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Dégénération de "Mes aïeux", un engouement questionnant

12 janvier 2007

par Lori Anne Briggs, sociologue et féministe

Récemment, une chroniqueuse d’une émission de la radio de Radio-Canada invitait l’auditoire à écouter attentivement les paroles de la chanson Dégénération, du groupe musical « Mes Aïeux », qu’elle s’apprêtait à faire jouer. Férue que je suis de ces groupes qui allient musique traditionnelle aux paroles qui nous racontent notre histoire, et ne m’étant jamais arrêtée à l’écouter au complet, je me suis volontiers prêtée à cet exercice. Mais c’était aussi pour tenter de comprendre ce qu’il y a de plus dans cette chanson, qui lui vaut cet engouement ces derniers temps et qui, selon la chroniqueuse, est attribuable au réalisme des paroles.

J’ai été un peu déçue. Non pas de la chanson en tant que telle puisque le parolier est quelqu’un qui écrit avec son bagage de connaissances et ses interprétations de la vie. Mais j’ai été plutôt déçue de l’engouement qu’elle suscite puisque celui-ci témoigne d’une identification étendue à ce qui est dit dans cette chanson. Et, ce qui est dit dans cette chanson, d’une part, occulte des éléments de l’histoire et de la réalité actuelle et d’autre part, véhicule un ensemble de stéréotypes sexuels très marqué et constitue une [autre] attaque lancée aux baby boomers.

Les aïeux, parlons-en, mais des aïeules itou ! Il faudrait peut-être que les filles et les garçons sachent qu’en plus d’avoir accouché et élevé une douzaine d’enfants, leurs aïeules ont, elles aussi, participé à défricher et à labourer la terre avec leurs aïeux. Ce, en plus de cuisiner hiver comme été sur le poêle à bois et de faire la lessive de la trâlée et du mari, incluant les couches et les mouchoirs non jetables, avec comme seul soutien technique une planche à laver.

Pas plus fous que les autres, de cette misère-là, leurs grands-parents n’ont pas voulu et se sont dotés des appareils qui leur ont permis de s’alléger la vie. Aussi, ceux-ci ont bien dû abdiquer devant l’arrivée des denrées bon marché venues de nos voisins du sud qui coûtaient moins cher aux marchands que ce que les fermiers d’ici produisaient. Incapables de faire face à la concurrence, manquant de moyens pour agrandir leur terre et pour acheter la machinerie nécessaire à la rentabiliser, la plupart ont été forcés de vendre. De plus, c’est le grand-père lui-même qui a incité son fils à étudier pour qu’il devienne fonctionnaire et puisse ainsi assurer son avenir.

Les stéréotypes

Par ailleurs, en ce qui a trait aux stéréotypes, la première chose qui étonne, c’est qu’on s’adresse au « p’tit gars » par rapport à deux aspects de sa vie : son logis et ses perspectives professionnelles. Alors qu’à la « p’tite fille », on lui parle essentiellement de son rôle de procréatrice. En plus, le « p’tit gars » est en quelque sorte une victime à geler dans son 3, et qu’il peine à payer parce que son père n’a pas su lui transmettre l’héritage de ses aïeux. La fille, elle, est coupable de s’envoyer en l’air avec tout un chacun, et en plus, irresponsable qu’elle est, elle n’utilise pas de moyen contraceptif ; elle tombe donc enceinte et se fait avorter. Sa mère, elle, est coupable de ne pas l’avoir souhaitée.

Si c’est ça la réalité des jeunes qui entourent le parolier et ses admirateurs, ce n’est certes pas celle des jeunes qui m’entourent. Ce que je vois parmi ceux qui ont des problèmes, ce sont des jeunes hommes qui ont décroché de l’école, qui vivent chez leur parents, fument leur joint en jouant au jeu vidéo et vivotent en passant d’un boulot non payant à un autre encore moins payant, et ce, entrecoupés de périodes de chômage. Je vois leurs parents désemparés par tant d’inertie et qui feraient tout pour les aider. Les filles, elles, cumulent souvent études et travail, elles s’en vont rapidement en appartement, soit pour échapper au joug de leurs parents ou tout simplement pour accéder à leur indépendance. Une indépendance chèrement acquise par leurs mères et leurs grands-mères. Si elle ne peut ou ne veut prendre des contraceptifs, intrusifs et non sans conséquences sur sa santé, la p’tite fille est prise pour se fier au condom et au chum qui voudra bien le porter. Faute de collaboration, elle tombe enceinte, son chum ne travaillant pas, elle ne veut surtout pas vivre ce que sa mère a vécu, c’est-à-dire la monoparentalité « sur le b.s. ». Elle se fait donc avorter.

