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La prostitution au XVIIIe siècle : introduction à une liberté superficielle

18 mars 2006

par Marion Pluskota, étudiante en histoire

Ce texte provient de la maîtrise de l’auteure. Sisyphe publiera dans les prochains mois d’autres textes de la même auteure sur la prostitution en France et en Angleterre au XVIIIe siècle.




La question de la prostitution fut débattue dès la fin du Moyen-Age, mais les définitions multiples dans les dictionnaires et l’Encyclopédie sont souvent incomplètes : nous garderons comme valable, pour cette époque seule, celle du juriste Daniel Jousse, de 1771, qui définit comme prostituées les femmes qui offrent leur corps pour de l’argent ou gratuitement et ce dans l’indifférence et la promiscuité. Il ressort de cette définition le caractère mercantile de la prostitution ainsi que la relation charnelle et dénuée de sentiments qui s’insinue entre le client et la prostituée.

Il est intéressant de constater que l’auteur n’applique pas de jugement moral dans sa description, ce qui dénote une évolution des mentalités qu’il s’agira de démontrer dans une étude concernant deux pays souvent en conflit au XVIIIe siècle, l’Angleterre et la France. Pour comparer ces deux pays, on se référera à une critique des sources de deux villes distinctes : Nottingham et Strasbourg. Similaires par leur nombre d’habitants (environ 35 000 à la fin de la période), elles se différencient par leur essor économique ; Nottingham est précocement industrialisée alors que Strasbourg fonde son économie sur le commerce international et les besoins des troupes présentes en Alsace.

Au début de la période, Delamare dans son Traité de police publié en 1722 affirme que "la prostitution est la marque d’un état faible qui ne peut faire respecter les lois sociales qui sont aussi les lois de Dieu" .(1) Cette apparente remise en question des fondements de la société par la prostituée empêche ses contemporains de la catégoriser et de lui attribuer une place dans la hiérarchie. Elle est pécheresse, elle devrait être au bas de l’échelle, mais elle semble aussi plus libre que tout homme et au-dessus de toute classification. Quels aspects du monde des prostituées restent ignorés des représentations et des mentalités de l’époque ?

Pour prouver que la prostitution est bien souvent l’apanage des pauvres femmes et un recours utile et lucratif dans certains cas pour contrer la misère, nous pouvons passer par plusieurs biais. Les origines géographiques et sociales des prostituées rencontrées au détour des registres ou des condamnations laissent souvent penser à une fuite en avant pour éviter la pauvreté. Mais si la pauvreté est une des raisons qui poussent les citadines et les rurales à se lancer dans la prostitution, ce n’est pas pour autant que cela reste un choix. L’importance du proxénétisme familial est reconnue dans les deux pays. Certes, la demande importante qui existait aux abords des régiments de l’armée royale, bien entendu, mais aussi, dans les villes commerçantes qui s’efforçaient d’offrir aux grands marchands en transit des agréments de tous types, a aussi poussé certaines femmes à laisser tomber leur emploi précaire pour vendre leur corps. L’aire de recrutement des filles sur les trottoirs permet de déceler quelle ville était un centre de prostitution important.

La vie quotidienne d’une prostituée : un rempart infranchissable

La prostituée semble pénétrer tous les milieux, tous les lieux publics, côtoyant ainsi toutes les classes et profitant de la concupiscence de chacun, les faisant apparaître aux yeux de leurs contemporains comme libres et sans respect face à la sectorisation de l’époque. En réalité, les lieux où se pratiquent la prostitution sont soumis à des règles simples et mercantilistes : la proximité du client, le type de client, les risques encourus qui peuvent mener à l’enfermement. Ces trois points doivent être assurés ou avoir des réponses pour que le lieu choisi devienne un lieu de prostitution. Mais, il ne faut pas oublier non plus que les prostituées se distinguent encore par des classes. Toutes ne pratiquent pas dans la rue et toutes ne sont pas courtisanes. Quoi qu’il en soit, lorsqu’une prostituée est attachée à un lieu, que ce soit le bordel car elle est soumise à sa maquerelle, les campements car c’est une fille de soldats, les faubourgs qui offrent les agréments de la ville sans avoir à passer l’octroi ou les remparts qui sont les endroits les plus vils, elle peut difficilement s’en échapper. L’ascension sociale parisienne n’a pas d’équivalent provincial, au contraire, la chute rapide et infernale serait plutôt le modèle régional qui obligent des bourgeoises à se rendre près des remparts pour trouver des clients, et cela seulement si elles ne sont pas encore soumises à un proxénète, sinon les quatre murs des cabarets ou de la chambre louée de manière récurrente, aussi insalubre soit-elle, seront le seul foyer de ces femmes.

