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La législation à l’encontre des prostituées au XVIIIe siècle

21 mai 2006

par Marion Pluskota, étudiante en histoire

La définition de la prostitution et de ses « fonctions » n’est pas aisée. En 1796, la commission masculine formée pour légiférer en matière de prostitution a rapidement cessé de se réunir après la première querelle : ils ne pouvaient trouver une définition au terme "filles". Et quand il s’agit de démasquer l’illégal du permis, les lois de l’époque moderne s’avèrent encore plus obscures. Certains aspects cependant se dévoilent comme illégaux, dès qu’ils se rapportent à l’ordre public ou qu’ils mettent en danger une certaine classe de la société. La loi anglaise, par exemple, est peu claire : la prostitution n’était pas illégale et n’était pas interdite, cependant c’était une offense de tenir un bordel ou de se comporter en public d’une manière débauchée ou blasphématoire. Claude Grimmer affirme que s’il avait rejet de la prostituée, c’était souvent à cause de sa conduite, notamment délinquante, surtout si elle avait mis "l’ordre" en danger (1), ce que l’on remarque dans l’étude des archives.

Il n’y a pas eu de politique d’ensemble à l’encontre de la prostitution dans aucun des deux pays (France et Angleterre). Chaque roi a édicté un lot de règlements à l’encontre de l’immoralité, qui tendaient à punir le vice sans jamais réussir à l’évincer complètement. Le traitement de la prostitution dans un royaume se divise en deux tâches inégales : les actes royaux qui confèrent en général une mission aux exécutants assez vague ou trop ardue, comme supprimer le vagabondage ou le vice, et les actes locaux qui sont promulgués dans une seule ville et qui mettent en avant des problèmes ou des inculpations plus rationnels et plus ciblés. Même si une mouvance européenne tend, durant l’époque moderne, à criminaliser la prostitution sous prétexte qu’elle choque la morale, il existe rarement un plan d’ensemble et encore moins un seul modèle européen (même si la législation se ressemble). Dans un même royaume, les propositions de lois se chevauchent voire se contredisent. À Berlin sous Frédéric I, les prostituées furent interdites en 1690. En revanche sous Frédéric II et Wilhelmine, une pension nommée "le fonds alloué aux putains du Régiment" fut versée aux prostituées, pour celles qui suivaient les armées.

Au grand mal, les grands remèdes inefficaces

Pour les royaumes plus grands et plus anciens comme la France et l’Angleterre, la prostitution a pris une multitude de formes et de couleurs différentes. Les rois ont d’abord voulu distinguer les prostituées par leurs vêtements ou par des quartiers réservés. Mais en ce qui concerne les lois somptuaires, comme le défend Restif de La Bretonne, une grande monarchie a besoin de luxe et doit donc étaler ses richesses, ces lois ne conviennent plus (2) : la plupart d’entre elles ont en effet disparu ou alors la récurrence de certains édits prouvent leur inefficacité.

La royauté française a usé de plus de parcimonie que les Anglais, déléguant son pouvoir aux villes, cependant la période 1681-1789 connaît quelques déclarations d’importance qui ressemblent fort aux déclarations anglaises. En 1713, Louis XIV donne plus de pouvoir à la police pour accuser une femme de débauche. Sous le témoignage des voisins, les policiers ont désormais le droit de jeter ses effets dans la rue et d’offrir le fruit de la vente de ces derniers à une maison charitable (3). Un soupçon suffit à la faire interroger, et cette ordonnance peut être assimilée à celle d’Édouard III en Angleterre, réitérée en 1709. En 1765, une instruction royale prévoit l’enfermement des filles prises avec des soldats mais la saturation est telle dans les prisons qu’il est impossible de toutes les enfermer (4). Malgré les risques de maladies transmises par les prostituées aux soldats, le pouvoir royal n’a pas fait plus de cas de Strasbourg que d’une autre ville de province annexée.