La nostalgie du bon vieux temps

Après avoir permis la mise en place de tout ce qu’il faut pour inciter les filles à devenir des objets sexuels et à adopter des comportements sexuels libertaires, on vient maintenant le leur reprocher. Un peu partout, on sent rejaillir depuis peu un mouvement de droite des plus conservateurs. Entre autres, on reproche aux jeunes de ne plus faire d’enfants, on remet en question l’avortement et on coupe le financement alloué pour continuer à avancer vers l’égalité.

Les théories essentialistes ont un regain de popularité. La nostalgie du bon vieux temps refait surface. Sinon, pourquoi tant d’engouement et d’identification à des paroles qui ne donnent qu’une vision partielle de l’histoire et de la réalité, qui confine le gars paumé dans sa léthargie et qui reproche à la fille ses comportements sexuels en la renvoyant à un unique rôle de reproductrice ? Certain-es et, parmi eux, pas mal de jeunes, semblent regretter, consciemment ou non, l’époque où les hommes et les femmes avaient des rôles sociaux bien campés : l’homme pourvoyeur et propriétaire, et la femme mère et ménagère.

Les comportements stéréotypés en rassure plusieurs et rendent la lutte au sexisme difficile. Il est à espérer un retour des analyses féministes fouillées pour contrer cette tendance.

Dégénération, du groupe « Mes aïeux »

Ton arrière-arrière-grand-père, il a défriché la terre
Ton arrière-grand-père, il a labouré la terre
Et pis ton grand-père a rentabilisé la terre
Pis ton père, il l’a vendue pour devenir fonctionnaire

Et pis toé mon p’tit gars, tu sais pu ce que tu vas faire
Dans ton p’tit 3 1/2 ben trop cher, frette en hiver
Il te vient des envies de devenir propriétaire
Et tu rêves la nuit...d’avoir ton petit lopin de terre

Ton arrière-arrière-grand-mère, elle a eu 14 enfants
Ton arrière-grand-mère en a eus quasiment autant
Et pis ta grand-mère en a trois c’était suffisant
Pis ta mère en voulait pas, toé t’était un accident

Et pis toé, ma p’tite fille, tu changes de partenaire tout le temps
Quand tu fais des conneries, tu t’en sauves en avortant
Mais y’a des matins, tu te réveilles en pleurant
Quand tu rêves la nuit... d’une grande table entourée d’enfants

Ton arrière-arrière-grand-père a vécu la grosse misère
Ton arrière-grand-père, il ramassait des cennes noires
Et pis ton grand-père, miracle, est devenu millionnaire
Ton père en a hérité, il l’a toute mis dans ses RÉER

Et pis toé, p’tite jeunesse, tu dois ton cul au Ministère
Pas moyen d’avoir un prêt dans une institution bancaire
Pour calmer tes envies de hold-upper la caissière
Tu lis des livres qui parlent...de simplicité volontaire

Tes arrière-arrière-grands-parents, ils savaient comment fêter
Tes arrière-grand-parents, ça swignait fort dans les veillées
Pis tes grands-parents ont connu l’époque yéyé
Tes parents c’était les discos, c’est là qu’ils se sont rencontrés

Et pis toé, mon ami, qu’est-ce que tu fais de ta soirée
Éteinds dont ta TV, faut pas rester encabané
Heureusement que dans vie, certaines choses refusent de changer
Enfile tes plus beaux habits... car nous allons ce soir danser-er-eR-ER

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 janvier 2007

Lori Anne Briggs, sociologue et féministe


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