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Aux femmes qui demandent - sans plus y croire - justice. Qu’elles vivent !

21 mars 2006

par Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS

À celle qui est rentrée en métro
À celle à qui rien n’a été expliqué
À celle que l’on a refusé de recevoir
À celle à qui l’on n’a rien proposé, pas même un café
À celle à qui l’on n’a même pas osé demander ce qui s’était passé

À celle qui n’écoute pas car sa tête n’est plus là depuis longtemps

À celle qui a fait la queue
À celle que l’on ne convoque pas
À celle qui n’a jamais rencontré de juge
À celle qui attend en vain des nouvelles
À celle à qui l’on a dit que c’était trop tard

À celle à qui l’on a déclaré que son histoire ne tient pas debout

À celle à qui l’on a prescrit du Prozac
À celle qui a été soignée pour crises d’angoisses
À celle qui a dû se coucher nue sur une table d’examen
À celle que l’on a consolée : ce n’est pas grave, tu vas t’en sortir
À celle qui a mis sa déprime sur le compte de la mort de son grand-père

À celle à qui l’on a demandé si elle était vierge

À celle qui imaginait qu’elle serait bien défendue
À celle qui ne comprend pas ce que les mots signifient
À celle qui n’a pas eu l’argent pour payer un-e avocat-e
À celle que l’on a longuement questionnée sur sa broche perdue
À celle à qui l’on a asséné : vous n’avez pas beaucoup de biscuits

À celle qui découvre que sa parole n’a pas valeur de preuve

À celle qui a été traînée dans la boue
À celle dont les amants ont été interrogés
À celle qui doit justifier de ses antécédents
À celle qui a été décrite comme fragile, au chômage, sans histoire
À celle qui a compris que d’avoir défendu sa vie allait se retourner contre elle

À celle qui a entendu : émotion n’est pas raison

À celle qui a dû affronter son regard
À celle qui apprend par la presse qu’il est séropositif
À celle que l’on a menacée de lui faire une réputation
À celle qui pense qu’il est bien capable d’exécuter ses menaces
À celle qui doit payer 80 euros tous les mois à l’homme qui l’a violée

À celle qui a dû se contenter de : C’est vrai, Monsieur, vous ne recommencerez plus ?

À celle dont la plainte a fini au panier
À celle qui reçoit une lettre : Affaire classée
À celle qui se rend compte qu’il a plus de droits qu’elle
À celle qui n’a jamais entendu parler de légitime défense
À celle qui lit qu’il n’y a eu ni menaces, ni violences, ni contraintes

À celle qui a toujours bénéficié de la présomption de culpabilité

À celle qui ne cesse devoir se justifier
À celle qui doit prouver l’improuvable
À celle qui est témoin de sa propre cause
À celle dont les collègues ont témoigné contre elle
À celle qui voit la plainte traitée par-dessus la jambe

À celle qui, en poussant la porte, a compris que c’était perdu

À celle qui aimerait savoir ce que sa sexualité vient bien faire ici
À celle qui découvre que les faits sont insuffisamment caractérisés
À celle à qui l’on affirme que la demande de pardon est une grande avancée
À celle qui doit se souvenir de tout, alors qu’elle est au trente sixième dessous
À celle qui se demande si une enquête concernant sa personnalité est bien légitime

À celle qui a conclu qu’elle avait payé très cher sa parole

À celle qui trouve injuste que le doute profite à l’accusé
À celle qui estime que ce n’est pas à elle d’apporter les preuves
À celle qui ne croit pas que, pour être juste, il faille avoir fait du droit
À celle qui considère que le ‘nécessaire recours à la loi’ a bien du plomb dans l’aile
À celle qui ne comprend pas que tout soit si compliqué, alors que tout est si simple

À celle qui dit que la justice, c’est comme le loto

À celle qui est tétanisée
À celle qui n’a pas eu le dernier mot
À celle qui n’a pas supporté qu’on mette en doute sa parole
À celle qui s’étonne de ce que l’essentiel n’est jamais abordé
À celle qui doit répondre sans jamais pouvoir poser ses questions

À celle qui n’accepte pas qu’il soit remis en liberté

À celle qui a refusé le huis clos
À celle qui s’est évanouie et a du être évacuée
À celle à qui l’on a suggéré de pleurer car c’était bon pour elle
À celle que l’on a encouragée à rester calme, digne, mesurée, cohérente
À celle qui est menacée dans le lieu même où la justice est censée s’affirmer

À celle qui a du mal à penser que ça lui a fait du bien

À celle qui veut, elle, juger
À celle qui aurait voulu se défendre toute seule
À celle qui a méprisé le soutien, l’aide, l’écoute, l’empathie
À celle à qui l’on ose encore dire : c’est parole contre parole
À celle qui constate que les droits de la défense s’autorisent bien des droits

À celle qui a dû se blinder, se cliver, se désensibiliser pour supporter tout ça

À celle qui a n’a pas gagné
À celle qui n’en peut vraiment plus
À celle qui entend que les victimes encombrent les tribunaux
À celle qui ne voit pas d’autres alternatives que le meurtre ou le suicide
À celle qui, même dans un abri anti-atomique, ne se sentirait pas en sécurité

À celle qui hésite entre la course de fond et le calvaire

À celle qui a cessé sa thérapie
À celle qui a posé son fardeau
À celle qui est soutenue, aidée, comprise, encouragée
À celle qui s’est reconstruit un monde qui lui appartient
À celle qui en a marre d’être courageuse mais qui continue quand même

À celle qui croit encore un peu à quelqu’un-e et à quelque chose

À celle qui veut tout foutre en l’air
À celle qui a été étouffée sous sa colère
À celle qui ressent de la haine et qui n’en a pas honte
À celle qui, faute de pouvoir hurler, a cessé de parler
À celle qui ne sait même pas où, comment, auprès de qui crier

À celle que l’on nomme survivante, alors qu’elle est morte en dedans

À celle qui a tenu bon
À celle qui appelle à la révolte
À celle qui ressent l’urgence de s’organiser
À celle qui s’est découverte forte comme un roc
À celle qui n’a plus peur de rien ni de personne

À celle dont les rêves et les nuits et sont dorénavant apaisées

À celle qui a dénoncé le verdict
À celle qui a critiqué la presse, la télé, les radios
À celle qui a rendu hommage à ses ‘sœurs de sang’
À celle qui a rappelé qu’elles avaient toutes résisté
À celle qui a démenti catégoriquement les accusations

À celle qui est fière de son combat

À celle qui a été retrouvée morte, à demi nue
À celle dont le dossier portait la mention : fugue
À celle que personne n’est allé chercher à la morgue
À celle dont les enfants sont toujours en famille d’accueil
À celle qui n’a eu d’autre épitaphe que d’avoir été un symbole tragique

À celle dont la vie s’est conclue par : corps presque complet, en bon état de conservation

À toutes celles qui pensent que tout ça, c’est le monde à l’envers
Et qui ont raison

À toutes celles qui veulent que cet édifice vermoulu disparaisse à tout jamais
Et qui ont raison

À toutes celles qui disent que tout doit radicalement changer. Et vite !
Et qui ont raison

À toutes celles qui, sans le savoir, ont changé le monde
À toutes celles que plus personne ne peut plus humilier
À toutes celles qui savent que le monde sera féministe ou restera barbare
Et qui ont raison

14 janvier 2006

Pour rendre hommage à Marie-France Casalis, à l’occasion de son départ en retraite

Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS


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