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Une expérience partagée : la violence
Extraits du rapport du Sous-comité de l’examen des lois sur le racolage, 2006

13 décembre 2006

    Les prostituées sont des éléments très vulnérables de la société. Elles sont exposées à l’humiliation, à l’exploitation sexuelle et à la violence des clients, des proxénètes et de commerçants (1).

Avec les disparitions et les meurtres sadiques de plusieurs femmes qui se livraient à la prostitution, particulièrement à Vancouver et à Edmonton, le public a pris conscience de la violence dont sont victimes les personnes prostituées au Canada. Cette violence n’est pas nouvelle et elle est loin de se limiter à la ville de Vancouver ou encore à celle d’Edmonton. En effet, les personnes qui s’adonnent à la prostitution, particulièrement celles qui pratiquent à partir de la rue, sont aux prises avec tout un éventail de formes d’abus et de violence, allant des coups de sifflet et des insultes, aux agressions, au viol et au meurtre. La violence se vit aussi bien avec certains clients, certains proxénètes ou revendeurs de drogues, qu’avec des membres du grand public, des collègues de travail et même certains policiers.
Bien que la plupart des études reconnaissent que ces violences sont plus fréquentes contre ceux et celles qui opèrent à partir de la rue, elles ne sont pas exclusives à ce milieu de pratique. Interrogé au sujet de la violence dans les établissements de prostitution, le surintendant Kevin Vickers, de la Gendarmerie royale du Canada, a noté : « J’ai fait enquête sur la mort de jeunes prostituées qui travaillaient pour des agences d’escorte. À Calgary, en particulier, je me souviens de deux femmes qui travaillaient justement pour un service d’escorte à Calgary même. Il y a de la violence . » (2)

Colette Parent, professeure au département de criminologie de l’Université d’Ottawa, a aussi parlé de ce phénomène. Elle a raconté au Sous-comité que les conditions de travail dans les établissements de prostitution et les agences sont variables, pouvant aller de très bonnes et respectueuses à des conditions qui s’apparentent davantage à l’esclavage. Au dire de cette chercheure, certains salons de massage forcent les femmes à réaliser toutes les fantaisies des clients, alors que d’autres respectent leurs choix et s’intéressent davantage à leur bien-être. C’est également le discours qu’a tenu le criminologue John Lowman quand il a noté lors de son témoignage :

    Nous voulons par ailleurs faire très attention à ne pas envisager les pratiques hors rue comme un bloc monolithique. Il existe des endroits haut de gamme où les femmes ont une grande marge de manœuvre sur leurs conditions de travail, mais dans d’autres, les femmes sont séquestrées et soumises à une espèce de système de servitude pour dettes, qui à mes yeux n’est rien de moins que de l’esclavage. Elles travaillent sous le joug d’une dette qu’elles ne réussiront jamais à rembourser (3).

a. Une activité dangereuse selon les données sur l’homicide

D’après les données sur l’homicide publiées par le Centre canadien de la statistique juridique (CCJS), la prostitution est une activité très dangereuse. De 1994 à 2003, au moins 79 personnes prostituées auraient été tuées pendant qu’elles se livraient à la prostitution. Il convient de souligner que ce nombre est presque assurément en deçà des données réelles, puisque seuls les cas où les policiers ont pu déterminer que le décès s’était produit pendant les activités de prostitution sont ici rapportés.
La presque totalité des personnes ainsi tuées étaient des femmes, soit 95 p. 100 de femmes contre 5 p. 100 d’hommes. Quant aux auteurs de ces homicides, ils étaient dans plus de 85 p. 100 des cas des clients, tel que le suggère une étude réalisée par Statistique Canada dans les années 90. Les trois quarts des 79 homicides répertoriés par le CCSJ se seraient produits dans les six régions métropolitaines suivantes : Vancouver, Edmonton, Toronto, Montréal, Winnipeg et Ottawa-Gatineau (4).

Cette violence extrême à l’endroit des personnes qui se livrent à des activités de prostitution intéresse également le criminologue John Lowman, de l’Université Simon Fraser, qui a procédé à la compilation des homicides perpétrés contre des personnes prostituées en Colombie-Britannique de 1960 à 1999. Notons que contrairement à la compilation du CCJS, les données d’homicide compilées par le professeur Lowman ne se limitent pas aux homicides perpétrés à l’endroit de personnes prostituées pendant qu’elles se livraient à des activités de prostitution.

[....]

