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Le 6 décembre 1989
Pour se souvenir que la misogynie peut tuer

décembre 2002

par Micheline Carrier

Les jours et les semaines qui ont suivi le meurtre de quatorze jeunes filles à l’École Polytechnique de Montréal, le 6 décembre 1989, figurent parmi les plus sombres de ma vie. Faute de pouvoir m’exprimer ailleurs, c’est à mon journal personnel que j’avais alors confié mon désarroi et ma colère. Comme beaucoup de femmes, en effet, j’étais devenue, le temps de le dire, persona non grata (du seul fait peut-être d’être directement concernée) aux yeux de patrons de la presse dont mes contributions sur le sujet de la violence avaient auparavant servi les intérêts. Voici des fragments de ce journal dont je n’ai pas cherché à supprimer l’émotion vive ni la révolte. Parce que je ne veux pas oublier.



À la mémoire des quatorze jeunes femmes assassinées le 6 décembre 1989 par Marc Lépine au cri de « j’haïs les féministes » : Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, Barbara Maria Kluznick, Maryse Laganière, Maryse Leclair, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, Annie St-Arneault, Annie Turcotte.

Montréal, décembre 1989

Un jeune homme a exécuté quatorze étudiantes de l’École polytechnique de Montréal parce qu’elles étaient des femmes et qu’il les croyait féministes. Il l’a écrit, il l’a crié. C’est on ne peut plus clair. On continue de déblatérer comme s’il n’avait rien dit, de feindre l’incompréhension, une façon comme une autre de nier l’existence du sexisme violent et de la misogynie. On continue de se mettre la tête dans le sable. Pourquoi ? Pour survivre à l’insupportable ? Parce que les hommes, qui contrôlent le discours, se sentent coupables et veulent le dissimuler ? Ils spéculent, ils interprètent, ils rationalisent.

Contre la vérité, on a commencé par dire que Lépine avait choisi ses victimes au hasard, sans intention préméditée. Cela aurait pu arriver à n’importe qui, à n’importe quel groupe cible, a-t-on prétendu. Mais ce n’est pas arrivé à n’importe qui, ni à n’importe quel groupe ! Lépine n’a pas choisi un groupe de pompiers, mais la seule femme pompier de la Ville de Montréal était sur la liste qu’il a laissée. Il n’a pas choisi les journalistes en général, mais sa liste contenait les noms de femmes journalistes, dont des féministes. Il n’a pas choisi l’ensemble des politicien-nes de l’Assemblée nationale, mais des femmes ministres, dont l’ex-ministre de la Condition féminine, figuraient sur sa liste. Il n’a pas choisi les policiers ou les dirigeants syndicaux en général, mais huit policières et deux dirigeantes syndicales étaient sur sa liste de femmes à abattre. Et il faudrait faire semblant de croire que le meurtrier était un « fou furieux » qui aurait pu tirer sur n’importe qui !

Quand le psychologisme s’en mêle (s’emmêle)

Peine, découragement, rage. Des sentiments que de nombreuses femmes éprouvent également depuis quelques jours. Je me sens seule, tellement seule, avec ce deuil.

Je ne veux plus entendre les spéculations psychologiques et le radotage psychanalytique sur ce qui remonte à l’enfance, à la famille et, pourquoi pas, aux limbes. Tout peut se justifier par des expériences antérieures, si l’on en décide ainsi, et on peut toujours trouver quelqu’un qui serait responsable de nos actes et de nos états d’âme.

Ma réaction au psychologisme est forte, je le sais, mais non sans motif. Depuis l’exécution planifiée de ces jeunes femmes, les psychologues se sont déchaîné-e-s, parlant à tort et à travers. Des spécialistes ont imaginé tous les mobiles possibles, sauf celui que le meurtrier leur avait lui-même indiqué en criant sa haine et en choisissant délibérément les femmes dans la salle de cours où il s’était introduit. Marc Lépine a en effet demandé aux hommes - une cinquantaine - de sortir ou de s’écarter. Ce qu’ils firent. Qui peut les en blâmer ? Nous devrions toutefois nous souvenir de cet événement, comme de tant d’autres survenus depuis les origines du monde, lorsqu’on tentera de justifier le statut particulier des hommes dans la société en invoquant la soi-disant protection qu’ils accordent aux femmes.

Des "psy" ont parlé ex cathedra de la personnalité de l’assassin avant même d’avoir le moindre renseignement sur le jeune homme. Certains ont prétendu que sa relation avec sa mère devait être en cause - plus tard on a appris que c’était plutôt sa relation avec son père, ce dernier était très autoritaire et battait femme et enfants. Il s’est trouvé des médias pour s’apitoyer sur le pauvre Marc Lépine qui se faisait tirer les cheveux par sa soeur quand il avait dix-huit ans ! Quel traumatisme ! La psychologie est une science, croit-on...

