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La prostitution au XVIIIe siècle, pierre d’achoppement entre politiques locales et pouvoir royal

12 août 2006

par Marion Pluskota, étudiante en histoire

Une forme d’indépendance face à la royauté est offerte aux deux villes que sont Nottingham et Strasbourg, chacune ayant ses propres administrateurs auxquels tente de se greffer le pouvoir royal. Plusieurs législations se trouvaient donc parfois en conflit ce qui tendait à compliquer certaines condamnations.

Les « folles femmes » (1) à Strasbourg et la responsabilité « des Français »

Lorsque Strasbourg devint française en 1681, les lois du royaume s’appliquèrent à la cité bien que les magistrats régionaux restèrent à leurs postes, permettant ainsi une certaine continuité dans les règlements. En 1684, M. de Chamilly, le nouveau gouverneur français fait part à l’administration royale du nombre important de femmes qui étaient entrées en ville « avec l’arrivée des Français », et cette opinion est reprise dans le règlement de 1708 : « de nombreuses filles étaient à leurs suites et il s’en est suivi pour la ville un malheur inévitable, ils ont eu peur que nos soldats s’attaquent à leurs filles ». Des mesures sont donc à prendre par les autorités pour ne pas éprouver la santé des soldats et ménager les bourgeois. Une ordonnance est délivrée selon laquelle « les Françoises (sic) et les Allemandes qui pourraient gâter la jeunesse et infecter la garnison doivent être bannies de la ville » : le règlement est placardé dans tous les lieux publics en français et en allemand.

En comparant les différents édits locaux et royaux, on peut remarquer que le problème de la prostitution n’est soulevé que lorsqu’il existe un danger certain et proche : la contagion des garnisons ou une menace pour les « femmes honnêtes », et de la même manière que le pouvoir royal, l’administration de Strasbourg ne s’est penchée sur le sujet que sporadiquement.

« Cette ville étant une ville frontière il est du bien du service de sa majesté de défendre l’entrée à toutes sortes de canailles » (2)

Le règlement de 1708 traite de plusieurs sujets liés à la prostitution : concernant les lois somptuaires, les bonnets ne sont plus obligatoires ; certains décrient cet article car il est désormais impossible de faire la distinction entre une honnête femme et une « catin ». Il est interdit de chanter, de siffler et de danser la nuit dans les rues, de même qu’il est interdit de se promener masqué et de se réunir près des ponts ou des puits. Les bains publics doivent être fermés pour réduire la débauche et chaque homme qui se promène la nuit doit avoir avec lui une lampe pour éclairer son passage.(3) Le règlement attaque clairement les lieux de rencontre des prostituées des basses classes. Il renouvelle par la même occasion celui « des Français », interdisant d’héberger une prostituée. Si elle est dénoncée, elle peut « être punie publiquement de manière exemplaire ».

Dès qu’une femme inconnue vient loger à Strasbourg, quel que soit son état, elle doit le faire savoir et s’inscrire sur un registre. Il s’avère qu’en 1780, des registres de nuitées ne comportent que des noms de femmes. Il est fort probable que l’accent avait été mis sur la suspicion. Ainsi, sans inscription, elle risque l’arrestation et à la seconde arrestation, on lui présente le balai, mais le texte en allemand est peu clair : s’agit-il de les frapper ou de leur faire balayer les rues ? Il me semble que la deuxième condamnation serait la plus logique, l’Autriche usant du même procédé, et la prostituée, comparée à un être immoral, est ainsi assimilée aux ordures de la ville. Le règlement prévoit aussi de leur couper le nez dans certains cas de récidive. A ceci s’ajoute en 1756, 1763 et 1764 le règlement interdisant de danser dans les cabarets.

Stigmatiser « les Français »

Il est intéressant de noter que les arrêts émis par le conseil des XXI, sorte de conseil municipal de Strasbourg, s’appliquent souvent à l’encontre de l’administration française ou de ceux qu’ils percevaient comme étrangers, et ce encore au milieu du XVIIIe siècle. En effet l’arrêt de 1756 interdisant les danses dans certains établissements non autorisés est suivi du post-scriptum, directement affiché à l’encontre des soldats français. Au vu de ces arrêts, il semble que la guerre d’usure qui s’installe oppose plutôt l’administration strasbourgeoise et la puissance française, sans que l’action soit directement centrée sur l’éradication de la prostitution. Il ne faut pas oublier que Strasbourg a toujours été une ville marchande en bordure de frontière, elle connaît donc un important trafic et l’arrivée quotidienne de nouveaux étrangers, parfois riches, « force » les autorités à offrir certains « agréments ». Mais dans ces arrêts, il est évident que ce sont les troubles créés par les soldats qui sont mis en porte à faux.

