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Une politique cohérente contre la violence faite aux femmes doit d’abord s’attaquer à la prostitution

14 mai 2006

par Wassyla Tamzali, avocate et directrice du Collectif Maghreb Égalité

L’Organisation pour la liberté des femmes en Irak, l’OLFI, lance une pétition pour alerter le monde sur les crimes commis par la guérilla sur les femmes et sur le phénomène qui s’amplifie de la vente de jeunes irakiennes aux pays voisins pour 100 ou 200 dollars. Dans nos mémoires encore douloureuses, les victimes algériennes violées et emmenées de force pour servir d’esclaves sexuelles dans les maquis des fous de Dieu ; hier la Bosnie, et les 60000 femmes violées systématiquement ; plus loin encore dans le temps et dans l’espace, en Chine, on se souvient de Nankin et des 200000 victimes reconnues par le Tribunal de Tokyo, enfermées dans des bordels ; et partout dans le monde, de tous les temps, dans les périphéries des casernes, des camps, quand la guerre, les armes et la mort commande à la vie, les femmes et leur corps sont l’enjeu de la violence sexuelle et meurtrière des hommes.

Mais aussi, pas loin des parking des supermarchés, regorgeant des produits de la mondialisation mêlant fruits exotiques et cassettes pornos tournées dans les appartements feutrés des banlieues d’Amsterdam, à la sortie ou en plein coeur des villes embellies par l’art et la culture, là où s’épanouissent sans frein la démocratie et la vie citoyenne, où des femmes et des hommes se mobilisent le dimanche, leurs enfants sur les épaules, pour la paix, les baleines, le trou dans la couche d’ozone, dans ces villes avec leurs temples modernes du savoir et de la science, dans ces villes aussi, on esclavagise les femmes.

L’élite complaisante devant l’esclavage sexuel

Et encore. Sur les plateaux de télévision, dans des journaux de grande notoriété, de la bouche de représentants de l’élite politique, hommes et femmes, sous la plume d’intellectuel-les reconnu-es, pêle-mêle, humanistes, défenseurs des droits de l’homme, féministes, stars des médias, tous, pas tous mais beaucoup, on voit, on lit, on entend parler de la légitimation de l’esclavage sexuel au nom de la liberté, de la solidarité avec les femmes pauvres du tiers monde (sic), et comble de cynisme, du souci de faire en sorte que les « travailleuses du sexe », - comme on dit de plus en plus -, venues du tiers-monde se prostituent « mieux » dans les démocraties occidentales que dans leurs pays africains, arabes, asiatiques, ces continents sur lesquels l’homme blanc civilisé rejette sa part d’ombre ...

Et il y a aussi ceux qui parlent de réalisme et de pragmatisme. Très souvent, le « bon sens » prend le débat en otage. Les arguments utilisés ne ratent pas leurs cibles. On parle de protection, d’amélioration des conditions de vie, de sécurité des prostituées, de confort, « les travailleuses du sexe doivent être mises à l’abri du froid. » On va jusqu’à proposer l’ouverture officielle de maisons de prostitution, et du même coup, on nettoie les rues, les quartiers. Ceux qui étaient tiraillés entre leur répulsion des prostituées et leur tolérance de la prostitution sont rassurés. La réouverture des ghettos pour prostituées rendra de nouveau acceptable la prostitution.

Mur d’incompréhension

Un mur d’incompréhension et de désaccord profond s’élève de plus en plus haut entre celles et ceux pour qui la prostitution est inacceptable et celles et ceux pour qui elle est une réalité qu’il faut gérer, un droit qu’il faut reconnaître à la prostituée et au client. Des deux côtes du mur, le mot liberté et « droits de l’homme » sont brandis. Des deux côtés on fait parler des prostituées à visage découvert, les unes venant vanter leur mode de vie, les autres décrivant leur réalité si loin de ce que disent les premières que les bonnes gens en sont troublées. - N’est-il pas plus commode de croire les premières ? Les vrais bénéficiaires, eux, sont tapis dans l’ombre silencieux, les proxénètes déjà appelés dans certains pays d’Europe des commerçants du sexe.

Le mur est haut et le déséquilibre des forces de chaque côté du mur est plus grand. D’un côté il y a, soutenus dans certaines régions par des Etats et pouvoirs constitués, les réseaux de prostitution liés au crime organisé dynamisés par les profits considérables qui circulent pour un investissement très faible : le corps des femmes. Ce qui explique que les mafias des pays pauvres s’y engouffrent comme les Albanais, les Africains. Des profits qui placent la prostitution à égalité avec la drogue. Ce « business » est facilité par une opinion publique molle et encore davantage amollie par la banalisation de la sexualité qui apparaît comme un produit courant de commercialisation qui suit les règles du consumérisme général. De la banalisation de la sexualité il est facile de passer à la banalisation de la prostitution en oubliant l’essentiel : la prostituée.