Des psychologues et des médias ont voulu faire croire que l’assassin était un dangereux psychopathe, au passé trouble, à l’enfance malheureuse, sûrement un habitué du crime, peut-être un monstre. Dans la lettre qu’il a laissée, Marc Lépine avait prévu qu’on parlerait de lui comme d’un « tueur fou ». Quand on a su que l’auteur du massacre était un jeune homme intelligent, certes peu équilibré au moment de poser son acte, mais un monsieur-tout-le-monde, les psy ont-ils changé de discours ? Pas du tout ! Une journaliste de Radio-Canada (Montréal) a demandé à trois reprises à un psychiatre au raisonnement idiot comment il expliquait que le meurtrier ait sélectionné seulement des femmes dans une faculté où les hommes sont sur-représentés. Poursuivant ses divagations, le prétentieux personnage n’a pas daigné répondre. Personne ne veut parler des mobiles que le garçon a lui-même indiqués. Ce serait alors reconnaître l’existence d’un antiféminisme virulent, d’une haine envers les femmes, dangereuse et qui s’exprime abondamment sous des formes moins extrêmes partout dans la société.

Silence pour femmes seulement

Mon sentiment d’impuissance face à l’attitude des médias et à l’appropriation du discours par des hommes s’est changé en colère.

Dans les premiers jours qui ont suivi le crime, les médias ont donné la parole aux hommes presque exclusivement et quand les premières concernées, les femmes, ont voulu parler, plusieurs ont prétendu que le silence était préférable dans de tels moments... Sans cesser de spéculer eux-mêmes et de charrier les pires bêtises. Il fallait donc comprendre que seul le silence des femmes était souhaitable et souhaité. On craignait qu’elles ne culpabilisent les hommes, paraît-il, notamment les jeunes hommes qui s’étaient réfugiés quelque part dans l’institution pendant que Lépine haranguait leurs compagnes et leur tirait dessus.

Bernard Derome, journaliste de l’information politique à Radio-Canada, a dirigé une émission spéciale où sont apparus trois spécialistes - trois hommes, bien entendu. C’est entre hommes qu’on discute le coup. Par souci d’objectivité, peut-être... les femmes pourraient être émotives - ou par solidarité masculine ? Aucune mention du fait central dans cette émission : le tueur a choisi d’assassiner des femmes. Le mépris pour la vérité et pour l’existence même des femmes me bouleverse. C’est la négation de l’existence du féminisme et des valeurs d’égalité qu’il véhicule, contre lesquelles le tireur en avait précisément. Cette émission est donc sur la même longueur d’ondes que le tueur : anéantir, l’un par le fusil, les autres par la désinformation, la censure, l’exclusion.

Un psychologue a même pu dire que "paradoxalement, ce crime montre que notre société n’est pas violente" ! Les femmes sont quantité négligeable dans cette société, et les tuer ou leur nier le droit d’occuper leur place partout, y compris aux émissions de télévision, ce n’est pas se montrer violent ! Et le cardinal Paul-Émile Léger, qui y va d’une phrase de l’Évangile sur la nécessité de la vigilance, car on ne sait pas quand vient l’heure ! Belle consolation ! Je crois entendre des juges déclarer à des femmes violées ou à des conjointes battues qu’elles avaient peut-être couru après et que, de toute façon, elles n’avaient pas à être là.

Les médias font des émules. Dans une université, il y a quelque temps, à l’occasion d’une cérémonie pour les victimes, les leaders étudiants (masculins) ont refusé de donner la parole à des étudiantes qui avaient besoin d’exprimer leur peine et leur inquiétude. Même prétexte : le silence convient davantage aux circonstances. Par contre, les hommes, eux, ont eu toute liberté de s’exprimer, jusqu’au terrorisme psychologique. À des tribunes téléphoniques, aujourd’hui, certains ont déclaré qu’ils comprenaient le meurtrier et qu’ils auraient pu agir comme lui. Les uns ont avoué en avoir déjà rêvé (les yeux ouverts). D’autres ont appelé le Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme pour dire : "Marc - le meurtrier - n’est pas seul".

J’ai déjà pensé que des hommes étaient capables d’aller jusqu’au meurtre pour empêcher des femmes d’avancer, et ils le font. Mais je n’avais pas imaginé qu’on puisse à ce point leur donner raison. Je n’ai jamais vu un massacre susciter autant d’approbation et de sympathie pour son auteur. J’en frissonne.

Nier l’évidence

Interrogées par des journalistes, des étudiantes de Polytechnique ont prétendu que le sexisme n’existe pas dans ce milieu. Si c’était vrai, ce serait bien le seul endroit. Elles cherchent peut-être à acheter la paix avec leur entourage ou à protéger leurs camarades masculins. Mais Jean-V. Dufresne a rapporté les propos sexistes, méprisants et discriminatoires, qu’il a lus aux babillards de la même école. Des propos qui pourraient ressembler à du harcèlement, selon le journaliste, et qui sont révélateurs du climat qui sévit dans ce haut lieu de la science. De son côté, l’ex-présidente de l’Association des ingénieurs du Québec, Micheline Bouchard, a dénoncé sans équivoque le sexisme en action chez les ingénieurs ; elle a incité les filles à ne pas se décourager, à continuer de choisir cette profession.