(...) on observe une augmentation importante des homicides perpétrés à l’endroit de personnes prostituées connues au milieu des années 80. De 8 homicides commis entre 1980 à 1984, on est passé à 22 homicides pour la période 1985 à 1989. Aux dires de M. Lowman, cette augmentation est en lien avec l’introduction dans le Code criminel de l’article qui a rendu illégale la communication à des fins de prostitution dans un lieu public (article 213) et avec cette tendance, née à peu près en même temps, à nettoyer les rues de la prostitution. M. Lowman a soutenu lors de son témoignage que la loi pénale met en danger les personnes prostituées en les forçant à conclure trop rapidement leurs négociations avec leurs clients, en compromettant leur chance de signaler à la police les incidents de violence dont elles sont victimes, et en les contraignant à pratiquer la prostitution dans une grande clandestinité. Mentionnons, enfin, que cette question de l’impact des lois sur la pratique de la prostitution fera l’objet d’une discussion en profondeur au chapitre cinq.

b. L’expérience de la violence selon les données fondées sur des entretiens avec des personnes pratiquant la prostitution

Les études fondées sur des entretiens en profondeur avec des personnes impliquées dans la prostitution font aussi largement état de la violence dirigée à l’endroit des personnes prostituées. Selon certaines recherches, les agressions de toutes sortes, y compris les agressions sexuelles, seraient chose courante chez ceux et celles qui se livrent à des activités de prostitution, particulièrement ceux qui pratiquent à partir de la rue. Les résultats d’une enquête réalisée à Vancouver ont révélé que les trois quarts des personnes interrogées avaient été victimes d’un acte de violence au cours des six mois ayant précédé l’enquête (5).

Les connaissances se rapportant à la violence dirigée envers les personnes qui se livrent à la prostitution hors rue sont beaucoup moins importantes. Ces personnes, nous l’avons vu, sont souvent invisibles à la recherche conventionnelle, ou du moins plus difficile d’accès. Au dire des témoins, il semblerait néanmoins que les personnes qui pratiquent de telles activités font face, de façon générale, à moins de violence (6).

Pour ceux et celles qui pratiquent à partir de la rue, les insultes et le harcèlement provenant de membres du public, de commerçants ou encore de policiers sont des réalités souvent quotidiennes (7). La stigmatisation des personnes qui se livrent à la prostitution les expose à une variété de formes de violence. Les considérant bien souvent comme des criminel(le)s et comme des citoyens et citoyennes de seconde classe, certains se permettent de les humilier, de les harceler, de leur jeter des objets, ou encore de les abuser physiquement.

Aux dires de certains témoins, les médias contribuent grandement à cette stigmatisation (8). Les propos de Kyla Kaun, directrice des relations publiques de la société PEERS (Prostitutes Empowerment Education and Resource Society) de Vancouver, résument bien le sentiment qu’ont partagé avec nous plusieurs personnes qui vendaient des services sexuels :

    Je crois que ce sont les médias qui contribuent le plus à [la stigmatisation] en employant le genre de termes qu’ils emploient et qui équivalent pour nous, honnêtement, à de la propagande haineuse. Ce n’est pas en parlant de « pute camée » qu’on invite le grand public à faire preuve de compassion à l’égard de ces personnes. Il y a aussi les images. On emploie presque toujours les pires photos qui existent de ces personnes. Ne me faites pas croire qu’il n’y aurait pas une photo d’école ou une photo plus jolie. Non, on publie toujours la photo signalétique, prise quand la personne est à son plus bas. C’est en publiant des photos comme cela qu’on amène les gens à se demander pourquoi il faudrait tenter de sauver ces personnes. Si on publiait plutôt la photo d’école d’une prostituée ou une photo la montrant avec sa famille ou ses enfants, on donnerait une impression différente de celle qu’on aurait en voyant la photo prise lors de son arrestation (9).

Dans son étude, le Sous-comité a appris que beaucoup de policiers, surtout ceux qui font partie des escouades locales de la moralité, sont sensibles au mode de vie des personnes prostituées. En fait, de nombreuses personnes qui vendent leurs services sexuels ont dit au Sous-comité qu’elles avaient une bonne relation avec ces policiers.

Cependant, d’autres témoignages ont mis en évidence les relations difficiles qui peuvent exister entre les personnes prostituées et les policiers. Selon des témoins rencontrés, il arrive même que des policiers les agressent physiquement (10). Voici ce que Maggie deVries a soutenu lors de son témoignage en évoquant l’expérience de sa sœur Sarah avec certains policiers du secteur Est du centre-ville de Vancouver :

    Elle m’a relaté toutes sortes d’expériences qu’elle a vécues avec la police. Il s’agit d’agents de police en particulier - non pas de la police en général, mais d’agents de police - qui l’avaient battue. C’est le genre d’histoire que j’entends sans cesse chez les travailleuses du sexe de Vancouver, des femmes qui ont connu la violence aux mains d’agents de la police. Ce n’est pas quelque chose qui s’est produit une fois ou deux, c’est quelque chose dont elles sont régulièrement victimes, à des moments différents et avec des agents de police différents (11).

