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Au-delà du discours sur la prostitution, la vie réelle des femmes prostituées

29 novembre 2006

par Ana Popovic, animatrice communautaire, et Carole Lizée, membre du C.A. du Centre des femmes de Laval

Dire publiquement que la prostitution n’est pas un métier est loin de nier l’expérience des femmes qui en sont victimes. Nous n’avons jamais rencontré une femme qui tire une source de plaisir et de réalisation de soi dans la prostitution. Au contraire, les témoignages des « survivantes » sont accablants.

Selon leurs témoignages : Un homme paye pour te pénétrer, et après celui-ci, un autre et encore un autre. Tu te sens réduite à des orifices. Ce n’est pas drôle se faire pénétrer par tant d’hommes, dans le vagin, dans la bouche et l’anus. C’est dégeulasse, son sperme qui coule au coin de ta bouche et qui te donne envie de vomir. Sans égard à toi, ils te pénètrent avec leurs mains, des objets, leur pénis. Parfois, ils t’insultent. Parfois, ils te frappent. En tout temps, tu dois faire semblant de jouir et d’aimer ça. Lui, tu le trouves gentil, parce qu’il ne t’a pas pissé dessus, parce qu’il t’a dit que tu es belle, parce qu’il n’a pas baissé le prix prétextant que tu as des bourrelets. Mais, en même temps, tu le sais qu’il est comme les autres, qu’il paye parce qu’il n’a rien à foutre de toi, parce qu’il paye l’accès à ton corps pour se faire plaisir et que tu dois toujours faire semblant d’aimer ça.

Quand les 20 minutes sont passées, que enfin tu te dis « ça y est, c’est fini », lui, il dit « encore, j’ai bientôt fini, attends, attends ». Toujours attendre, toujours encore et toujours plus de ton corps pour l’homme », témoigne une militante du Centre des femmes de Laval. « Etendre l’incapacité de ton âme à celui-ci, comme à ceux qui t’ont violée quand tu étais enfant. Toi, tu n’existes pas. Tu n’es rien. Tu n’as pas d’émotion. Tu ne peux rien dire. Ta parole est muselée par les monstres phalliques. Tu n’as pas de nom et tu oublies ton âge.

« Voilà, c’est ça la prostitution. Nous ne choisissons pas d’être prostituée, nous le subissons. »

Une « liberté » limitée par les antécédents

Les femmes ne rentrent pas librement dans la prostitution. Cette affirmation fait abstraction de la réalité des conditions de vie des femmes et des conditionnements sociaux. Beaucoup de femmes prostituées ont été violées dans leur enfance ou leur adolescence ou leur vie de femme, par un homme, par plusieurs hommes ou par plusieurs hommes en même temps. Elles ont été violées par des hommes qu’elles connaissaient, qu’elles aimaient, à qui elles faisaient confiance, ou par des inconnus.

Elles ont été rejetées par leur famille. Elles ont vu leur père traiter leur mère de grosse vache. Elles sont pauvres et elles ne savent pas où aller dormir. Elles n’arrivent pas à payer le loyer, ni les articles scolaires pour les enfants. Elles aimeraient que leur enfant prenne des cours de sport. Elles sont victimes d’une gang de rue qui leur promet l’appartenance à un groupe. Elles sont victimes d’un conjoint violent. Elles sont toxicomanes. Et si jamais il y en a une sur des milliers qui a eu une enfance heureuse et qui est ingénieure, elle n’a pas été élevée en dehors du patriarcat et de la pression de plaire aux hommes.

Les conditions de « travail » d’une danseuse nue vieillissante

La condition de vie des femmes, piégées dans l’industrie du sexe, empire avec l’âge. Cette aggravation des conditions de vie est due à la demande masculine de femmes plus jeunes et plus naïves sur le marché. C’est important que les femmes le sachent et on en parle très peu.

Par exemple, des femmes vont danser nues en pensant qu’elles vont gagner beaucoup d’argent en remuant un peu le ventre devant des hommes qu’elles méprisent avec raison. Mais dans les faits, elles payent 50$ au propriétaire du bar pour « louer l’espace » et le « service de protection » du portier. Elles doivent danser sur une scène pour se faire « une clientèle » en concurrence avec les autres femmes. Pour exciter les hommes, elles doivent s’inspirer des clichés pornographiques et mimer des gestes dégradants : remuer les fesses à quatre pattes, se masturber en public, etc. Elles doivent personnifier un stéréotype sexiste comme la femme-enfant perverse, la maman incestueuse, la soignante nymphomane, la méchante, l’exotique et l’animal. Un exercice particulièrement douloureux et dégradant pour les femmes.

Puis, dans un espace aussi petit qu’une toilette publique, elles se transforment en corps public. Elles n’ont pas d’espace de négociation. Au contraire, elles sont généralement obligées de repousser les limites de leur intégrité pour gagner plus d’argent. Elles doivent aussi remodeler leur corps pour atteindre une image stéréotypée du corps féminin. Elles se font dire qu’elles sont laides pour qu’elles baissent leur tarif. Souvent, elles sortent les poches moins remplies d’argent qu’à leur entrée. L’alcool n’est pas gratuit, mais souvent nécessaire pour survivre à toute cette humiliation.

Puis, à l’âge de 25-30 ans, elles sont déjà trop vieilles pour plaire aux hommes. Alors, si elles n’ont pas réussi à faire des études, il ne reste pas 10 000 alternatives autres que faire de la prostitution dans un sauna, être « escorte », et en bout de la ligne « faire la rue ». Dire que ces femmes ont un pouvoir de négociation et qu’elles sont autonomes, c’est faire abstraction des rapports de domination des hommes sur les femmes, abstraction du patriarcat et de la logique capitaliste qui régit l’industrie du sexe.

Des mécanismes de survie

Imaginez-vous à leur place, votre corps est disponible aux fantasmes sexuels des hommes, les uns après les autres, vous réduisant à de simples orifices et objets sexuels. Pour survivre, les femmes établissent des mécanismes de survie. Par exemple, elles essaient de ne plus être dans leur corps. Beaucoup d’entre elles prennent des drogues pour se séparer de leur âme et d’elles-mêmes. Les survivantes de la prostitution témoignent qu’une des façons de survivre résiderait dans le fait de se dire que c’est leur choix de se prostituer, tout comme certaines femmes victimes de violence conjugale se disent parfois qu’elles sont bien dans leur relation avec le conjoint violent.

Les survivantes de la prostitution au Centre des femmes de Laval témoignent que l’impression du choix individuel est une conséquence de la prostitution quand elles n’ont pas les moyens de s’en sortir. Le danger actuel est l’instrumentalisation de cette conséquence pour justifier l’existence de la prostitution, et donc le libre accès des hommes aux corps des femmes.

Comme les femmes victimes de violence conjugale, les femmes prostituées se disent parfois : « Je ne suis plus capable, je ne mérite pas de me sentir ainsi ». Comment allons-nous accueillir cette espérance, en tant qu’intervenante féministe, si nous considérons que la prostitution n’est pas une violence faite aux femmes ? Pour s’en sortir, les femmes ont besoin de se déculpabiliser et de comprendre le système opprimant de domination masculine dont elles sont victimes. Pour s’en sortir, elles ont besoin d’un espace d’action, parce qu’elles sont nombreuses à vouloir prévenir la violence que risquent de subir les filles de demain.

Prochain article : « Les hommes préfèrent le discours apolitique sur la prostitution ».

Mis en ligne sur Sisyphe, le 30 novembre 2006

Ana Popovic, animatrice communautaire, et Carole Lizée, membre du C.A. du Centre des femmes de Laval


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