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Lâchez les fauves

4 septembre 2006

par Louky Bersianik

Texte lu par Martin Dufresne, le 11 août 2006, lors d’un hommage à Louky Bersianik, à l’occasion du 30e anniversaire de la publication de L’Euguélionne.

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Présentation

En 1983, nous étions quelques-uns à mettre sur pied - avec l’aide de la Fédération des femmes du Québec et du Conseil du statut de la femme - une vaste mobilisation pan-québécoise contre un projet des pornocrates visant à faire autoriser par l’État québécois la diffusion de films XXX dans les cinémas d’ici. Nous avions assemblé un document vidéo qui a bénéficié à l’époque d’une diffusion communautaire. Louky Bersianik a écrit à ce sujet un texte qui a été publié dans Le Devoir. C’était une rupture dans le silence stratégique que les médias et les intellectuels québécois opposaient alors à notre travail. En voici quelques extraits pour rappeler qu’en plus d’une grande philosophe, écrivaine et poète, Louky Bersianik est une militante de la première heure.

Merci d’avoir écrit ces lignes, Louky.

Martin Dufresne

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Lâchez les fauves
par Louky Bersianik
Le Devoir, le 2 juillet 1983

Comment expliquer l’absence de la presse, le 24 mai dernier, à la présentation du document visuel intitulé « La Vidéo pornographique », organisée par le Front commun contre la pornographie (qui a reçu l’appui d’un demi million de personnes face à la loi 109) ?

J’ai vu ce document et j’en ai éprouvé un véritable choc. J’ai pensé qu’il aurait pu s’intituler : « Scènes de la vie sexuelle des bêtes sauvages ». On y voyait de minables fauves anthropoïdes de l’espèce mâle, occupés à torturer leurs femelles, à les violer, les piétiner, les faire copuler avec des porcs, les massacrer, les égorger, les tuer à petit feu ou à bout portant, tout ça soi-disant pour exciter sexuellement leurs spectateurs voyeurs.

Je m’attendais à tout moment à ce que la SPCA fasse irruption dans la salle et arrête la projection en invoquant des « raisons humanitaires ». Mais je me trompais en comparant ces êtres malsains à des bêtes sauvages. Un tel comportement n’existe pas chez les animaux, même les plus féroces. Il est le privilège exclusif de l’« homo sapiens ».

Qu’ils soient réels ou simulés, ces actes propagent la haine mortelle des femmes dans le but de les détruire, au même titre que la propagande nazie propageait la haine des Juifs dans le but de les conduire au génocide.

Car nous n’en sommes plus à la porno de papa, bébête et répétitive, où les femmes n’étaient traitées que comme des objets... qu’il ne fallait pas casser si on voulait continuer à s’en servir. On assiste aujourd’hui à une escalade de la violence de la pornographie, escalade qui se répercute dans la vie, comme un phénomène de cause à effet : la violence faite aux femmes sous toutes ses formes suit en intensité celle qui est montrée dans les films. Les policiers de Gatineau rapportent qu’un grand nombre de viols se commettent immédiatement après le visionnement de spectacles pornographiques.

Dans L’envers de la nuit (Éd. Du remue-ménage), Ann Jones écrit : « Toutes les deux ou trois secondes, quelque part aux Etats-Unis, une femme ou une jeune fille est frappée, battue, attaquée à coups de poing, à coups de pied ou à la hache, étranglée, violée, sodomisée, mutilée ou assassinée. Elle y perdra un oeil, un rein, son bébé ou la vie. Voilà les faits. (...) Pas besoin de se torturer l’esprit pour comprendre qu’un genre culturel qui se plaît à décrire l’exploitation physique, l’humiliation et le meurtre des femmes, encourage (enseigne, en fait) le comportement qui s’en rend responsable. »

Micheline Carrier, qui est l’auteure de documents remarquables sur le sujet, nous informe que la pornographie enfantine existe partout, y compris au Canada, et que les viols d’enfants se multiplient.

Dès le début du document visuel du FCCP, il est dit que la porno n’est pas un concept mais une industrie. De huit milliards de dollars, seulement en Amérique du Nord. Souvent réalisée à même du matériel « live ».

Personne n’ignore l’existence du « snuff » où les actrices sont réellement démembrées et assassinées.

