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Virginia Woolf, marginale et solidaire

25 février 2007

par Élaine Audet

Les femmes peuplent l’univers de Virginia Woolf (1882-1941), et sa prose, à l’image de sa vie, est une longue marche en quête de leur amour. Il y a d’abord le lien profond et constant avec sa sœur Vanessa, confidente de toujours et médiatrice par excellence. Elle sera aussi l’amie de la compositrice féministe Ethel Smyth, de Violet Dickinson, d’artistes et d’écrivaines telles que Dora Carrington et Katherine Mansfield. Mais c’est surtout avec Vita Sackville-West, poète, romancière et biographe, qu’elle conjugue amour et amitié pendant près de vingt ans. "J’aime le fait qu’elle est (ce que je n’ai jamais été) une vraie femme"(1), dit-elle.

Chez Virginia Woolf, le féminin est central, sans doute parce qu’ayant perdu sa mère très jeune, elle la cherche partout. Cette absence-présence explique autant l’existence d’une sensualité affamée que l’impossibilité pour Woolf de l’assouvir grâce à un être unique, sauf par le biais d’une poésie hantée par le rêve de l’inaccessible, car rien ne suffit jamais à cette assoiffée d’absolu. Elle, qui aime tellement les femmes, reconnaît qu’elles sont cependant souvent dures les unes envers les autres et que beaucoup d’entre elles n’aiment pas les femmes. Pour sa part, elle apprécie leur absence de convention, leur intégrité, leur anonymat.

Woolf connaît des débuts extrêmement difficiles dans la vie. De santé délicate, un père intimidant et tyrannique l’éduque à la maison. Un père qui, s’il avait vécu plus longtemps, l’aurait à coup sûr empêchée d’écrire. Toute jeune, son demi-frère la viole, affectant à jamais sa sexualité. Ce traumatisme provoque les crises dépressives dont elle souffrira le reste de sa vie et une vive répulsion envers toute forme de discrimination à l’égard des femmes, la poussant même à quitter une réception si quelqu’un profère une remarque sexiste.

Artiste et intellectuelle

Jusqu’à tout récemment, on a connu Virginia Woolf en tant qu’artiste plutôt que comme penseuse et intellectuelle parce que les critiques ont voulu minimiser la portée d’Une chambre à soi et de Trois guinées, dénonciations sans compromis des conséquences de la suprématie masculine sur la vie des femmes. Rien d’étonnant, puisque deux hommes, Léonard Woolf, son mari, et Quentin Bell, son neveu, ont écrit sa propre biographie.

Là où Virginia ne convient pas à leurs notions et définitions préconçues, les critiques l’ont qualifiée d’insignifiante, d’excentrique ou de déboussolée. Ils ne la considèrent pas non plus en tant que théoricienne ayant une vision globale et pénétrante du tissu social et politique de la société de son époque. Puisque ses écrits ne cadrent pas avec les définitions typiquement patriarcales de Quentin et de Léonard, ils déclarent qu’elle est apolitique et qu’elle s’écarte du modèle féminin d’écriture. Pour Une chambre à soi et Trois guinées, ils décrètent que ce n’est pas de l’art, mais de la propagande et, bien sûr, un échec.

Contribution à la pensée féministe

Selon Dale Spender, Léonard Woolf veut faire croire que sa compagne a besoin d’être protégée du monde, mais, aujourd’hui, les lectrices de La tapisserie jaune de Charlotte Perkins Gilman et toutes les femmes acculées à la folie par des hommes "attentionnés" ont vite fait de comprendre que c’est Virginia Woolf qui aurait eu besoin d’être protégée de lui (2). Quentin Bell peut bien la qualifier d’apolitique, de trop sensible et d’irrationnelle parce qu’elle dénonce les valeurs masculines, mais les femmes savent que Woolf a su saisir l’essence même de la rationalité politique. Spender a aussi raison de signaler que "les analyses politiques de Virginia Woolf ne sont pas semblables aux analyses de partis politiques masculins, parce que ce sont des analyses politiques féministes et il y a peu d’aspects de la pensée féministe auxquels elle n’a pas apporté une contribution (3)".

Woolf reconnaît très tôt la nécessité de créer une culture des femmes, différente et autonome. Dans une société d’exploitation et d’oppression, elle fait de la marginalité une vertu, et incite les femmes à rester à l’extérieur des institutions patriarcales. Dans Trois guinées, la position de Woolf, sur la guerre et le fascisme, consiste à démontrer que toute forme de tyrannie commence à la maison. Point de vue que son biographe, Quentin Bell, n’a pas manqué de critiquer. Adrienne Rich, pour sa part, ne s’y est pas trompée, quand, dans son mot d’ordre aux femmes les enjoignant d’être "déloyales envers la civilisation", elle cite et développe le concept de Woolf sur la "libération des loyautés irréelles" (4). Pour Rich, et pour Woolf, ce sont les valeurs d’une société contrôlée par les hommes que les femmes doivent désavouer et défier, au lieu de les déifier, et ce dans l’intérêt de la liberté, de l’égalité et de la paix.

Un des arguments essentiels développés dans l’œuvre de Virginia Woolf concerne la façon différente dont les femmes communiquent selon qu’elles sont entre elles ou en présence des hommes. Elle montre que la culture dominante ne rend pas compte de cet aspect de l’expérience des femmes, parce que ce sont des hommes qui décrètent ce qu’il est important de retenir. Pourtant, ce partage des valeurs et cette façon spécifique de s’exprimer existent vraiment entre femmes, et Woolf parle même "d’instinct très raffiné de télépathie sans fil ". Pour elle, avoir une conscience politique, c’est dire la vérité, vivre différemment et être marginale.

