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Élection présidentielle en France
Faut-il bâillonner la "gauche de la gauche" ?

1er février 2007

par Richard Poulin, sociologue

Nicolas Sarkozy a été intronisé candidat de l’UMP (Union pour un Mouvement populaire) aux présidentielles. Quelque 98% des membres du parti ont voté pour lui et les ralliements à sa personne ont été légion. Le candidat aux présidentielles se veut rassembleur non seulement de la droite, mais de toute la France. Pour cela, il a mis (temporairement) au rancart ses promesses de « rupture ». En juillet 2005, le futur candidat à la présidentielle expliquait : « Pourquoi chercherais-je l’électorat du Front national ? Je l’ai déjà ! » On peut donc s’attendre à un déplacement de l’accent de sa campagne électorale. Pour gagner, il doit aller chercher des votes qui auraient naturellement tendance à se porter sur la candidate socialiste ou sur le candidat de l’UDF (Union pour la démocratie française), François Bayrou.

La candidate socialiste, Ségolène Royal, première femme à pouvoir devenir présidente, qui a également su rallier autour de sa candidature plusieurs personnalités de la mouvance « républicaine », dont Taubira et Chevènement, a le problème inverse. Pour gagner, elle entend courtiser le vote de ceux et de celles qui pourraient choisir Sarkozy. En même temps, il s’agit pour le Parti socialiste (PS) de limiter les candidatures à la gauche de sa candidate afin d’assurer son passage au deuxième tour. Il y a plus, bien sûr, et le chroniqueur du Devoir, Christian Rioux, a exposé certains des arguments qui militent pour le vote Royal dès le premier tour.

La responsabilité de la « gauche de la gauche » ?

Dans sa chronique du 22 décembre, Rioux explique que la « gauche de la gauche » en France est responsable d’avoir « fait élire la droite en 2001 [sic] ». Il ajoute, faisant flèche de tout bois, qu’elle a, « en collaboration avec l’extrême-droite, plongé l’Union européenne dans une des pires crises de son histoire ». Cet amalgame entre le NON anti-libéral et le NON ultra-nationaliste de l’extrême-droite laisse entendre que les citoyen-nes français ont erré, d’autant que la bonne société éclairée - patronat, journalistes des grands médias, politicien-nes de droite comme de gauche, intellectuel-les branché-es et artistes qui comptent - était favorable à la ratification de la Constitution européenne. Cela ressemble étrangement à la ferveur qui animait la « bonne société » québécoise favorable à l’Accord de libre-échange nord-américain quand les sondages d’opinion montraient l’opposition citoyenne à cette entente néolibérale. Un référendum démocratique aurait sans doute désavoué l’ALENA et « plongé » l’Amérique du Nord « dans une de ses pires crises » au profit des salarié-es des trois pays concernés.

Pour le chroniqueur du Devoir, le vote au premier tour aux prochaines présidentielles pour la candidate du PS est un choix rationnel (opposé à celui des « tripes ») et relève du « compromis social qui fera avancer toute la société ». Transposée au Québec, son argumentation signifierait qu’un vote pour Québec solidaire serait une erreur grossière, relevant des « tripes » plutôt que de la raison, malgré toutes les sympathies que l’on peut avoir pour cette formation politique.

Malgré l’amalgame odieux entre la « gauche de la gauche » et l’extrême-droite, l’argument est à prendre au sérieux. Les Français-es ont vécu un véritable traumatisme en 2002, où au deuxième tour des présidentielles, le candidat de la « gauche », Lionel Jospin, était écarté au profit du candidat de l’extrême-droite, Jean-Marie Le Pen. La multiplication des candidatures de gauche et d’extrême-gauche, et donc l’émiettement des voix, sont souvent perçus comme un risque de voir la gauche absente au second tour. Mais au nom de cette hantise, on est prêt à amputer le débat démocratique en empêchant la « gauche de la gauche » de se présenter devant les électeurs et les électrices, elle qui avait obtenu, toute formation confondue, plus de 10% des voix aux présidentielles de 2002.

Une loi antidémocratique

La loi de 1976 - condamnée à l’époque par le PS, car considérée comme profondément antidémocratique -, oblige les candidats potentiels à récolter 500 signatures d’élu-es pour pouvoir se présenter à l’élection. Elle fait peser sur les maires des petites communes une pression énorme. D’autant plus que maintenant les élu-es ayant apporté leur parrainage à tel-le ou tel-le candidat-e voient leurs noms rendus publics. Le geste de parrainage en faveur de la diversité du débat démocratique est, depuis, présenté comme un soutien politique. Pis encore, pour ne pas rééditer le fiasco de 2002, François Hollande, premier secrétaire du PS, a interdit aux élu-es socialistes tout autre parrainage que celui de la candidate socialiste.

