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Pour le 30e anniversaire de l’Euguélionne
Te souviens-tu Louky, ma grande soeur, mon amie...6 septembre 2006
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Les circonstances de la vie me donnent l’occasion inespérée de t’offrir un hommage, à toi, Louky, ma grande soeur, mon amie, et de rendre témoignage de la gestation de l’Euguélionne, moi dont tu t’es inspirée pour le personnage d’Exil.
Ce soir, je veux te rappeler de très beaux souvenirs du début des années ’70, à l’orée de la jeune quarantaine. C’était l’époque où les femmes commençaient à se prendre en main au Québec, où les idées s’entrechoquaient sur la condition de la femme. Il y avait un tel foisonnement d’idées dans l’air qu’on n’avait qu’à les cueillir, mais toi, tu les métamorphosais et les façonnais à ton image. Tu étais enthousiaste et passionnée, exubérante de projets. Tu voulais être une pionnière de la libération de la femme ; alors, tu prenais une quantité de notes que tu classais au fil de tes découvertes, de tes lectures, de tes conversations, en vue de composer un livre qui serait publié.
Tu jonglais déjà avec des titres percutants qui me faisaient rêver : Les proies, Le Nopal, Le squonk, Du beurre de plomb dans l’aile, La maison envahie, Alysse Opéhi revenue des merveilles, La Nopaline. Tu me parlais de Sylvanie Penn, d’Ancyl, d’Omicronne, d’Ahinsa, d’Exil et de l’Euguélionne, ce personnage venu d’ailleurs qui cherchait sa planète positive. Nous passions des soirées à parler de ce qui bouillonnait dans ton imaginaire. Tes personnages me fascinaient. Tu vivais ton livre devant moi avant de l’écrire. Assez vite, l’Euguélionne prit la part du lion et devint le personnage central autour duquel se construisit ton livre.
Te souviens-tu, Louky, j’allais chez toi après souper, rue de Soissons, accompagnée par ma fille Dominique (la petite Alyssonirique) qui retrouvait son cousin Nicolas (Onirisnik) pour lire des bandes dessinées pendant que nous refaisions le monde. Tu me contais tes récents rêves et tes nouvelles trouvailles sur l’Euguélionne et nous en discutions à perdre haleine jusque tard dans la nuit. Quels beaux souvenirs !
Puis, le 14 novembre 1972, le jour de tes 42 ans, je t’ai offert pour ta fête un gros cahier à quatre sections pour la rédaction de l’Euguélionne ! Quel jour mémorable, essentiel et nécessaire que celui où tu mis ta création sur papier ! J’attendais ce jour avec tellement d’impatience ! Mais, pour ce faire, il te fallait te retirer loin des gens, dans la solitude. Pour écrire, tu avais besoin de silence, de calme propice à la réflexion, d’être seule avec l’Euguélionne.
C’est pourquoi tu allas séjourner, en janvier 1973, au Château Viau à Québec, pour écrire ton roman triptyque. Je pense que tu faisais déjà la navette entre un lieu de retraite où tu écrivais et ta maison où tu revenais régulièrement. J’étais tenue au courant de tous tes déplacements et surtout de ton travail d’auteure car, une fois écrits, tu enregistrais sur cassette les chapitres de ton livre et tu me les envoyais. Je les écoutais avec mon fils Jean-Luc et parfois avec deux de nos sœurs, Françoise et notre regrettée Hélène, qui venaient chez moi spécialement pour ça. À mon tour, je t’envoyais nos commentaires. L’Euguélionne vivait dans nos cœurs ; depuis longtemps, elle faisait partie de ma vie comme de la tienne.
J’étais fascinée par la magie de tes mots. C’était la première fois que je lisais un livre avec mes oreilles. Je me laissais bercer par ta voix. Elle avait une résonance émotive qui m’allait droit au cœur. J’ai vécu cette expérience merveilleuse d’être à l’écoute d’un livre qui se crée.
Une fois, comme j’arrêtais le magnétophone à la fin de "Les places usurpées" des Anti-merveilles, afin de recueillir tes commentaires, Jean-Luc me dit : "Pas de commentaires, je veux entendre l’autre chapitre. Vite, vite. Je te le dirai maman quand je voudrai que tu t’arrêtes." Mon jeune fils de 12 ans était aussi impatient et passionné que moi d’écouter la suite de l’Euguélionne.
En mars 1973, tu me fis un merveilleux cadeau. Tu décidas de mettre mon nom dans la dédicace de l’Euguélionne, au côté de Simone de Beauvoir, de Kate Millett et de Jean. Cela me toucha au plus profond de moi-même. J’étais tellement heureuse d’être au seuil de ton livre.
Puis, le moment tant attendu arriva de remettre ton manuscrit à un éditeur. Tu entrepris toutes les démarches nécessaires ; avec espoir et un petit peu d’appréhension, tu laissas l’Euguélionne suivre son destin. Comme tu l’écrivais dans le premier volet : "De son pas régulier, ample, élastique, ouvrant les estuaires, élargissant les côtes", l’Euguélionne me montrait, ainsi qu’aux femmes de la terre, à marcher vers la liberté. Si l’Euguélionne est ton enfant, Louky, elle est notre mère à toutes : l’Ève des temps modernes.
Le 14 février 1976, à Montréal, tu m’offris le premier exemplaire de l’Euguélionne dans lequel tu écrivis entre autres choses : "À ma très chère Lise-Exil, n’est-ce pas toi qui as reconnu l’Euguélionne la première dans la statuette de Jean ?" La photographie de celle-ci se trouve sur la page couverture de l’Euguélionne.
Ce soir, j’ai le profond désir que nos cœurs s’harmonisent comme jadis autour de l’Euguélionne, dont c’est l’anniversaire, pour célébrer cette fête donnée en ton honneur. Merci Louky !
– Texte composé et lu par Lise Durand, le 11 août 2006, au Studio-Théâtre de la Place des Arts à Montréal, lors d’un hommage rendu rendu à Louky Bersianik, initiative du Festival international des femmes de Montréal.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er septembre 2006.