Cette violence a également été documentée par la Pivot Legal Society dans un rapport intitulé To Serve and Protect : A Report on Policing in Vancouver’s Downtown Eastside. Ce rapport documente des actes de violence qui auraient été commis par des membres du service de police du secteur Est du centre-ville de Vancouver à l’endroit de 50 personnes qui pratiquaient la prostitution dans ce secteur en 2002 (12).

La violence à l’endroit des personnes prostituées tient également au fait que certains policiers ne prennent pas aux sérieux la violence dont elles sont victimes, considérant bien souvent que cette violence est inhérente à la pratique prostitutionnelle et que toute personne qui s’adonne à ce genre d’activités ne devrait pas s’étonner d’être maltraitée (13). Une intervenante chez Cactus Montréal, Darlène Palmer, a fait cette observation :

    Il arrive que des femmes viennent à moi et me disent avoir discuté avec un policier d’une blessure ou d’un mauvais client se trouvant alors sur les lieux, pour se faire dire par le dit policier : « Ma chérie, ça fait partie de la game ». Non, ça ne fait pas partie de la game (14).

Lors de sa comparution, Renée Ross, présidente du programme Stepping Stone à Halifax, a tenu à souligner l’attitude variable des membres du service de police d’Halifax :

    D’un côté, vous avez une partie du service de police qui leur vient en aide et qui leur donne du soutien, et, d’un autre côté, il y a l’escouade de la moralité qui pose beaucoup de problèmes. Il y a quelques mois, une de nos clientes a été sauvagement battue. Elle est rentrée chez elle et a appelé la police. Un policier s’est présenté à sa porte. Lorsqu’il l’a vue, étant donné qu’elle est connue du milieu policier, il a téléphoné au poste pour dire qu’il ne s’agissait que d’une prostituée, puis il est reparti (15).

Nous avons aussi appris que la majorité des personnes prostituées ne rapportent pas les agressions dont elles sont victimes de peur de ne pas être prises au sérieux, d’être jugées ou encore d’être criminalisées pour avoir participé à des activités de prostitution.

(Fin de l’extrait du rapport du Sous-comité de l’examen des lois sur le racolage, 2006)

Notes

1. Gwendolyn Landolt, vice-présidente nationale, Real Women Canada, témoignage devant le Sous-comité, 14 février 2005.
2. Témoignage devant le Sous-comité, 13 avril 2005.
3. John Lowman, professeur, Université Simon Fraser, 21 février 2005.
4. Roy Jones, directeur, Centre canadien de la statistique juridique, Statistique Canada, témoignage devant le Sous-comité, 16 mai 2005.
5. John Lowman et L. Fraser, Violence Against Persons Who Prostitute : The Experience in British Columbia, Direction générale de la recherche, de la statistique et de l’évaluation, ministère de la Justice, 1995.
6. Voir, par exemple, les témoignages de Frances Shaver, Colette Parent, John Lowman, Leslie Anne Jeffrey et de nombreuses personnes qui se livrent à la prostitution.
7. Il est important de reconnaître que les collectivités sont victimes elles aussi des activités liées à la prostitution. Le but premier du Sous-comité est de trouver un juste équilibre afin de causer le moins de tort possible aux collectivités et aux personnes qui se livrent à la prostitution. Le chapitre 3 traite plus longuement de la question des ravages causés dans les collectivités par la prostitution.
8. Voir, par exemple, les témoignages de Cherry Kingsley, Nick Ternette, Jen Clamen et Kyla Kaun. Il est important de savoir que cette question a été soulevée à maintes reprises pendant les audiences à huis clos avec des personnes qui se livraient à des activités de prostitution.
9. Témoignage devant le Sous-comité, 29 mars 2005.
10. Voir entre autres les témoignages de la Pivot Legal Society, de Maggie deVries et de Renée Ross, du programme Stepping Stone à Halifax.
11. Témoignage devant le Sous-comité, 16 février 2005.
12. Ce document est accessible à l’adresse Internet suivante : http://www.pivotlegal.org/.
13. Voir notamment Groupe de recherche STAR, La sécurité et le bien-être des travailleurs et travailleuses du sexe, mémoire présenté au Sous-comité, juin 2005.
14. Témoignage devant le Sous-comité, 16 mars 2005.
15. Témoignage devant le Sous-comité, 17 mars 2005.

Mis en ligne sur Sisyphe, 13 décembre 2006.




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