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Caricatures du prophète Mohamed : la goutte qui fait déborder le vase

6 mars 2006

par Aoua Bocar Ly-Tall, sociologue

C’est par souci de la paix, autant la paix nationale (Québec) que la paix mondiale, et non pour la défense de l’Islam, que j’ai accepté de prendre part à la table ronde organisée par le CERIM, le 15 février 2006 à Montréal, sur le thème « La presse a t-elle le droit de blasphémer ? » et que j’écris cet article. D’ailleurs, si la paix avait autant de défenseurs que les religions monothéistes, le monde n’aurait pas atteint un tel niveau de violences mondiales.



Or, rien qu’au cours des 60 dernières années (1944 et 2004), l’humanité a connu 83 guerres et conflits armés parmi lesquels la Seconde Guerre mondiale fut la plus meurtrière. Elle a fait 56 125 262 de victimes dont 30 868 000 civils. Ainsi, « le bilan humain de cette seconde guerre laissa durablement l’humanité, amputée de 2% de sa population à l’échelle mondiale, avec le vœu de ne plus recommencer » (1).

Une Troisième Guerre mondiale des religions et des cultures ?

Pourtant, au rythme où vont les relations internationales, c’est à croire que les ingrédients sont en train d’être mis en place pour qu’on débouche sur cette Troisième Guerre mondiale qui pourrait être une guerre des religions et des cultures, en d’autres termes entre l’Occident et l’Orient. Celle-ci sera d’autant plus meurtrière qu’aujourd’hui le monde est devenu un village global ou glocal, comme le caractérise si bien le professeur Patrice Brodeur, titulaire de la Chaire du Canada sur l’Islam, le pluralisme et la globalisation (UDM).

Les caricatures du Prophète Mohammed (PSL) seraient-elles un des ingrédients qui balisent la voie vers cette Troisième guerre mondiale ? Je le crains fortement. À la place de la question des organisateurs de cette Table, à savoir « la presse a-t-elle le droit de blasphémer ? », je me demanderai « la presse n’a-t-elle pas le devoir de veiller à la paix intérieure et internationale ? » La liberté de presse est un droit sacré pour la presse et pour tous les démocrates, musulmans ou non. Mais, quelles informations, quelle éducation donnaient ou dispensaient ces caricatures ?

Par ailleurs, les intégristes religieux se seraient offusqués des caricatures du Prophète (PSSL), puisqu’ils tiennent au respect scrupuleux de l’interdiction de reproduire le Prophète, mais, l’immense majorité des musulman-es n’allaient pas s’en faire. Car, comme le disait Mohammed Lotfi (2) : « ... de son vivant, le prophète Mohammed avait été critiqué et insulté par des non musulmans. Nul part, n’est écrit que le prophète réagissait violemment aux insultes. » Et cela, beaucoup de musulman-es le savent bien. Je suis donc assurée que de simples caricatures n’auraient pas soulevé la colère chez tant de foules et cette colère n’aurait fait rage aussi longtemps dans divers pays musulmans.

Un acte d’incitation à la violence

Mais, ce qui m’indigne, c’est l’IMAGE QU’ON PROJETTE DU PROPHÉTE MOHAMMED, le symbole des musulman-es, l’être autour de qui se cimente leur identité religieuse au-delà de leurs identités raciales, linguistiques, culturelles. L’image d’un Prophète violent, terroriste, etc, la caricature du Prophète avec une bombe sur la tête est une offense à chaque musulman-e qu’il/elle soit croyant-e, non croyant-e et non pratiquant-e. Et, à mon avis, l’offense est une forme de violence qui, si elle perdure, peut engendrer la violence. Ce n’est pas là une justification, mais une explication. Il est important d’en être lucide pour pouvoir être solidaire des musulmans, pour comprendre leurs souffrances. Souffrances que certains musulmans expriment à travers la violence, mais que la grande majorité vit en silence, un silence destructeur, surtout chez les jeunes.

De même, on entend dans les médias une banalisation de ces caricatures, disant : « Ce ne sont que des dessins ... en plus des dessins pour enfants ... » Au contraire, si ces caricatures sont destinées à des livres pour enfants, c’est là un acte grave. Car, le message envoyé aux enfants danois de souche et d’autres origines serait : « Méfie-toi de ton/ta compatriote musulman-e, car c’est une personne potentiellement terroriste. » C’est clair que c’est là un acte d’incitation à la haine vis-à-vis des musulmans. À mon sens, ce ne sont point les caricatures du Prophète qui choquent, mais le message qu’elles véhiculent. Il est important d’y prendre garde et de tirer des leçons de ce genre d’endoctrinement qui a conduit aux génocides des peuples. L’holocauste juif en est un exemple éloquent. Avant de passer aux actes, le régime nazi s’est évertué durant des années et des années à mettre dans l’esprit de la population allemande que le juif est un mal dont il faut se débarrasser. D’où l’extermination de 6 millions de juifs qui a eu lieu dans un silence complice.

Est-ce dans ce processus que sont placés aujourd’hui les musulman-es ? Les caricatures ne sont-elles pas un pas de plus vers leur "diabolisation" par l’extrême-droite danoise ? Il y a lieu de s’en inquiéter.

