source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=2575 -



Effritement

21 janvier 2007

par Laurent Fadanni

Il a suffi d’une note, d’une seule, un rien en dessous du ton. Il a suffi d’une note, à peine fausse, une entorse à la mesure, infime, à l’équilibre. Il a suffi de ça, de ce tout petit peu de trop, de pas assez, de juste un peu à côté. Il a suffi de rien, au fond, que le temps, pour que tout s’écroule, le superbe édifice. Nous le croyions bâti sur le roc, nous le croyions inamovible, imprenable. Mais nous étions ce socle, la citadelle habitée de nos bras, nos chairs s’annulant l’une dans l’autre, une seule et même entité. Il a suffi de peu pour que tout se mette en mouvement, se mette à trembler, ô la note, superbe pourtant, qui devait nous désunir d’un cran, un rien suffisant pour laisser le doute, la peur irrémédiablement s’engouffrer. Le reste était déjà hors de contrôle, inéluctable. La suite, une longue fissure, jusqu’à l’effondrement final, silencieux. Le diamètre de ces gouffres ne se calcule pas en mètres, en centimètres, pas même en millimètres. Il se calcule en mensonges, en non-dits, en faux silences restés mourants sur le bord des lèvres. Ô ce poids, inexprimable, sur nos épaules qui se croyaient grandes et fortes, si fragiles pourtant, tellement chétives. Le temps des comptes nous a saisis, anémiques, et les années en creux, lovés sous des carapaces, de baisers échangés nous avons fini par nous ronger l’un l’autre. Et quand il n’est plus rien resté de l’autre qu’une ombre, nous avons retourné nos morsures contre nous, nous nous sommes rongés de l’intérieur. Carapace, nous te voulions gardienne de notre secret ; nous avons fait de toi un tombeau, et c’est nous qui gisons. Tu t’écroules et tu révèles à l’air libre des corps vides, même plus les nôtres.

Où sommes-nous ? Dans quelle galaxie nos corps-poussière se sont-ils dispersés ? J’ouvre la paume de ma main, mais aucune trace, aucune empreinte, aucune marque de lèvres qui se seraient posées là, silencieuses, frémissantes, chaudes encore d’un baiser, le mien, le tien, le nôtre, j’ouvre ma main et puis - rien.

Extraits du recueil « Anatomie de l’Echec », à paraître aux éditions L’Interligne (printemps 2007).

Mis en ligne sur Sisyphe, le 20 janvier 2007.

Laurent Fadanni


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=2575 -