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Tolérer l’intolérable au nom de la diversité culturelle est une forme de colonialisme

5 novembre 2007

par Claude Ber, poète et dramaturge

Wassyla Tamzali était, avec Claude Ber, l’invitée du Droit Humain au Salon du Livre maçonnique, le 21 octobre 2007. Son livre Une éducation algérienne, qui vient de paraître chez Gallimard, est, en effet un événement tant du point de vue politique que littéraire.



Du point de vue politique, car à travers l’histoire de sa famille et celle de son propre parcours, c’est l’histoire de la révolution algérienne, de l’espoir de démocratie jusqu’à l’appropriation du pouvoir par quelques-uns et aux menaces actuelles de la montée de l’extrémisme islamiste, que retrace et analyse Wassyla Tamzali. Et elle le fait avec un courage et une lucidité qui mettent cet ouvrage au centre des enjeux actuels mondiaux.

Du point de vue littéraire aussi, car la qualité de l’écriture, qui vaut au livre d’être mis sur la liste des candidats retenus pour le prix Médicis, dépasse le témoignage, et le place d’emblée dans l’histoire de la littérature algérienne.

Issue d’une grande famille algérienne, Wassyla Tamzali assiste à l’assassinat de son père, pourtant membre du FLN, par un jeune exalté. Devenue avocate, elle participe à la construction de l’Algérie nouvelle avant de devenir responsable internationale à l’UNESCO en tant que directrice du programme sur les droits des femmes. Sa vie se confond alors avec la lutte pour l’égalité entre hommes et femmes dans un contexte international, qui voit ces droits menacés par les extrêmes et les idéologies inégalitaires.

Claude Ber, poète et dramaturge, engagée dans le Forum des Femmes de la Méditerranée avec Wassyla Tamzali et signataire du Manifeste des Libertés à la rédaction duquel Wassyla Tamzali a contribué et qui a été publié dans Libération du 16 février (www.manifeste.org), jouait ici le rôle de modératrice, interrogeant Wassyla Tamzali tant sur son livre que sur ses positions laïques et démocratiques, qu’elle partage et qui sont d’une brûlante actualité.

Le compte-rendu ne peut rendre la richesse de l’exposé de Wassyla Tamzali, qui s’appuie sur deux piliers : la profondeur de la réflexion conduite depuis des années et l’amplitude de l’expérience à la fois algérienne et internationale. Son livre permet de la retrouver, mais on peut en dégager quelques axes majeurs.

D’abord la raison d’être de ce livre.

C’est un livre d’espoir et de mémoire pour les générations futures. Livre longuement mûri et qui montre comment des révolutions porteuses de promesse d’évolution peuvent conduire dans une impasse et manipuler même, au profit de quelques-uns, les forces les plus réactionnaires.

Ce qui est visé ici, c’est sans fard et sans détour la montée en force de l’islamisme, avec la dénonciation de l’assignation à l’identité, et l’imposture que recouvre toujours ces identités factices reconstruites par tous les nationalismes, les fascismes, tels que les a d’ailleurs connus l’Europe en Italie et en Allemagne, et qui mettent un terme à l’espoir de progrès.

C’est ici le piège du culturalisme et du différentialisme qui est dénoncé en ce qu’il porte d’assignation à des « identités meurtrières » parce que figées et obligées. La culture, dit Wassyla Tamzali « c’est le droit de ne pas être ce que je suis ». Si chacun est, certes, héritier d’une histoire, il n’en est ni l’otage ni le prisonnier. La reconnaissance de la diversité se fait au nom des droits de la personne humaine, non au nom d’une prétendue égalité des cultures, qui autoriserait aux uns un recul critique et des avancées de droit, comme l’Occident l’a fait, et enfermerait les autres dans un passé immobile.

C’est là une autre forme de colonialisme, celle qui consiste à tolérer l’intolérable sous prétexte du respect de la diversité culturelle, alors que c’est transformer en privilège un juste droit. Ainsi en est-il du droit des femmes, dont Wassyla Tamzali connaît la situation mondiale, encore trop souvent serve, sans reconnaissance des droits humains fondamentaux. La tolérance a pour limite l’intolérable.

Et c’est cette limite-là qu’oublient les intellectuels occidentaux lorsqu’à l’abri de leurs propres droits, ils renoncent à soutenir l’avancée démocratique des autres pays au prétexte de différences culturelles présentées comme indépassables, alors même que toute l’histoire de la culture et de l’identité sont mouvements et influences. Cette trahison des intellectuels occidentaux, née d’une sorte de remords post-colonialiste, en est une autre forme car il refuse à l’interlocuteur ce droit au progrès et à la liberté.

On fait toujours taire le juste droit par des manœuvres idéologiques, d’accusations de « bourgeoisie », d’ « occidentalisation », qui rappellent toutes les formes de bâillonnement et d’excommunication des totalitarismes. C’est ce juste droit des peuples à la liberté, et notamment des femmes à des droits égaux et à une liberté égale que Wassyla Tamzali appelle à soutenir sans se laisser piéger par une dialectique spécieuse. Elle rappelle aux Occidentales qu’elles n’ont pas hésité à se lever contre les inégalités de droits liées à leur propre culture judeo-chrétienne et gréco-latine. Au nom de quoi serait-il interdit à d’autres femmes de se lever contre leurs propres traditions asservissantes et au nom de quoi les y enfermerait-on ?