Les filles agissent rarement seules soit par souci de protection, soit parce qu’elles sont tombées dans un traquenard et ne peuvent plus s’en sortir. Dans la prostitution citadine provinciale se dégage un sentiment d’infériorité et de soumission chez les prostituées, en raison des liens souvent financiers qui les lient avec une foule de gens différents, que ce soit les tenanciers de bordels, les bandes de voleurs, les embaucheurs ou leur amant. Et, bien que la législation à l’encontre des maquereaux et maquerelles ou entremetteuses, est répressive et humiliante, elle ne semble pas avoir beaucoup d’effet .(2)

En ce qui concerne les maquerelles, il est important de noter que la justice, malgré certaines mesures, ne réussit pas à éradiquer le problème et on pourrait même avancer qu’elle est la source du maquerellage. Il s’agit ici d’expliquer le fait que la justice, en voulant relâcher les femmes condamnées à vie à l’hôpital lors de leur trentième ou trente-cinquième année (3), favorise le développement des techniques d’entremetteurs. L’argument principal des partisans pour la libération des femmes tente de prouver qu’elles sont alors trop âgées pour retomber dans la prostitution, mais si elles n’ont aucune qualification, il est plus simple pour elles de retourner voir leur ancien patron et de se proposer comme servante pour les prostituées ou d’essayer d’ouvrir un café si elles sont bourgeoises. Je n’ai trouvé aucun texte qui interdit à une femme qui a fait un séjour à l’hôpital d’ouvrir une gargote. Et grâce à son précédent métier, elle a eu des contacts avec ceux qui forment ses nouveaux clients.

D’autre part, les autorités municipales font rarement la chasse aux clients, ce qui serait pourtant un moyen efficace de réduire la prostitution, mais lorsque des édits s’y référent, ils ne concernent alors que les clients pauvres et perturbateurs. La prostituée côtoie beaucoup de personnes de différentes classes, et ce, même dans une ville de province. Au travers de ces trois points développés, les lieux de la prostitution, les proxénètes et les clients, il apparaîtra que la prostituée dépend toujours de quelqu’un. Le lieu où elle peut espérer gagner quelque argent est tenu par le brasseur ou, si elle fréquente les remparts et “travaille“ pour son compte, elle doit s’attacher "l’amitié" des gardes qui la laissent se prostituer, procédé identique autour des campements. De son proxénète elle attend une protection ou un simulacre de réconfort. L’habillement, la nourriture, tout est bon pour justifier l’argent qui lui est pris. Enfin, le client lui permet de survivre. Elle a donc pour objectif de contenter tout ce monde qui gravite autour d’elle pour pouvoir avoir quelque répit.

Une liberté apparente

Que les femmes tombent dans la prostitution ou qu’elles en fassent le choix, les conséquences sont similaires. L’apparente liberté que leur concèdent leurs contemporains ne reste que fictive. Les “femmes de mauvaise vie” restent attachées à la prostitution par les causes qui les ont poussées à vendre leur corps, par les personnes à qui elles se soumettent, par les problèmes même qui sont engendrés par la prostitution et qui sont insolubles sans les recours offerts par cette “profession”. Si elles se sont prostituées par nécessité, il faut avouer que peu de femmes ont réussi à gagner suffisamment d’argent et à sortir de ces pratiques. Bien souvent, elles n’ont qu’un revenu médiocre, et si elles veulent espérer l’augmenter, la fin justifiant les moyens, elles deviendront maquerelles ou tenancières de cafés, mettant à profit ce qu’elles ont subi. Si elles n’ont pas même les moyens d’acheter une licence, elles finissent domestiques de maquerelle ou à l’hôpital, ce qui n’est pas forcément plus avantageux. Les grandes “carrières” et l’argent ne sont destinés qu’à une minorité de femmes, parisiennes le plus souvent. Le succès et l’attention sont de courte durée et dans un cas comme dans l’autre, les prostituées meurent seules et dénigrées, sans un regard ni un regret de la part de leurs anciens clients. Engouffrées dans la prostitution à la suite d’une séduction ou d’un viol, elles n’ont plus la chasteté nécessaire pour avoir quelque respect de la part de leurs concitoyens et encore une fois l’hôpital ne leur est d’aucun secours car il n’offre aucune réhabilitation à la sortie.

