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"Écorchées", un roman déchirant sur les femmes en prison

5 avril 2006

par Élaine Audet

Dans ce bref roman, fiction-documentaire à plusieurs voix, intense et déchirante, Sylvie Frigon brosse le portrait attachant et tragique de "l’univers de femmes" qui peuple les prisons. L’auteure, qui travaille depuis longtemps comme criminologue et chercheuse dans le milieu carcéral, s’intéresse tant aux détenues qu’à celles qui tentent de les aider à s’en sortir.



D’une écriture alerte et précise, Frigon nous fait entrer à l’intérieur de la vie quotidienne en prison et de ces "écorchées" vives dont la peau tailladée crie le désespoir d’être à jamais rejetées de la société et de leurs proches. Récidivistes, incapables de trouver "dehors" l’aide qu’il leur faudrait pour ne pas replonger dans la drogue, l’alcool, le vol, la prostitution ou condamnées à la prison à perpétuité pour avoir tué leur enfant ou un conjoint qui les battait depuis dix-huit ans. Plusieurs ne pourront supporter la culpabilité ressentie et se suicideront ou s’automutileront pour fuir la peine sans fond qui hurle en elles.

À travers le désespoir de ces femmes, blessées très jeunes par la vie, c’est la peine des enfants qui nous dévaste, de ces enfants abandonnés à répétition ou sacrifiés par des mères incapables de s’occuper d’eux comme elles le souhaiteraient, de supporter davantage de douleur, de solitude, de violence, de pauvreté et qui espèrent, en leur donnant la mort, leur éviter le même sort que celui qui les a menées là.

On aura une idée du style aux traits vifs et pénétrants de Sylvie Frigon en lisant le passage suivant : "Il y a encore une centaine de femmes qui peuvent sauter à tout moment. Comme des mines antipersonnel. Des femmes écorchées. Des vies éventrées." Mal de vivre, sentiment d’incompétence, solitude, peur de ne pas être à la hauteur et culpabilité sapent leurs efforts pour s’en sortir. Comme si elles étaient dissociées de leurs sentiments et de leur corps. Et ne cessaient de se noyer hors d’elles-mêmes, de plus en plus coupées de la réalité.

Des rapports sexuels de domination

L’auteure note également que l’univers carcéral fait ressortir l’inégalité des rapports hommes-femmes : "Ils ont construit de beaux parloirs. Un entre-soi carcéral. Mais les femmes ne reçoivent pas de visite. Les parloirs d’hommes, eux, sont pleins. Mais une femme qui a enfreint la loi n’est plus une femme, plus une mère. Des hommes qui les soutiennent pendant leur temps, tu veux rire !"

Avec Johanne et Juliette, on suit le parcours de la plupart des femmes victimes de violence conjugale ou prostituées. Dès leur jeune âge, des hommes voient à les maintenir sous leur domination et dans les rôles qu’ils leur ont assignés. Pour Johanne, le jury n’a pas cru au syndrome de la femme battue et elle a écopé de la prison à perpétuité. Pour les membres du jury, elle aurait dû partir avec ses enfants, sans argent, même s’il l’avait enfermée, lui avait fait perdre toute confiance en elle-même, l’avait coupée de ses proches, menacée de les tuer, elle et ses enfants. Quelle autre solution que d’abattre un conjoint violent et dangereux pour protéger ses enfants quand on ne peut attendre aucune aide de la société qui partage les mêmes préjugés ? Johanne, une femme attachante et pleine d’humanité, trouvera en prison l’aide et l’écoute thérapeutique dont elle a besoin et cherchera à son tour à aider ses co-détenues.

Quant à Juliette, elle a échoué à la DPJ vers l’âge de seize ans, après des fugues à répétition pour "échapper aux attouchements de son beau-père et à l’indifférence arrosée de sa mère". Rescapée par un gars qui lui paie des vêtements et la met au travail dans un bar, elle ne tarde pas à être arrêtée pour racolage. Elle cherche à se faire croire que la prostitution est un travail mieux que les autres, qu’elle "baise" avec qui elle veut et qualifie de "bourgeoises qui haïssent le cul" celles qui ne partagent pas son opinion. En ne tenant compte que des seuls avantages économiques retirés de la marchandisation de son corps, elle ferme les yeux sur la destruction progressive de sa vie par la prostitution. Elle passera de la rue à la prison, cherchant l’oubli dans la drogue et l’alcool pendant qu’un gouffre se creuse entre elle et son fils. Son amitié avec Johanne, lors d’un de ses passages en prison, semble le seul rayon de lumière dans une existence à la dérive.

Une des intervenantes se demande d’ailleurs pourquoi le plus gros des ressources est affecté à la réhabilitation à l’intérieur des prisons, laissant celles qui ont purgé leur peine, seules pour affronter un monde hostile. Un monde qui les croit irrécupérables et les repousse vers la prison, où plusieurs d’entre elles finissent par trouver leur seule famille, le seul lieu où elles se sentent comprises et en sécurité. On peut se demander avec Christine Brouillet, qui signe une belle préface, dans quel genre de société nous vivons quand les êtres qui ont le plus besoin d’aide n’ont d’autre refuge que le monde carcéral.

L’auteure a écrit un livre poignant qui nous force à penser à ces femmes enfermées, dont on entend rarement la voix, qui partagent avec les femmes assassinées l’extrême pointe de la violence systémique envers les femmes. Une partie des revenus provenant de la vente du livre servira à financer des ateliers d’art et de création à l’intention des détenues. Sylvie Frigon et les Éditions du remue-ménage souhaitent ainsi les aider à prendre la parole et à se réinventer.

Notes biographiques

Sylvie Frigon a obtenu un doctorat de l’Université de Cambridge en Angleterre et est professeure titulaire et directrice du département de criminologie de l’Université d’Ottawa (2003-2006). Elle a notamment publié L’homicide conjugal au féminin : d’hier à aujourd’hui (Remue-ménage, 2003) et Insertion et maintien en emploi des femmes judiciarisées du Québec avec Véronique Strimelle (2003), dirigé un numéro spécial de la revue Criminologie, L’enfermement des femmes au Canada : une décennie de réformes, (Presses de l’Université de Montréal, 2002) et Du corps des femmes : Contrôles, surveillances et résistances en collaboration avec Michèle Kérisit (Presses de l’Université d’Ottawa, 2000). Elle est aussi cofondatrice de l’alliance de recherche "La Corriveau" et prépare actuellement un manuscrit sur le corps en prison, et un autre sur la danse en prison avec la chorégraphe Claire Jenny.

Sylvie Frigon, Écorchées, Montréal, Remue-ménage, 2006.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 23 mars 2006.

Élaine Audet

P.S.

Micheline Carrier, L’homicide conjugal au féminin, le droit au masculin, 29.03.03.




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