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Femmes et élections : de la pluralité des analyses des modes de scrutin

13 mars 2006

par Lucie Desrochers, chercheuse en condition féminine

La polémique entourant le mémoire que le Conseil du statut de la femme (CSF) a présenté à la Commission spéciale sur la Loi électorale surprend à plus d’un titre. Lancée par le Collectif Féminisme et Démocratie (CFD), la réplique a été appuyée par de nombreuses organisations de femmes.

Ce qui étonne en premier lieu, c’est l’insistance de groupes qui défendent, à bon droit d’ailleurs, l’expression d’un plus grand pluralisme politique à l’Assemblée nationale et qui refusent en même temps l’expression du pluralisme au sein même du mouvement des femmes. Le CSF, tout organisme public qu’il soit, n’est pas imputable de ses opinions au mouvement des femmes pas plus qu’il ne l’est au gouvernement. Il base ses avis sur des recherches, analyses, consultations et réflexions ; ils sont abondamment documentés et reconnus comme rigoureux. En émettant un avis divergeant de l’opinion majoritaire du mouvement des femmes, il exerce simplement sa liberté d’expression, comme le fait le CFD ou d’autres groupes.

Si nous travaillons toutes à l’avènement de l’égalité de fait dans notre société, il est normal que nous ne fassions pas toutes la même lecture des enjeux et que nous proposions par conséquent des avenues différentes.

Là où le CFD évoque l’urgence d’agir à cause du peu de députées, le CSF remarque que le Québec, avec une Assemblée nationale à près du tiers féminine, occupe une place fort enviable dans le palmarès mondial dressé par l’Union interparlementaire. Si le Québec était membre de cette organisation, il se serait situé au 14e rang mondial au moment où le mémoire a été rédigé ; soulignons, en passant, que seulement 9 pays dépassent actuellement le seuil de 35% de femmes au Parlement. Ce résultat, dont on ne peut évidemment se satisfaire, a été atteint en l’absence de toute mesure contraignante et en présence d’un mode de scrutin réputé être un sérieux obstacle à l’élection des femmes, selon plusieurs observatrices. Bien sûr, les pays qui viennent en tête du palmarès élisent les membres de leur assemblée législative au scrutin proportionnel ou mixte. Il est aussi vrai que, parmi la centaine de pays qui présentent une moins bonne performance que le Québec, la plupart appliquent aussi le scrutin proportionnel ou mixte.

Le CSF partage donc les conclusions du Conseil de l’Europe de l’Union interparlementaire selon lesquelles le mode de scrutin n’a pas en lui-même un effet sur le nombre de femmes élues. La présence des femmes dans les parlements dépend d’abord de facteurs socioéconomiques, du contexte culturel ou de stratégies du mouvement féministe, parfois de l’existence de mesures particulières adoptées par les partis politiques ou imposées par la loi. Au Québec, s’il y a encore trop peu de femmes élues, c’est qu’elles sont encore trop peu nombreuses à se porter candidates puisque le succès électoral des femmes, depuis plusieurs années déjà, est comparable, parfois meilleur, que celui des hommes. Un changement du mode de scrutin ne peut éliminer les obstacles en amont des candidatures, tels que le partage inégalitaire des responsabilités familiales et domestiques, l’inégalité économique entre les femmes et les hommes - au chapitre de l’emploi notamment - la culture dominante des partis politiques qui en rebute plus d’une, les réticences de plusieurs femmes dont la candidature est sollicitée à accepter l’action politique ou les relations encore problématiques entre le mouvement des femmes et le monde politique.

Une des raisons qui motivent plusieurs organisations féministes à réclamer un mode de scrutin proportionnel repose sur la plus grande possibilité d’intervention dans le système électoral, plus précisément lors de la confection des listes, en faveur d’un nombre prédéterminé de femmes. Le CFD emprunte d’ailleurs cette voie en proposant, pour le Québec, un mode de scrutin comportant une liste nationale où les candidates et les candidats alterneraient dans la liste de chacun des partis. On s’assure ainsi que la moitié des personnes proposées au choix de l’électorat au scrutin de liste sont des femmes et qu’environ la moitié seront élues. La formule - ou d’autres qui prévoient des quotas - garantissent bien sûr des résultats, mais ces avancées n’en demeurent pas moins artificielles, parce que les obstacles qui nuisent encore à une égalité dans la représentation ne sont pas levés pour autant. Pire encore, il y a risque que les femmes élues soient vues comme le simple résultat d’un quota, donc automatiquement discréditées. La crédibilité compte certainement parmi les actifs les plus nécessaires en politique. Les opinions des politiciennes, les premières intéressées, doivent être prises en considération à ce sujet ; elles dépassent les simples « états d’âme ».

Le CFD reproche enfin au CSF de mépriser l’expression de la volonté populaire, de renoncer au pluralisme et à la diversité de la société québécoise. La démocratie est une utopie, un idéal ; elle ne sera jamais achevée, mais il y a plusieurs manières de s’en rapprocher. Il est évident qu’une plus grande diversité d’opinions, exprimées par un plus grand nombre de partis, cohabiteront dans l’assemblée élue au scrutin proportionnel. Le CFD ne croit toutefois pas que la démocratie se résume à ce seul facteur parce qu’il préconise un mode de scrutin mixte alors que la proportionnelle intégrale conduirait assurément à une plus grande représentativité. S’il n’est pas allé aussi loin, c’est sans doute que d’autres facteurs ont été retenus dans son analyse.

L’Assemblée nationale ne doit pas être qu’un beau tableau que l’on admire pour sa ressemblance exacte avec la population, autant dans ses caractéristiques sexuelles, ethnoculturelles qu’idéologiques. Elle doit aussi permettre la prise de décision collective, ce qui est plus difficile lorsque la représentation est morcelée. Comme il n’existe pas de système électoral ou politique parfait, il faut donc, jusqu’à un certain point, sacrifier un élément au profit d’un autre. Dans cette optique, il est tout à fait légitime de choisir la promesse de stabilité gouvernementale et la possibilité de changer régulièrement l’équipe gouvernementale au détriment de la représentativité, comme il est aussi légitime de privilégier la représentativité tout en acceptant les inconvénients liés à la fragilité du gouvernement. Le CSF a jugé que le bien commun était du côté de la stabilité gouvernementale alors que le CFD a fait le choix contraire. L’une et l’autre opinions se défendent dans une société démocratique et méritent écoute et respect.

Lucie Desrochers est chercheuse en condition féminine et rédactrice du mémoire du Conseil du statut de la femme sur la Loi électorale. Elle s’exprime ici en son nom.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 mars 2006

Lucie Desrochers, chercheuse en condition féminine

P.S.

Voir l’article Réforme électorale - Le Conseil du statut de la femme erre complètement auquel l’auteure répond.




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