Wassyla sera confortée dans cette voie par une anecdote qui la ramène dans les luttes de son pays, après un long recul pris à cause des accusations répétées « Tu n’es pas comme les autres ». C’est ce vibrant appel à un combat jamais fini pour la liberté qu’elle retrouve, lors d’un meeting à Alger au début de l’entrée en scène des islamistes, en 1989, à Alger, dans le cri d’une femme algérienne « du peuple », qui se dresse contre une jeune islamiste voilée de noir, pour dire que jamais ses filles ne porteront le voile, qu’elle s’était battue toute sa vie pour l’enlever !

Et, au-delà, de cette défense de la liberté, à travers elle, c’est un hymne à un pays, l’Algérie, à son devenir, à son droit à devenir qui est célébré tout le long des pages de Une éducation algérienne.

Quelle « liberté de choix » ?

Le débat très riche qui suit l’intervention de Wassyla Tamzali et son échange avec Claude Ber, donne lieu à de nombreuses questions.

Celle du voile apparaît en premier. Parce qu’il cristallise le problème.

Un témoignage rapporte comment, à la fin de la guerre d’Algérie, l’abandon du voile fut le premier signe de libération des femmes, comment elles pouvaient enfin sortir librement alors qu’aujourd’hui fumer une cigarette dans la rue, boire un verre de bière, pour une femme comme pour un homme d’ailleurs, est devenu impossible. Il faut mesurer l’état d’absence de liberté et la chape de plomb qui pèse sur l’Algérie actuelle.

Une autre intervention souligne, qu’en Occident, le port du voile est chez beaucoup de jeunes femmes une riposte au sentiment de n’être pas acceptées.

Wassyla Tamzali souligne deux choses. D’abord la différence entre une tradition - elle a vécu, elle, dans la tradition algérienne - et une conduite forcée. Elle souligne ce que pouvait avoir d’oppressant pour les femmes - mais pour les hommes aussi - cet asservissement dévoué de la femme à l’homme que l’islamisme instrumentalise, prive de toute individualité et qui n’existe que pour « mettre au monde et élever le musulman ».

WT invite aussi à approfondir la réflexion au-delà du constat sociologique, en répondant à l’argument qui avance que le choix de beaucoup de femmes qui mettent le voile est « libre ». Comparons ce choix, dit-elle, à celui d’entrer en maçonnerie et admettons que tous deux soient également libres. La grande différence, outre les idéologies différentes qui sont à l’œuvre, est que l’on peut quitter la maçonnerie et que ce choix n’entraîne pas les autres. Le censément « libre choix » du voile en revanche risque d’être sans retour et entraîne les autres dans un mouvement d’asservissement. On met d’abord le voile par revendication identitaire, puis par obligation pour soi et pour toutes les autres qui ne l’avaient pas choisi parce qu’on a contribué à la mise en œuvre d’un dogmatisme et qu’on a contribué au danger de l’avancée d’un régime totalitaire. Car, et Wassyla Tamzali insiste sur ce point, lorsqu’il n’existe pas l’arsenal de droit qui permet l’égalité, lorsqu’une femme ne bénéficie pas, comme en Occident, de la protection du droit, le geste n’a pas les mêmes conséquences. Il faut y réfléchir lorsqu’on parle, à partir d’une société où les droits fondamentaux sont acquis, d’autres sociétés où ils ne sont pas acquis.

Une intervention fait alors ressortir l’analogie ressentie entre les paroles et la lutte de Wassyla Tamzali et celles de la fondatrice du Droit Humain, Maria Deraismes. C’est, mutatis mutandi, avec les différences d’époque et de contexte, la même revendication d’égalité, de liberté, de respect des droits humains qui résonnent avec une parenté entre ces deux femmes de courage et de lucidité qui invite à d’autant plus de vigilance et d’écoute.

Un dernière intervention met Wassyla Tamzali au défi de définir en quelques minutes le rapport entre tradition et progrès, ce qu’elle fait en rapportant l’apologue africain de l’arbre et de la pirogue : depuis toujours, dit le conte, s’affrontent ceux de l’arbre et ceux de la pirogue, ceux qui se définissent par leurs racines, ceux qui se définissent par leur élan vers l’ailleurs. Mais c’est avec l’arbre qu’est faite la pirogue...

C’est sur ces mots que se clôt cet échange très riche, que le livre de Wassyla Tamzali permet d’approfondir et de prolonger.

Claude Ber, écrivaine

Derniers livres parus des deux invitées :

 Wassyla Tamzali, Une éducation algérienne, Ed. Gallimard 2007
 Claude Ber,

La mort n’est jamais comme, Prix international Ivan Goll, Ed. de l’Amandier 2006

Lire aussi : « Féministes, je vous écris d’Alger »

, par Wassyla Tamzali

Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 octobre 2007

Claude Ber, poète et dramaturge


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