La prostitution, lorsque les femmes violées ou séduites ont perdu tout lien familial ou relationnel avec les personnes de leur entourage (ce qui caractérise cette époque), est le moyen le plus simple dès lors pour survivre. Les prostituées “travaillant” à leur compte sont plutôt rares, la soumission à un proxénète ou à un amant reste la situation la plus courante. Redevables par amour ou après menaces, il est difficile de leur échapper et quant bien même elles y réussiraient, les problèmes de la chasteté perdue, des liens familiaux inexistants réapparaissent. Enfin, les risques encourus à cause de ce “métier” ne peuvent trouver des solutions que si les prostituées restent en contact avec la maquerelle qui pratique les avortements, avec l’accoucheuse corrompue qui se débarrasse des enfants, avec les initiées qui connaissent les astuces pour éviter ou soigner les maladies et avec la police à qui on offre ses faveurs pour le moindre secours.

Pratiquer la prostitution c’est s’insérer dans un réseau de connaissances, dans un monde interlope qui tisse des liens si serrés qu’il devient impossible d’en sortir. Malgré des politiques différentes entre l’Angleterre et la France (4), notamment après 1760 et l’ouverture du Magdalen Hospital, il n’y a aucun moyen pour les prostituées de cesser leur “profession“ sinon de se faire pénitentes (5). Les autorités n’ont pas les moyens ou n’ont pas conscience de la nécessité première de couper les liens entre la prostituée et le monde auquel elle est soumise. Aucune aide, aucune réhabilitation possible, elle est condamnée à rester prostituée. Ce que prouve ce développement, c’est qu’une “catin” n’est rien dans la société où elle vit sinon une “catin”. Il est impossible pour elle de s’insérer "de manière honnête" dans la société car on ne lui confère aucun autre rôle que celui de pécheresse. Elle a perdu la notoriété acquise au Moyen-Age. Sortie des règles de conduites prescrites, elle en est écartée si elle veut se les réapproprier.

Notes


1. Delamare, Traité de Police, tome I, livre II, titre V, Paris, 1722.
2. Allender, Prostitution citadine, L’exemple de Douai, p.90
3. Les condamnations à l’encontre des “femmes de mauvaise vie” au XVIIIe siècle n’ont lieu que lorsque l’ordre public est troublé, qu’il y ait exhibition, vols, ou tapage dans la rue. La prostitution en elle-même n’est pas condamnée.
4. La France poursuit depuis 1724 la politique du Grand Enfermement dont la procédure et les résultats seront débattus dans un autre article. L’Angleterre quant à elle se tourne plus souvent vers les cabaretiers et intermédiaires entre clients et prostituées.
5. Le Magdalen Hospital consacre la nouvelle politique anglaise : les prostituées qui se font arrêter pour troubles de l’ordre public ou celles qui le souhaitent peuvent se rendre dans ce couvent de pénitentes. Main d’œuvre gratuite pour le royaume, elles ne sont pas autorisées à sorti du couvent et sont donc empêchées de retourner en ville pour exercer un emploi.

Bibliographie


. Allender Roland, Prostitution citadine, L’exemple de Douai, St-Cyr-sur-Loire, Alan Sutton, 2002, coll. Évocations, 127 p.
. Benabou Erica-Marie, La prostitution et la police des mœurs au 18e siècle, Paris, Librairie Académique Perrin, 1987, 547 p.
. Grimmer Claude, La femme et le Bâtard, Paris, Presses de la Renaissance, 1983, 281 p.
. Lerch Dominique (dir.), De la Prostitution en Alsace, Histoire et Anecdotes, Strasbourg, Le Verger, 1997, 347 p.
. Mandeville Bernard, A Modest Defence of Publick Stews, Los Angeles, The Augustan Reprint Society University of California, 1973, 92 p., première édition en 1724.
. Restif de La Bretonne Nicolas-Edme, Le Pornographe, Slatkine Reprints, Genève-Paris, 1988, 368 p., reproduction du texte et de la mise en page originaux.
. Stone Lawrence, The Family, Sex and Marriage in England 1500-1800, Londres, Penguin Books, 1979, 447 p.
. Vigarello Georges, Histoire du viol XVIe-XXe siècles, Paris, Éditions du Seuil, 1998, 364 p.
. Weir Christopher, Woman’s History in the Nottinghamshire 1550-1950, Nottingham, Archives Office, 1989

Mis en ligne sur Sisyphe, le 3 mars 2006.

Marion Pluskota, étudiante en histoire


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