Que cette banalisation résiste au fait qu’aujourd’hui personne ne peut dire qu’elle ne sait pas dans quel enfer vivent les femmes et les enfants prostitués reste une énigme de notre temps qui me fait penser à ce qui s’est passé devant les camps d’extermination mis en place par les nazis et l’enlèvement au plein coeur des villes d’hommes de femmes et d’enfants. L’horreur s’installe dans l’indifférence, et aujourd’hui le bruit le plus sinistre qui sort de cet univers de torture sexuelle à grande échelle, c’est le bruit de nos pantoufles, à vous et à moi, devant la télévision le soir quand nous regardons le martyr de ces enfants vendus, violés et achetés sur les trottoirs d’Asie, d’Afrique. Ou tout simplement de ces jeunes femmes sur les boulevards périphériques de Paris, dans les parcs de Madrid, dans les clubs à la sortie des villes occidentales.

Liberté pervertie

« Le plus jamais ça » qui guide aujourd’hui les défenseurs de la dignité humaine tourne ostensiblement le dos à des pratiques qui nous replongent dans la barbarie, celle-là même qui mobilisa les pères fondateurs de la Déclaration des droits de l’homme et avec eux les peuples de l’Europe marqués au fer par le tragique de l’Histoire. La mise en évidence de ces pratiques à l’oeuvre dans le processus d’esclavage sexuel ne semble pas ébranler l’opinion publique. Plus grave encore, en parallèle, on assiste depuis une dizaine d’année à une montée au créneau de professionnels, sociologues, psychanalystes, activistes féministes, gays et lesbiens, travailleurs sociaux, qui brandissent, au nom de la liberté sexuelle, la défense du droit de la prostituée de faire ce qu’elle veut de son corps ! Jusque dans les enceintes internationales, des femmes investies de la mission de défendre les droits des femmes soutiennent cette thèse de la liberté de disposer de son corps, opérant ainsi un renversement des valeurs féministes. Personne n’ose revendiquer le pendant de cette « liberté » sexuelle : la reconnaissance et la légitimation d’une sexualité masculine prédatrice et sans limite.

Sur le visage tuméfiée de la jeune prostituée africaine, bulgare, on peut lire l’alliance de l’argent, de la masculinité (principe de domination des femmes par les hommes) et de la politique. La conjonction de tous ces facteurs alimente une culture sexiste fortement ancrée dans l’idéologie dominante qui résiste aux législations et politiques égalitaristes, quand elles existent, et qui favorisent l’exportation, des pays pauvres vers les pays riches, de jeunes femmes à peine pubères. En Europe aujourd’hui, c’est de 70 à 80% de femmes prostituées qui sont originaires des pays autres qu’européens. C’est dire l’ampleur du combat qu’il faut mener aujourd’hui.

Prostitution et violence

De l’autre côté du mur, il y a ceux qui luttent pour un monde sans prostitution et qui veulent arrêter la marchandisation des corps humains. Ils sont peu nombreux. Ils sont accusés par les uns d’irréalisme et par les autres de vieillissement intellectuel parce qu’ils veulent revenir aux principes qui marqua l’entrée du monde civilisé dans la modernité, et à leur instrument de mise en oeuvre, la Convention des Nations Unies de 1949. Quand leur combat a commencé, au début du XX° siècle, ils faisaient partie de la grande famille des défenseurs des droits civils. Pour ceux-là, penseurs, intellectuel-les, leaders politiques, féministes, la lutte contre la prostitution était un des défis de la modernité avec l’abolition de l’esclavage, les droits des femmes, les libertés individuels et publiques. Aujourd’hui, les partisans d’un monde libre d’exploitation sexuelle, dont la marchandisation des sexes est la forme la plus emblématique, sont isolés.

Les opinions publiques sont confrontées à une réalité de plus en plus insupportable, viols, pédophilie, tortures sexuelles, enlèvements, camps de dressage .... Beaucoup n’identifient pas le moteur central de cette barbarie moderne. Le continuum de la violence contre les femmes dont la pensée féministe a montré le caractère global et structurel va de la violence symbolique de la loi à la violence domestique, au harcèlement sexuel, au viol, et à la prostitution qui est la forme extrême de la violence contre les femmes. Ce continuum, comme tous les continuums et c’est cela qui fait leur force, prend sa source dans ce qui paraît au premier abord, sinon acceptable, du moins tolérable, et qui est parfois, dit-on, lié à la coutume. Battre sa femme a longtemps été, et continue de l’être dans de nombreuses régions, une pratique soutenue à l’intérieur des familles. Plus avant sur la chaîne de la violence, c’est la jeune femme violée qui est punie, lapidée aujourd’hui au Nigeria et en Iran. Et tuée sans procès dans d’autres pays.