En 1786, on répertorie dans les archives un règlement propre à la prostitution, mais il ne provient pas des magistrats de Strasbourg. (4) En effet, les villes tâchaient de se transmettre des édits pour trouver un modèle qui conviendrait. Ainsi le conseil des XXI a demandé l’avis du Parlement de Bordeaux sur le traitement de la prostitution, « effrayé [lui aussi] pour l’intérêt des mœurs et pour celui des races futures ». La prostitution est tolérée par les lois, mais on la considère de plus en plus licencieuse, probablement en raison des maladies qui font des ravages.

Des facteurs de condamnation en Angleterre

À Nottingham, ce sont les churchwardens et les M.P., assemblés lors des Quarters Sessions ou cours de justice, qui condamnent la prostitution et le dérèglement des mœurs. Il ne semble pas avoir de textes propres à ce sujet mais plutôt une suite de jugements qui font office de précédents ou de coutumes. Il s’avère que les motifs de condamnations étaient du même ordre que ceux de Strasbourg : le trouble de l’ordre public en raison du tapage qui avait lieu dans les public houses ou les ale houses, les auberges et les cabarets, ainsi que les problèmes liés aux garnisons en poste à proximité de la ville. En effet Nottingham, comme chaque comté d’Angleterre devait fournir une garnison lorsque la guerre survenait et celle-ci était cantonnée aux abords de la ville jusqu’à son départ.

Le XVIIIe siècle ayant impliqué de nombreuses fois l’Angleterre dans des guerres continentales, les procès à l’encontre des femmes débauchées se multiplient dans les mois précédents la guerre de succession d’Espagne, la guerre de sept ans ou la guerre d’Indépendance américaine. Il est possible aussi que la ville de Nottingham donne logis à une autre compagnie que celle de son comté, celle du Cambridgeshire, par exemple, en 1737 est stationnée dans ses environs. (5) Les magistrats de Nottingham ont donc intérêt, pour éviter les troubles publics, d’inscrire, comme à Strasbourg, chaque étranger qui se présente.

Le 20 avril 1732, un acte est publié et affiché dans les lieux publics : il contraint les logeurs à donner le vrai nom et la dernière localité de leur pensionnaire dans les vingt heures suivant leur arrivée, sous peine d’amende. Une particularité tout de même à Nottingham, en comparaison à Strasbourg : ce sont plus souvent les tenanciers de bordels qui sont condamnés. Avant 1752 et le Disorderly House Act (6), des voisins ou la paroisse peuvent accuser une personne de tenir une maison. Mais comme il n’existe pas de jurandes, les logeurs peuvent rouvrir leur maison sans trop de difficultés, après avoir payé leur amende. Quant aux prostituées, le « commerce des charmes » n’étant pas interdit, leur jugement et leur condamnation sont le plus souvent associés à d’autres crimes.

Un conflit larvé

La législation de ces deux villes est empirique : se fondant le plus souvent sur des précédents, les autorités tentent surtout de gérer les troubles de l’ordre public. D’une certaine façon, ces lacunes de la justice royale permettent aux notables de Strasbourg et de Nottingham de créer une politique propre à leur ville mais qui peut aller à l’encontre de l’autorité supérieure. Les règlements strasbourgeois dirigés ouvertement contre les soldats français, sont des marques de leurs objectifs : offrir une portée politique à des sujets considérés comme triviaux.

Quant au laxisme des magistrats de Nottingham, qui ont reçu des réprimandes du conseil supérieur de la justice, il est peut-être à considérer comme justification aux condamnations des tenanciers, plus courantes qu’à Strasbourg : le clientélisme et la corruption sévissent dans toutes les sphères du politique, la répression de la prostitution dans cette ville n’est pas à voir comme plus clémente ou plus morale qu’ailleurs.

Notes

1. Allender Roland, Prostitution citadine, L’exemple de Douai, St-Cyr-sur-Loire, Alan Sutton, 2002, coll. Évocations, p. 64 : au XIIIe siècle à Douai, les prostituées n’avaient pas le droit de toucher les vivres au marché ni faire un don à l’Eglise.
2. Archives Municipales de Strasbourg, 1 MR 36
3. Archives Municipales de Strasbourg, 1 MR 35 n°2
4. Archives Municipales de Strasbourg, AA 2510
5. Sutton J.-F., The Nottingham Date-Book, 1750-1879, Nottingham, Field H., 1880, p. 229.
6. Désormais les maisons où l’on peut danser devront posséder une licence.

Bibliographie

Allender Roland, Prostitution citadine, L’exemple de Douai, St-Cyr-sur-Loire, Alan Sutton, 2002, coll. Évocations, 127 p.
Rowbotham S., Hidden from History, Londres, 1977, 182 p.
Sablayrolles E., Recherches sur la pauvreté, l’assistance et la marginalité en Alsace sous l’ancien régime, Strasbourg, thèse dactylographiée, 1988, 739 p., 2 vol.
Sutton J.-F., The Nottingham Date-Book, 1750-1879, Nottingham, Field H., 1880, p. 229
Weir Christopher, Woman’s History in the Nottinghamshire 1550-1950, Nottingham, Archives Office, 1989.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 août 2006.

Marion Pluskota, étudiante en histoire


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