Laura Lederer, qui a réuni les textes de L’envers de la nuit, fait état de la désensibilisation qui se produit chez les consommateurs de porno, à force d’assister à une victimisation systématique des femmes. Jusqu’à maintenant, 95% d’entre eux n’étaient que des hommes. À partir de la loi 109 (qui sera votée fin juin), les femmes et les enfants en consommeront de gré ou de force à la maison, puisque le gouvernement du Québec entend abandonner toute juridiction sur le contenu des films commercialisés ailleurs qu’en salles de cinéma et brasseries.

Je me dis que si le gouvernement avait comme intention de dégoûter les femmes à tout jamais de la sexualité masculine, il ne s’y prendrait pas autrement. Car la porno qui associe la violence à la sexualité dépouille les hommes et les femmes de cette sexualité, pour ne faire subsister que la domination et l’humiliation. La bande sonore ne cesse de répéter à celle qu’on viole et torture que c’est elle, la garce, qui est coupable de ce qui lui arrive. À ce titre, on pourrait associer les promoteurs de la loi 109 aux tenants de la tradition chrétienne d’extrême-droite qui a toujours considéré la sexualité humaine comme suspecte et la femme comme une occasion de pécher et l’ennemie numéro un de l’homme. Et c’est cette idée réactionnaire de punition qui ressort nettement de ces films : la femme est l’ennemie à abattre.

Si la porno dure entre dans nos maisons avec la télé payante, comment allons-nous réagir ? Allons-nous en être des consommatrices aliénées et y devenir insensibles nous aussi ? Allons-nous nous sentir réduites au silence et à l’impuissance parce que terrorisées devant ce spectacle plus menaçant que jamais ? Heureusement qu’au Québec, un fort courant d’opposition à la pornographie s’est développé dans divers mouvements de femmes, comme aux Etats-Unis.

Le projet de loi 109 défie cette opposition. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il existe de bons apôtres à l’esprit « libéral » dit de gauche, qui militent en faveur de la circulation de ces films au nom de la « liberté d’expression ». Ces intégristes de la religion phallocrate, qui immolent encore des femmes sur l’autel du Phallus, montrent qu’ils sont encore incapables de la moindre évolution. Ils essaient encore de nous faire croire, comme Freud en son temps, que l’instinct sexuel mâle est si agressif qu’il doit être assouvi au moyen de fantasmes sado-masochistes. « Ne nous enlevez pas la pornographie, sinon vous lâchez les fauves. » (Susan Griffin) Ils jettent la confusion dans les esprits en faisant de la porno une question d’ordre moral et non de sexisme, ce qui leur permet de se gargariser avec le mot « censure ».

S’ils sont conséquents avec eux-mêmes, ils réclameront que soient autorisées la propagande haineuse contre les gens de race noire ou de race juive, la torture systématique dans la vie comme sur l’écran, etc. Ils seront d’accord avec les entremetteurs de Pigalle qui pour la somme de 1 000 F (166$) permettent aux touristes d’assister à de réelles clitoridectomies pratiquées sur des Africaines de six ans pendant que des chants exotiques tentent de couvrir les cris des suppliciées (Le Monde, 11 mars 1983).

Il faut dire que la France s’apprête à se doter d’une loi anti-sexiste explicite, ce qui éliminera le critère d’ordre moral, notamment dans le jugement des films. Si le Québec s’était doté d’une telle loi, les auteurs de la loi sur le cinéma et sur la vidéo seraient dans l’obligation de légiférer dans l’esprit de la réglementation du CRTC concernant les stéréotypes sexuels.

Si nous n’en sommes pas encore là, c’est que l’industrie de la porno est trop rentable, non seulement pour le capital privé, mais aussi pour les coffres de l’État.

Est-ce là la première étape d’un nouveau gynocide ? Que peut-il nous arriver de pire ? La porno s’insère dans la séquence patriarcale comme l’inscription du vrai visage du patriarcat, enfin découvert. On peut y lire en clair la signature éclatante des hommes sur le plus grand crime de l’histoire, enfin avoué.

Quand je pense aux femmes réelles qui servent de pâture à la fiction meurtrière des cerveaux masculins, je me rends compte et j’écris, la mort dans l’âme, que la crucifixion continue et que ce sont les femmes, comme toujours, que l’on crucifie.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 septembre 2006.

Louky Bersianik


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