Le troisième édit important répertorié dans le royaume de France date du mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Reprenant la politique de sa grand-mère par alliance, Louis XVI fit interdire la prostitution tout en y ajoutant une touche de tolérance. Dans ce cas, la contradiction est évidente. Les femmes de débauche n’avaient pas le droit d’exister, ou du moins elles n’avaient pas le droit de se faire voir en public ou de se montrer à une fenêtre de manière indécente, et si, « malheureusement », elles continuaient à le faire, elles devaient être reléguées dans un quartier réservé des villes (5). Des amendes devaient être appliquées aux personnes qui logeraient des femmes « de mauvaise vie » : ces mesures plus répressives ont eu pour conséquences de rendre plus ardue la tâche de l’historien, la prostitution se retirant dès lors de ses lieux habituels. Mais l’éradication de la prostitution n’eut aucun succès et Louis XVI se retrouva face à trente milles femmes en colère au début de la Révolution.

Une législation trop générale

En Angleterre, la royauté fut un peu plus disserte mais moins précise sur le sujet, Londres et le dix-huitième siècle débauché étant bien souvent amalgamés par tous les esprits libertins de l’époque. Avec l’arrivée sur le trône de Guillaume d’Orange et de sa femme Mary, les puritains sont mis en retrait, mais le nouveau roi se doit de faire des concessions tant son trône semble peu assuré. Les édits concernant la morale se sont donc multipliés sous Guillaume, activement secondé par la reine (6). En juillet 1691, elle fit parvenir aux cours de justice du Middlessex un édit, que l’on retrouve dans les Quarter Sessions, exhortant les magistrats à combattre l’immoralité (7). De nombreuses autres cours, dont celles des Midlands, répondirent à son appel et formèrent des sociétés de réforme des mœurs. L’opération fut alors supervisée par les M.P. et les notables de chaque ville qui procuraient aussi des fonds monétaires. Mais même si l’appel de Mary fut entendu, c’est aux villes de prendre des mesures concrètes (8).

En 1698, le roi engage une nouvelle manœuvre diplomatique pour rallier les moralistes : il proclame des punitions à l’encontre de l’immoralité et des profanations du service divin ou des bâtiments, « pour ne pas perdre la bénédiction de Dieu sur l’Angleterre ». Mais malgré un consensus unanime, les autorités avaient rarement les moyens de leur politique car il n’existait virtuellement aucune police dans les villes. Le manque de personnel ou même de volonté empêcha une action en profondeur. Dans les commandements royaux, les raisons de la répression sont souvent vagues et on trouve peu de moyens efficaces pour condamner : la punition, la rédemption ou le bannissement ?

L’ivrognerie, mère de tous les vices anglais ?

On relève deux proclamations contre le vice de 1715 et de 1787 dans les archives de Nottingham, celle de 1787 a même été publiée dans le Nottingham Journal, concernant principalement les profanations et l’ivrognerie. Leur impact a sûrement été de peu d’importance car en réalité, à l’ouverture de chaque session de justice, quatre fois par an, avait lieu un discours sur la suppression du vice et de l’immoralité. Au milieu du siècle, après une impulsion donnée par les sociétés de réforme des mœurs, les Parlementaires ont tourné leur attention vers les classes pauvres à risques. Outre le discours sur la prostituée qui change, elle commence à être considérée comme une victime, les magistrats condamnent de plus en plus souvent l’ivrognerie, qu’ils reconnaissent comme étant liée à la dégradation des mœurs : avec la promotion du Gin Act de 1751 et du Disorderly House Act en 1752, Fielding rend l’accès à la licence plus difficile (9). Mais Fielding ne réussit pas à supprimer le bail aux tenanciers de bordels (la loi ne passe pas avant 1885).