Si la loi de 1976 était condamnée par le PS pour son caractère antidémocratique, pourquoi n’a-t-il pas profité de ses nombreux passages au pouvoir pour l’abroger ? Pourquoi la direction du PS veut-elle empêcher ses élu-es de permettre à des candidat-es d’autres partis de se présenter ? Chez le PS, la volonté semble manifeste de réduire, au plan électoral, l’expression politique à un bipartisme polarisé entre la droite (libérale) et la gauche (libérale), en espérant toutefois que l’extrême-droite affaiblisse la droite lors des compétitions électorales. François Mitterrand avait su jouer habilement cette carte à plus d’une reprise.

Et si Jospin était responsable de son échec aux présidentielles ?

Mais surtout, la présence du Front national au deuxième tour de 2002 s’explique en très grande partie par les politiques mêmes du gouvernement Jospin, dans lequel siégeait la ministre Ségolène Royal. La responsabilité supposée de la « gauche de la gauche » dans la dispersion des voix en 2002 tient au fait que des millions d’électeurs et d’électrices ont sanctionné un gouvernement dont les politiques étaient néolibérales et bien peu socialistes. Après avoir, pendant cinq ans, organisé les reculs sociaux, il n’est pas surprenant que cette gauche, toutes candidatures confondues, ait subi un revers électoral cuisant.

Le gouvernement Jospin a piloté des politiques que ne renierait pas un gouvernement de droite : privatisations, coupes dans les services publics, développement de la flexibilité sous couvert de réduction du temps de travail, développement de la précarité, cadeaux fiscaux aux patrons et aux « classes moyennes supérieures » pendant qu’une partie des couches populaires s’enfonçait dans la pauvreté et, enfin, surenchère dans le « tout sécuritaire », terrain de prédilection de l’extrême-droite (et désormais de Sarkozy). Que faut-il de plus pour expliquer la présence de Le Pen au second tour ? Un constat que résumait bien l’un des slogans d’une grande manifestation parisienne tenue après l’élection présidentielle de 2002 : « 20 ans de politiques antisociales, c’est 20% pour le Front national. »

L’intérêt principal de la campagne contre la présence de la « gauche de la gauche » aux élections présidentielles, relayée par le chroniqueur Rioux, est d’exonérer la « gauche » gouvernementale de ses responsabilités. La « dispersion des voix de gauche », souvent invoquée, est quand même une explication qui pose problème : on peut effectivement s’interroger sur la présence de quatre candidats (Jospin pour le PS, Mamère pour les Verts, Hue pour le PCF et Taubira) concurrents à l’élection présidentielle de 2002, mais assumant tous le bilan du gouvernement Jospin.
La « gauche de la gauche » ou l’extrême-gauche est donc un bouc émissaire bien commode qui permet d’éviter tout questionnement sur la responsabilité de la gauche dans cet échec électoral. Cet échec, en bout de ligne, a permis à Chirac d’être réélu avec 82% du suffrage lui qui, dans les sondages, devait mordre la poussière au deuxième tour si un autre candidat que Le Pen lui était opposé.

Des propositions néolibérales

Ségolène Royal assure qu’il n’est pas question de défaire « pour le plaisir, ce qu’a fait la droite ». Ce qui n’annonce rien de bon pour le « peuple de gauche » qui est invité à voter pour elle dès le premier tour sans qu’elle n’ait à faire de propositions particulières pour obtenir son appui.

Prenons un exemple pour illustrer le problème : les impôts et la taxation.

Le choix des néolibéraux en matière de fiscalité est partout le même : baisse des impôts au profit des entreprises et de la prétendue « classe moyenne ». Sarkozy promet évidemment d’abaisser le taux d’imposition des sociétés, de supprimer les droits de succession, de diminuer les impôts sur les revenus. Évidemment ces baisses d’impôts, qui profiteront à ceux et à celles qui ont des revenus conséquents, impliquent des coupes dans des services, car moins d’argent qui rentre dans les coffres de l’État « oblige » le gouvernement à « rationnaliser » ses dépenses dans les services sociaux, de santé et d’éducation.

À son congrès de juin dernier, le PS promettait de revenir sur les baisses successives d’impôts accordées aux hauts revenus. La candidate Ségolène Royal, à l’encontre des vœux des militant-es de son parti, déclarait « qu’il n’y aura pas de fiscalité nouvelle qui décourage l’effort et le travail ». Le message est clair pour qui sait lire le discours libéral : l’impôt sur les hauts revenus et les entreprises décourage l’initiative privée, le travail, l’investissement, etc. Et basta ! les résolutions du congrès !