Cette violence contre les femmes, qui est le point de départ de la prostitution, tire son origine du système général de la domination des femmes, et aussi de la désacralisation de la personne humaine. La prostitution n’était-elle pas la pratique exemplaire qui réduit le corps humain à être un objet comme les autres objets ? Longtemps, une idée reçue disait que la prostitution protège les filles honnêtes du viol. N’en serait-elle pas le contraire ? La prostitution, en inscrivant au coeur de la morale de nos sociétés la possibilité de posséder un corps moyennant de l’argent, ne conduit-elle pas à lever les barrières qui séparent le phantasme du passage à l’acte ? Quelle est la différence entre un viol et une « passe », sinon l’argent, qui est alors le seul élément moralisateur ? Peut-on bâtir une stratégie contre la violence, pour la dignité, pour l’égalité des femmes et des hommes quand nous marquons le pas devant l’argent ?

Une politique cohérente contre la violence à l’égard des femmes doit commencer par s’attaquer à la prostitution. Car si d’une main on veut lutter contre la violence et de l’autre on favorise la prostitution, on se condamne à l’immobilisme. Cela peut surprendre celles et ceux qui s’insurgent contre la violence à l’égard des femmes et qui ne font pas le lien entre les unes et les autres formes de la manifestation de la violence contre le féminin. Comment s’engager dans une politique pour les femmes quand un État peut concevoir, accepter, réglementer la vente de la femme ? J’emploie volontairement le singulier féminin. Pendant de longues années, nous nous sommes battues pour faire reconnaître le pluriel féminin, rejetant tout ce qui ressemblait à la reconnaissance de l’essentialité du sujet. Nous avons plongé la condition féminine dans la sociologie, et beaucoup d’entre nous ont adopté l’idiome américain de gender. Cela était un progrès mais qui comportait ses limites, et principalement celle de masquer le centre des discriminations qui se situe au plus près du sexe féminin et qui recouvre tout le féminin. J’ai reçu en confidence le cri d’un homme bosniaque violé : « Ils m’ont violé comme une femme ! » Sa douleur était encore plus grande d’avoir été rabaissé au féminin !

Je ne reprendrais pas ici les mesures que peuvent et doivent prendre les pouvoirs. Pas parce qu’elles ne sont pas importantes. Au contraire, je pense que les pouvoirs publics peuvent s’ils le veulent endiguer la prostitution, la rendre plus difficile. Les prostituées aujourd’hui ne préfèrent-elles se prostituer en Espagne parce que c’est plus facile ? Cela veut dire qu’a contrario il existe des lieux où se prostituer est difficile. N’ont-elles pas déjà quitté la Suède ? Quand je dis « elles », je pense bien évidemment aux réseaux de proxénétisme, car les femmes prostituées n’ont pas les moyens de choisir leurs terrains de prostitution. Mais les mesures coercitives ne sont pas suffisantes.

Corps désacralisé

Ce dont je parlerai ici c’est du problème de désacralisation du corps humain. Je pense que c’est par là que l’on doit prendre le problème, et que tout en ayant à l’esprit la nécessité de venir en aide aux victimes du trafic du sexe, un peu comme la Croix Rouge pendant les conflits armés, il faut lancer une guerre à la prostitution en visant son éradication et en énonçant bien clairement sa volonté de le faire. Toute politique qui placerait la fin de la prostitution dans le renforcement des capacités économiques des femmes ou des pays d’où elles viennent se fourvoierait. Ce n’est pas la misère des unes mais l’appât du gain des autres qui alimente le « business ». Ce n’est pas le désir du client qui crée l’offre mais l’offre qui crée le besoin, comme pour tout produit de consommation. La prostitution à Paris avait baissé de 40% à la fin des années 80 pour remonter avec l’arrivée des filles des pays de l’Est, notamment des Albanaises. De même, toute politique qui se contenterait de vouloir gérer la situation des victimes se condamne à entériner le phénomène.

Visons l’éradication en disant clairement que la prostitution est inacceptable. Prendre ainsi le problème peut paraître une utopie. C’est vrai que ce raisonnement peut s’apparenter à une utopie par l’ampleur du domaine qu’il vise et aussi parce qu’il met en jeu l’éthique. Il est toujours difficile de convaincre quand c’est l’éthique qui est en jeu. Ici la difficulté est alourdie par le fait qu’il s’agit de revenir à des principes qui ont déjà étaient acceptés et qui aujourd’hui sont pervertis par les idées mêmes dont ils étaient porteurs. La liberté est devenue l’ennemie des droits de la personne humaine. C’est de là que nous devons partir. Le travail sur l’éthique est long, car contrairement à la morale qui donne des leçons, l’éthique en appelle à l’intelligence et à l’engagement.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 6 mai 2006.

Wassyla Tamzali, avocate et directrice du Collectif Maghreb Égalité


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