaux. La décriminalisation totale remettra ce type de réglementation à l’ordre du jour. De leur côté, les proxénètes se réjouissent ouvertement de la perspective de multiplier les salons de massage, services d’escortes, etc. sans risquer une éventuelle application de la loi. Ils considèrent déjà être dans leur droit de répondre à la demande masculine. Les provinces, les municipalités n’auraient aucun moyen de refuser l’expansion de ce marché ou de criminaliser les proxénètes et les clients.

L’intensification de l’exploitation, de la violence et des abus

De nombreuses études montrent que la décriminalisation ne suffit pas à éliminer la violence et les abus de toutes sortes associés à la prostitution, même si cette violence est souvent invoquée comme motif de décriminalisation. Au contraire, ces études établissent les impacts négatifs à long terme de la prostitution sur la santé physique, psychologique et affective des personnes prostituées, même en l’absence de coercition. Ces dernières souffrent fréquemment de symptômes post-traumatiques, similaires à ceux des personnes ayant vécu la guerre, des viols ou d’autres agressions graves. La banalisation de la prostitution a aussi un impact sur l’ensemble des femmes, puisqu’elle mène à une objectification et une marchandisation accrues de leur corps.

Le fait est que la prostitution n’est ni un travail ni un commerce comme un autre. C’est une forme d’exploitation totalement inacceptable de nos jours, qui n’a rien d’inévitable. Il nous faut réfléchir sérieusement au modèle de société que nous voulons bâtir pour l’avenir et aux conséquences à long terme sur l’égalité des femmes de l’expansion massive de « l’industrie du sexe » qui profite de la mondialisation pour étendre son commerce. La légalisation ou la décriminalisation lui laisserait le champ libre pour diversifier et intensifier davantage l’exploitation sexuelle en recrutant de plus en plus de jeunes et de mineurs, parmi les populations les plus vulnérables, pour répondre aux besoins exponentiels du marché ainsi créé.

L’expansion massive du trafic sexuel

Un des liens qu’éludent les partisans de la décriminalisation, malgré son caractère évident, c’est l’expansion massive du trafic sexuel qui sert à alimenter la prostitution et le marché du sexe.

Les Nations Unies estiment que près de quatre millions de personnes, surtout des femmes et des fillettes (99%), sont victimes de la traite dans le monde tous les ans. La grande majorité des personnes faisant l’objet de ce trafic (90%) sont destinées à l’exploitation sexuelle, incluant la pornographie, la prostitution et l’esclavage sexuel.

Les pays ayant opté pour la légalisation de la prostitution font aujourd’hui face à une expansion massive du trafic sexuel, qui dépasse de loin le trafic dans les pays voisins ayant une politique moins permissive. Sans le laxisme généralisé entourant la prostitution et le commerce du sexe, le trafic des êtres humains n’atteindrait jamais les proportions actuelles. Et sans la demande croissante des clients-prostitueurs, sans cesse nourris par la pornographie et la banalisation de la prostitution, il n’y aurait pas lieu de prostituer des millions de femmes et d’enfants dans le monde.

C’est dire qu’il est incohérent et inefficace de prétendre lutter contre le trafic sexuel tout en voulant légitimer la prostitution, présentée comme un « travail » légitime. Le Canada, qui n’échappe pas au phénomène du trafic sexuel, vient d’adopter une loi (C-49) qui modifie le Code criminel pour réprimer plus sévèrement la traite des personnes. Cependant, faute d’une critique axée sur la prostitution elle-même, cette loi ne garantit pas la protection adéquate des victimes de la traite. Elle semble viser plutôt leur expulsion rapide du Canada.

Impacts sur les rapports hommes-femmes et sur les valeurs d’égalité des sexes
Plusieurs études révèlent que la banalisation de la prostitution éloigne les hommes de l’établissement de rapports plus respectueux et plus égalitaires avec les femmes. En effet, ce qui attire le client dans la prostitution, c’est moins le sexe que le sentiment de pouvoir que lui procure une relation forcément inégalitaire, axée sur l’échange d’argent pour du sexe, sans égard au désir réel de l’autre, qui ne fait nullement partie du contrat.

Cela est sans compter les situations vécues par les femmes et les petites filles des pays du Sud où pauvreté, militarisation et exclusion les transforment en chair à exporter et consommer. Par conséquent, légitimer la prostitution constituerait un recul pour nos valeurs d’égalité et de respect des droits humains.

Saurons-nous choisir l’égalité après le 23 janvier ?

La décriminalisation totale ne répond en rien aux difficultés réelles que vivent les femmes dans la prostitution. De plus, elle ouvre la porte au trafic sexuel et à l’exploitation accrue des jeunes et des mineurs.

 Il est donc urgent d’adopter des mesures concrètes de prévention et de protection à l’égard des personnes prostituées. La police doit les prendre au sérieux lorsqu’elles sont menacées ou victimes d’abus. Elle doit cesser de les harceler et leur offrir toute la protection à laquelle elles ont droit, comme toute citoyenne ou citoyen en danger.
 Au lieu de chercher à aménager des lieux prétendument sécuritaires pour la pratique de la prostitution qui détruit la vie de millions de femmes et d’enfants dans le monde, il est urgent d’adopter un ensemble de lois et de mesures sociales visant à lutter efficacement contre « l’industrie du sexe » et non à l’encourager par des politiques laxistes.
 Si on veut mettre fin à la violence envers les femmes dans la prostitution, il faut bien comprendre d’où vient cette violence, comment protéger les femmes les plus vulnérables et comment la prévenir. Il importe d’instaurer une commission d’enquête pour examiner la prostitution dans le contexte de la violence à l’égard des femmes, notamment des femmes autochtones ou racisées, particulièrement ciblées par « l’industrie du sexe ».
 Finalement, compte tenu du fait que la prostitution est, le plus souvent, un moyen de survie faute d’alternatives économiques viables, il est urgent d’adopter une loi cadre visant à éliminer la pauvreté et l’exclusion, afin d’assurer à toutes et à tous un revenu décent, ainsi que l’accès au logement, aux soins de santé et aux services sociaux.

Dans le cadre des élections fédérales, il est crucial de réclamer des candidates et candidats un engagement à substituer aux délibérations secrètes du sous-comité parlementaire sur le racolage un véritable débat sous la forme d’une commission d’enquête où le droit des femmes à l’égalité et à un vécu sans violence sera le moteur du changement.

La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle

1. Pour avoir plus d’informations à ce sujet, consultez le site suivant : www.scottish.parliament.uk
2. Voir sur le web :
« Les enjeux occultés de la prostitution et les conséquences sur les rapports hommes-femmes »
, extrait de La prostitution, un métier comme un autre ? de Yolande Geadah, VLB, 2003.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 19 janvier 2006.

la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES)


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