En 2007, la TVA (taxe sur valeur ajoutée), l’équivalent de la TPS et de la TVQ, représentera 50,8% des revenus de l’État français, l’impôt sur le revenu, 16,6%, et l’impôt sur les sociétés, 16,1%. La TVA est une taxe régressive. Tous la payent, nonobstant le revenu. L’assisté-e social-e et le chômeur/chômeuse sont sur un pied d’égalité (c’est bien le seul domaine) avec le PDG d’une banque ou d’une multinationale qui engrange millions sur millions de revenus par année. Or, la TVA n’est pas un enjeu des élections, contrairement à ce que l’on aurait pu s’attendre de la part d’une candidate socialiste.

L’impôt sur le revenu est le seul impôt progressif - plus les revenus sont importants, plus les taux d’imposition sont élevés -, donc plus juste socialement et redistributif. Mais là également, l’enjeu entre Sarkozy et Royal semble être l’ampleur des réductions des taux d’imposition et non le débat de fond sur la justice sociale. En cela, Royal représente la continuité avec les politiques des gouvernements de son parti. Rappelons que la baisse des impôts a été initié par le gouvernement de gauche dirigé par Laurent Fabius, en 2000, et amplifié depuis l’élection de Chirac en 2002. 70% de la baisse des impôts a profité à 20% des ménages les plus aisés, ce qui a accru les inégalités sociales. Le taux d’imposition des sociétés est passé, sous un gouvernement de gauche, de 50% à 33% en 1993. Il risque fort de tomber à 20% après les élections.

L’alternative Ségolène Royal ?

Le « phénomène » Ségolène Royal s’inscrit dans une évolution plus globale du système politique français. Selon Stathis Kouvelakis : « L’affrontement Ségolène Royal/Nicolas Sarkozy [traduit] un déplacement à droite de grande ampleur de l’axe politique [...] Il ne s’agit donc pas de la seule poursuite de la contre-réforme libérale, mais de son approfondissement. » C’est à ce titre que l’on peut comprendre les déclarations de dirigeants du PS selon lesquelles « dans le cadre d’un repositionnement politique, tout est ouvert ». Une alliance gouvernementale avec l’UDF, parti de droite, est désormais dans l’ordre du possible.

Alors, le vote pour la candidate du PS au premier tour fera-t-il barrage aux politiques néolibérales et « fera avancer toute la société » comme le prétend Rioux ? On peut en douter. Un gouvernement de « gauche » qui adopte des politiques de droite, n’est-ce pas là l’un des terreaux fertiles qui a justement permis au Front national de devenir une force politique qui pèse lourd dans le paysage politique français ? Rappelons pour mémoire que sa percée électorale « historique » à Dreux suivait le tournant politique du premier gouvernement de l’Union de la gauche, composé du PS, du PCF et des Radicaux de gauche, qui avait imposé en 1983 un budget d’austérité aux relents monétaristes, c’est-à-dire néolibéraux. À cette époque Le Pen se targuait d’être le seul politicien à faire encore rêver les Français-es.

Ségolène Royal fait rêver parce qu’elle est la première femme qui peut devenir présidente en France. Et ce n’est pas rien. Elle a le mérite d’affronter une classe politique particulièrement sexiste, y compris chez les « éléphants » de son parti. Par sa seule présence dans un monde d’hommes, elle fera avancer la cause des femmes. Mais pour le reste, le cauchemar risque de perdurer pour les électeurs et électrices qui ont voté NON à la constitution néolibérale européenne, pour les millions de personnes qui ont lutté contre le Contrat Première Embauche (CPE) et pour les jeunes de banlieue qui se sont révoltés, surtout que la candidate socialiste refuse de s’adresser prioritairement aux revendications du « peuple de gauche » qu’elle croit de toute façon acquis à sa candidature dès le premier tour. Elle risque ainsi de rééditer ce que Jospin a engendré en 2002.

Empêcher la « gauche de la gauche » d’être présente au premier tour pour assurer le passage de Ségolène Royal au deuxième tour apparaît une stratégie à la Pyrrhus, potentiellement lourde de conséquences sur la mobilisation des électeurs et électrices de gauche qui voient le débat se déplacer de plus en plus à droite, et cela à l’encontre des valeurs qu’ils et elles défendent tant dans les urnes que dans les rues. La « gauche de la gauche » représente l’expression du refus des politiques néolibérales qui a été majoritaire lors du référendum sur la Constitution. Son absence aux présidentielles risque de démobiliser les électeurs et les électrices plutôt que de renforcer la candidature Ségolène Royal qui a pourtant besoin de ces voix pour vaincre Sarkozy au deuxième tour.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 31 janvier 2007

Richard Poulin, sociologue


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