Par ailleurs, si on ne replace pas ces caricatures dans leur contexte historique, on n’en fera pas une analyse pertinente. On peut dire, avec Jacques Lanctôt (3), que « Ces caricatures sont peut-être primaires, mais elles viennent précédées par des décennies d’humiliations, d’abus et de martyres. » En d’autres termes, ces caricatures constituent la goutte qui a fait déborder le vase de la colère des musulmans et des musulmanes. Cette « colère politique » est dirigée tant vis-à-vis de leurs propres gouvernants qui les oppriment que vis-à-vis de ceux des démocraties occidentales, qui, avec la complicité des premiers pillent les ressources de leurs pays, surtout, le pétrole, les laissant dans la pauvreté, voire la misère. D’ailleurs, M. Lanctôt commence par fustiger cet argument de la liberté de presse et dit : « ...prétendre que caricaturer Mahomet, c’est défendre la liberté d’expression. Quel courage ! Alors que les États-Unis assassinent hommes, femmes et enfants musulmans avec leurs bombes de toutes sortes, dont celles au phosphore, au nom de leur dieu et de leur civilisation chrétienne, pour soi-disant faire découvrir aux peuples arabes les vertus de leur démocratie, aucun de ces directeurs de journaux tant épris de liberté d’expression n’ose affirmer que l’Occident est en train de mener un véritable holocauste musulman. »

Des femmes musulmanes dénoncent la responsabilité des médias

Certes, créée à l’instigation de l’extrême-droite du Danemark aujourd’hui très forte dans le Parlement danois, cette situation est récupérée et instrumentalisée par les intégristes musulmans. Mais, ramener le tout à l’œuvre des intégristes serait simpliste. Il est nécessaire de prendre en compte tous les facteurs.

Dans ce sens, la voix des Femmes sous les lois musulmanes nous apporte des éclairages. Elles situent elles aussi les responsabilités des médias (4). Elles déplorent que « ...les seuls à qui les médias donnent la parole, ce sont les intégristes. Comme si les seuls vrais musulmans à leurs yeux, c’étaient les intégristes, comme si un musulman se devait d’être un intégriste sinon ce n’en est pas un vrai. Racisme inconscient ? » De même, elles pointent du doigt la gauche, à savoir les progressistes de l’Europe qui, disent-elles, « ... portent une immense responsabilité dans cette affaire : par leurs discours apolitique des droits humains, qui a efficacement servi les intérêts de la fraction fasciste par une alliance allant des conservateurs aux fascistes barbus. La gauche européenne a gravement failli, dès l’affaire Rushdie et les États européens ont manqué de clarté politique, le Danemark tout spécialement qui, depuis des décennies, a étendu sa bienveillance aux assassins du FIS et du GIA qui y ont trouvé un havre et s’y sont constitué une base arrière d’où ils préparaient et finançaient, entre autres, les attentats commis en Algérie. Il récolte maintenant les fruits de son aveuglement. »

Face à cette explosion de colère, signe d’une détérioration de la paix mondiale, que faire ?

Ce que nos sœurs sous les lois musulmanes disent et ce qu’elles proposent : « ... espérons que la grotesque affaire des caricatures du Prophète, ... pose enfin la question en termes politiques : les États européens, les forces progressistes européennes, ... donneront (-ils) enfin aux forces progressistes originaires des pays musulmans la place d’interlocuteurs qu’elles méritent ? Avec leur aide, poseront-ils enfin les questions sociales urgentes qui doivent être résolues, pour qu’elles cessent de servir de prétexte et de justification à l’endoctrinement religieux intégriste d’une jeunesse qui a soif de reconnaissance sociale, de mixité sociale, de travail, d’intégration, en Europe. »

Ces propos sont transférables ici, chez nous au Québec. Un des animateurs de Radio-Canada, M. Joël Le Bigot, a coutume de se demander où sont les musulman-e-s modéré-e-s. Quand il a reçu Salam Bassamalah de Présence musulmane, il a eu un début de réponse et a tiré lui-même sa conclusion : « Ah, vous êtes là, vous travaillez, mais les médias ne vous donnent pas la parole... » En effet, les musulman-e-s progressistes québécois-e-s mènent depuis des années un travail d’éducation à la paix en vue de vivre ensemble en paix et en harmonie. Surtout, pour léguer aux générations présentes et futures un monde de paix, d’équité entre les sous-groupes ethniques, les sexes et les Nations.

Comme avait dit le roi Hussein de Jordanie à Yasser Arafat et Ariel Sharon que le président Bill Clinton tentait de réconcilier : « La Paix est le cadeau que nous devons laisser à nos enfants. » Entre progressistes et militant-e-s de la paix d’ici et d’ailleurs, travaillons-y la main dans la main !

Notes


1. Wikipedia, l’Encyclopédie libre
2. Mohamed Lotfi, journaliste et réalisateur radio, "SVP, appelez-le par son nom !", 16 février 2006.
3. Jacques Lanctôt, " Liberté d’expression, vraiment ?", Le Devoir, 14 février 2006.
4. Source :Women living under Muslim Laws (WLUML )
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Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 mars 2006.

Aoua Bocar Ly-Tall, sociologue


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