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Prostitution juvénile - Blessées pour la vie

31 août 2006

par Louis Cornellier, "Le Devoir"

Le sociologue Michel Dorais et le criminologue Patrice Corriveau tracent le portrait de jeunes filles sous influence de gangs de rue.



Elles ont souvent entre 13 et 16 ans. Elles sont vulnérables. Elles veulent être aimées, avoir de l’argent, vivre de risque et d’aventure. Baignant dans une culture du « tout, tout de suite » qui exalte la célébrité, la beauté juvénile et la richesse instantanée, elles ne peuvent qu’être sensibles aux jeunes et beaux parleurs friqués qui leur offrent une vie de fête, digne des petites princesses qu’elles sont. Quelques mois plus tard seulement, les voilà devenues esclaves sexuelles sans le sou, soumises à répétition aux caprices pervers de clients sans scrupules. Même celles qui s’en sortiront resteront marquées à vie.

Ce bref portrait des victimes de la prostitution juvénile au sein des gangs de rue ne relève malheureusement pas de la fiction. Dans Jeunes filles sous influence. Prostitution juvénile et gangs de rue, un essai qui paraissait hier chez VLB éditeur, Michel Dorais, sociologue spécialiste de la sexualité à l’Université Laval, et son collaborateur Patrice Corriveau, professeur au département de criminologie de l’Université d’Ottawa, livrent le résultat de leur enquête sur le phénomène. En utilisant les outils de l’analyse stratégique, qui cherche « à comprendre les finalités poursuivies par les personnes ou les groupes en présence dans une situation donnée », et ceux de l’analyse de genre, qui « prend en compte le fait que les protagonistes d’une interaction sociale [...] appartiennent à un sexe et à un genre déterminés, tout en se demandant comment, pourquoi et dans quelle mesure des différences de statuts ou de rôles découlent de cette appartenance », ils brossent un tableau très instructif de cet univers, attrayant pour certains jeunes esprits, mais destructeur pour tous.

Qui sont ces garçons ?

Qui sont, demandent-ils d’abord, ces garçons qui composent les gangs de rue ? Provenant surtout de quartiers pauvres et « de communautés ayant vécu, ayant l’impression de vivre ou vivant de la discrimination », ils se réunissent souvent par « peur de la violence » afin de créer « une véritable sous-culture d’identification masculine » qui leur permet de se valoriser en confirmant leur identité de genre (« Je suis un homme, pas une tapette »), érotique (« Je les ai toutes »), de groupe, sociale et ethnique, de même, en leur procurant de l’argent, que leur identité de consommateur.

Leur place, cela dit, se mérite à la dure. Avant de jouer les petits caïds, ils devront en effet passer par un rituel initiatique qui consiste à commettre un acte viril de violence contre un ennemi, une institution civile, ou encore à se laisser tabasser stoïquement par le groupe. Parfois, ce rituel prend aussi la forme d’un « gang bang », dans lequel le postulant « partage » sa petite amie avec les gars du gang. Il s’agit, bien sûr, de désirer les filles... en apprenant à les mépriser.

L’heure vient, ensuite, de les « gérer » pour s’enrichir, mais il faut, pour cela, d’abord les recruter, ce qu’on fera par « la fausse représentation, le chantage, les pressions amoureuses ou matérielles et la coercition ». Les jeunes proxénètes investiront donc les écoles, les centres d’accueil, les centres commerciaux, les salles de jeux électroniques, les parcs et les bars pour entrer en contact avec d’éventuelles recrues. Pour les appâter, ils feront étalage de leur richesse et de leur prodigalité, avant de passer à l’étape du « bombardement amoureux destiné à démolir toute résistance chez les jeunes filles ciblées » qu’on surgratifie.

Attirée par cette illusion d’une « vie belle et autonome », la jeune fille accrochée rompt souvent avec sa famille, accepte de subir des rituels sexuels visant à la désinhiber (dont le fameux « gang bang ») et finit par se faire dire qu’elle doit se prostituer pour rembourser les « cadeaux » reçus. Les victimes sont parfois tellement sous l’emprise de leur « amoureux-proxénète » qu’elles « en viennent à percevoir leurs activités de prostitution comme des preuves d’amour » à leur endroit.

Une typologie des victimes

Dans une typologie des adolescentes prostituées par les gangs, Dorais et Corriveau retiennent quatre profils : les soumises, les plus vulnérables de toutes parce qu’elles recherchent l’amour ; les esclaves sexuelles, c’est-à-dire les soumises qu’on finit par contraindre ; les aventureuses, des victimes actives attirées par l’argent et la vie de « femme » ; les indépendantes, enfin, un groupe composé, souvent, des plus belles et des plus attirantes, qui conservent une certaine autonomie. Les jeunes filles des deux premiers profils risquent d’être les plus amochées, mais toutes subissent les importants dommages engendrés par leurs tristes aventures, surtout concentrées dans les bars de danse nue « à gaffe » et dans les agences d’escortes, des secteurs moins à risque pour les proxénètes.

S’ils ne disent que quelques mots, faute d’études sérieuses et détaillées disponibles, des clients de la prostitution juvénile, Dorais et Corriveau soulignent néanmoins leur malsaine passion de la jeunesse, entretenue par une certaine culture de consommation, leur quête animée par une « érotisation de l’interdit » et leur volonté de domination. Ils constatent, aussi, la difficulté de s’attaquer aux réseaux de prostitution juvénile, compte tenu de l’organisation souple des gangs de rue, qui sous-traitent les jobs sales pour le crime organisé.

Les jeunes victimes de la prostitution juvénile se retrouvent presque toujours en état de stress post-traumatique, souvent même affligées du syndrome de Stockholm, qui « se caractérise par le fait qu’une victime en vient à prendre parti pour son agresseur », par réflexe de survie. « La reconnaissance de cet état de fait devrait normalement, écrivent les auteurs, amener la justice à faire davantage montre d’empathie envers ces jeunes filles victimisées », ce qui n’aurait pas vraiment été le cas dans les procès qui ont suivi le scandale de la prostitution juvénile à Québec.

Désensibilisées émotivement et sexuellement, incapables de faire confiance à autrui, ces petites princesses blessées ont besoin d’être aidées, écoutées, par tous les intervenants - parents, proches, travailleurs sociaux et communautaires, policiers - qui les entourent. Leurs parents aussi doivent bénéficier d’un soutien accru. La prévention, plus que jamais, doit être à l’ordre du jour, de même que la répression des clients, à qui on doit imposer des peines plus sévères, selon les auteurs.

Les jeunes victimes de la prostitution juvénile, parfois, dans une attitude de compensation orgueilleuse, plastronnent pour dénier leurs profondes blessures. Nous serions inhumains d’en tirer la conclusion qu’il n’y a rien là, nous avertissent Dorais et Corriveau.

Le Devoir, édition du 24 août 2006.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 24 août 2006.

Louis Cornellier, "Le Devoir"

P.S.

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