Un encouragement, qui aurait réconforté tout le monde et dissipé tout doute et toute ambiguité, s’il était venu aussi spontanément de la bouche des hommes qui se sont exprimés sur ce tragique événement : journalistes, premiers ministres, analystes, psy, clercs, simples citoyens. J’aurais aimé entendre ou lire des propos comme ceux-ci : « Femmes et filles du Québec, nous comprenons à quel point vous pouvez être atteintes par ce crime contre vos semblables. Ne vous découragez pas et continuez de prendre partout la place qui vous revient. Nous vous faciliterons la tâche au lieu de dresser des obstacles devant vous . » Il me semble que ce discours aurait racheté un peu la haine exprimée par cet acte meurtrier et mit du baume sur des blessures.

Au lieu de cette fraternelle compréhension, les femmes ont été mises en accusation. Pierre Foglia, qui sévit trois fois la semaine dans un quotidien à grand tirage, insinue que les féministes ont provoqué cette haine. Marcel Adam prétend, dans le même journal, que des études américaines démontrent que le féminisme a suscité une augmentation de la violence à l’égard des femmes. Ils ne semblent pas envisager que ce crime soit l’acte d’un jeune homme incapable d’accepter les changements que le féminisme a provoqués, en l’occurrence, la présence de femmes aux études supérieures, notamment en génie, un milieu où Lépine n’a pas eu lui-même accès. On a songé à offrir de l’aide aux étudiants et aux étudiantes traumatisés. Beaucoup de femmes vivent elles aussi un traumatisme et la peur au ventre, elles sont plongées dans un grand désarroi. Leur adresser un message d’encouragement serait reconnaître publiquement cette réalité. Ce serait admettre en même temps que le crime commis est un crime de genre, celui de la misogynie. Mais cela, on ne veut surtout pas le reconnaître.

Cet événement et les attitudes qu’il suscite ont fait fondre ma tolérance. Ce matin, dans un couloir du métro, un garçon d’une douzaine d’années, bien mis, pas du tout d’apparence voyou, m’a demandé de lui donner un dollar. Et avant que j’aie la moindre réaction - je le lui aurais probablement donné - le petit effronté a ajouté avec l’arrogance des êtres qui se croient supérieurs et cherchent à intimider : " De toute façon, t’as pas ben, ben le choix ". Je lui ai fait répéter ses propos, l’ai regardé droit dans les yeux et j’ai marché vers lui l’obligeant à reculer jusqu’au mur, sous le regard épouvanté de G. qui m’accompagnait. J’ai dit au garçon de déguerpir s’il ne voulait pas que je le sorte moi-même de ce lieu. Ses deux camarades m’ont dit : "Voyons, pourquoi t’es si agressive ?" La réplique classique, bien intégrée.

Ces Rambo en puissance sont valorisés partout, dans les films, les vidéos, les jeux électroniques, les bandes dessinées. Mais Rambo, selon le scénario, n’est pas censé rencontrer un-e adversaire à sa taille. La société prépare les futurs tueurs. D’ailleurs, Radio-Canada programmait pour ce week-end de décembre 1989 deux films dans lesquels des femmes étaient assassinées en série. On a retiré les films de la programmation, étant donné les circonstances, mais on les présentera à une date ultérieure. On a simplement différé l’administration du poison et le plaisir des sadiques qui expriment leur misogynie par personnes interposées.

Il y a quelques années, en constatant la complaisance de la majorité des hommes à l’égard de la violence et de l’exploitation sexuelle faites aux femmes et aux enfants, je me demandais si les hommes aimaient les femmes. Je me le demande toujours. Je ne veux pas dire que, sur le plan individuel, les hommes sont incapables d’aimer les femmes. (Pour beaucoup d’hommes, cependant, il s’agit d’un amour aux conditions que les femmes restent sous leur contrôle, leur soient en tout temps accessibles sexuellement et domestiquement, ne prétendent pas s’épanouir dans tous les domaines où ils le font eux-mêmes, ne leur demandent pas de modifier leur comportement et de renoncer à des privilèges injustifiés, et acceptent les attitudes égoïstes comme faisant partie de la « nature masculine ».) Sur le plan collectif, il leur semble difficile de rompre avec la solidarité masculine quand le pouvoir s’exerce contre des femmes.

Non seulement, les femmes ne peuvent pas, encore de nos jours, compter massivement sur les hommes pour mener le combat de la justice et de l’égalité, mais encore, elles se heurtent à des hommes qui leur barrent la route. L’humanité doit pourtant avancer, avec ou sans les hommes. Elle ne peut rétrograder aux valeurs patriarcales d’antan que certains voudraient réhabiliter.

Écrit à Montréal, en décembre 1989
Mis en ligne sur Sisyphe en décembre 2002

Articles apparentés :

Des hommes veulent réhabiliter Marc Lépine
C’était en décembre 1989

Micheline Carrier

P.S.

On dit que les 14 jeunes femmes ont été tuées par "un tueur fou". Il faut être fou pour avoir fait cela, dit-on. Pas du tout : il faut être misogyne et imbibé du patriarcat millénaire.




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