Les moyens donnés à la politique étaient encore de trop faible envergure pour espérer un grand changement. Le mouvement réformateur a tout de même permis la mise en place d’un établissement pour "pénitentes", soutenu par de grands parlementaires comme Fielding ou Saunders. Le Magdalen Hospital de Londres ouvert en 1758 avait comme objectif d’offrir la rédemption à certaines prostituées. L’hôpital égraina dans tout le pays, notamment à Nottingham en 1810, mais le nombre de pénitentes admises n’était pas suffisant pour espérer une réforme des mœurs en profondeur.

Si l’on pouvait faire une statistique précise du nombre de prostituées pour cette période dans ces deux villes de province, Strasbourg et Nottingham, et s’il s’en dégageait une courbe descendante, il faudrait plutôt y voir le joug des politiques citadines et leurs efforts plutôt que l’efficacité de la politique royale. Face à l’imprécision des lois, les moralisateurs et défenseurs des mœurs du XVIIIe siècle ont plutôt mis en avant les victimes de la prostitution. Toutes les lois européennes du début du siècle ont un aspect commun : la prise de position est plus morale que sanitaire. Les victimes sur lesquelles on s’apitoie à l’époque ne sont pas toujours les jeunes filles, mais plutôt des classes ou des milieux distincts, comme les jeunes hommes riches et les femmes « honnêtes ». Les sociétés de réforme des mœurs mettent en garde contre le fait de côtoyer ce monde interlope de la prostitution, notamment dans les mascarades londoniennes. Ce sont les politiques locales dès lors qui ont le monopole de la répression, et certaines villes se distinguent par leur activisme : pour Nottingham et Strasbourg, répertorier et circonscrire la prostitution seront les maîtres mots.

Notes

1. Grimmer Claude, La femme et le bâtard, Paris, Presses de la Renaissance, 1983, p. 91
2. Restif de La Bretonne Nicolas-Edme, Le Pornographe, Slatkine Reprints, Paris, 1988, p. 357
3. Roberts Nickie, Whores in History, Prostitution in Western Society, Londres, Harper Collins Publishers, 1992, p. 122
4. Archives Municipales de Strasbourg, VI 651 12
5. Roberts Nickie, Whores in History, Prostitution in Western Society, p. 49
6. Il est vrai que les codes criminels précédents pêchaient dans certains domaines, notamment dans les codes des Stuart et des Tudor aucune peine n’était encourue contre le viol ou la sodomie.
7. Records of the Borough of Nottinghamshire, CA.QSM 123
8. La popularité de la mesure prise par sa femme pousse le roi à s’appesantir sur ce sujet : il demanda à l’évêque de Londres Stephens de lui rédiger une loi sur la morale mais ses restrictions étaient si grandes qu’elle ne fut pas appliquée : l’adultère aurait été puni de mort et les prostituées auraient été envoyées en déportation, Bristow, Vice and Vigilance, p. 17
9. Ces lois seront valables 133 ans : elles obligent chaque lieu où est dispensé de la musique et des danses à posséder une licence, qu’il n’est pas toujours aisé d’acquérir (trop chère ou refusée par la cour de justice).

Bibliographie

. Grimmer Claude, La femme et le Bâtard, Paris, Presses de la Renaissance, 1983, 281 p.
. Jütte Robert, Poverty and Deviance in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, 239 p.
. Lerch Dominique (dir.), De la Prostitution en Alsace, Histoire et Anecdotes, Strasbourg, Le Verger, 1997, 347 p.
. Restif de La Bretonne Nicolas-Edme, Le Pornographe, Slatkine Reprints, Genève-Paris, 1988, 368 p., reproduction du texte et de la mise en page originaux.
. Roberts Nickie, Whores in History, Prostitution in Western Society, Londres, Harper Collins Publishers, 1992
. Stone Lawrence, The Family, Sex and Marriage in England 1500-1800, Londres, Penguin Books, 1979, 447 p.
. Weir Christopher, Woman’s History in the Nottinghamshire 1550-1950, Nottingham, Archives Office, 1989.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 5 mai 2006

Marion Pluskota, étudiante en histoire


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