Quand les femmes s’aiment aussi dans la littérature

En 1927, elle commence, avec Orlando, "une lettre d’amour à Vita", saisissant l’occasion d’explorer un espace sans limites, c’est-à-dire un espace où elle peut être à la fois un homme et une femme, dans le passé et le présent. Pour Marie-Jo Bonnet :

    Il s’agit de "traverser les apparences", de quitter la surface des choses et des images dans lesquelles sont piégées les femmes ; de se déprendre du jeu social des masques et des apparences, pour s’enraciner dans l’être. À ce niveau-là, l’image de la femme n’a plus aucune espèce d’importance. Car ce n’est plus le paraître qui détermine notre présence au monde, mais l’être, et ce que nous allons devenir avec ce que nous sommes (3).

Dans Une chambre à soi, Woolf dégonfle d’abord l’arrogante affirmation masculine selon laquelle il n’y a et n’y aura jamais de Shakespeare femme en montrant d’où vient cette prétendue impossibilité. C’est justement à cause des hommes que la plupart des femmes sont systématiquement gardées analphabètes et incultes, plus pauvres que les plus pauvres, en servage total du matin au soir, astreintes à des tâches abrutissantes et répétitives, avec, jusqu’à tout récemment, une moyenne de dix enfants à élever. Quand l’une d’elles réussit néanmoins le tour de force d’élaborer une oeuvre, les historiens de l’art ou de la littérature la relèguent immédiatement à l’oubli quand ils ne la transforment pas en muse ou en mégère.

Virginia Woolf considère l’expression de l’amitié et de l’amour entre femmes dans la littérature comme une véritable révolution : "Chloé aimait Olivia, ai-je lu. Et je fus alors frappée de l’immense changement que ce fait représente. Pour la première fois peut-être dans la littérature, Chloé aime Olivia." (4) La romancière tente de se rappeler si elle a déjà vu des femmes s’aimer dans la littérature. Il y a parfois des confidentes dans les tragédies, des mères et des filles, mais force est de constater qu’on montre presque exclusivement les femmes dans les rapports qu’elles entretiennent avec les hommes, alors que ces rapports ne constituent qu’une toute petite partie de leur vie. Comment imaginer qu’on ne décrive d’un écrivain que sa vie amoureuse ! C’est pourtant le traitement qu’on a toujours réservé aux femmes de génie !

D’entrée de jeu, toute femme qui cherche son propre langage se heurte au préjugé voulant que la meilleure des femmes soit intellectuellement inférieure au pire des hommes. D’ailleurs, Woolf décrit bien de quelle nécessité vitale pour les hommes provient ladite infériorité :

    Si elles n’étaient pas inférieures, elles cesseraient d’être des miroirs grossissants. [...] Comment l’homme continuerait-il de dicter des sentences, de civiliser des indigènes, de faire des lois, d’écrire des livres, de se parer, de pérorer dans les banquets, s’il ne pouvait se voir pendant ses deux repas principaux d’une taille pour le moins double de ce qu’elle est en vérité (5).

Capter le transitoire

Elle veut savoir comment s’y prendre pour attraper ces gestes que nul encore n’a enregistrés, ces mots jamais dits, ou dits seulement à moitié, qui se forment, à peine plus palpables que les ombres, quand les femmes sont seules et hors de l’éclairage tendancieux de l’autre sexe. Elle se demande comment exprimer "toute cette force extrêmement complexe de la féminité". Parole étouffée de femmes emmurées depuis le début des temps, "si bien qu’à présent les murs mêmes sont imprégnés de leur force créatrice".

Woolf rêve d’une écriture caustique, ardente, libre et sensible qui projette sa lumière sur les petites choses et permette ainsi de voir qu’après tout, elles ne sont peut-être pas si petites. Elle rêve d’une auteure qui "écrit comme une femme, mais comme une femme qui a oublié qu’elle est une femme" et qui, en tant qu’esprit androgyne, connaît "cette délivrance majeure de penser aux choses en elles-mêmes (6)".

Virginia Woolf incite chaque femme à devenir héritière de ses sœurs, à être elle-même plus que tout autre chose, à tirer sa vie de la vie des inconnues qui furent ses devancières, ainsi que les hommes le font depuis toujours entre eux. Elle montre la nécessité pour chacune d’avoir un revenu suffisant et une chambre à soi, afin de pouvoir créer et acquérir à son tour l’habitude de la liberté et le courage d’écrire exactement ce qu’elle pense. Woolf n’a jamais cessé d’inciter les femmes à utiliser leurs ressources pour promouvoir les valeurs d’une culture au féminin. Son œuvre illumine la voie vers une percée des femmes en littérature et dans la société, telle la lumière du phare dans un de ses plus beaux livres (7).

Notes

1. Monique Huens, La quête d’amour, Paris, Magazine littéraire, no 275 - Mars 1990.
2. Dale Spender, Women of Ideas & what men have done to them, Londres, Pandora, 1982.
3. Marie-Jo Bonnet, Les relations amoureuses entre femmes, Paris, éditions Odile Jacob, 1995.
4. Adrienne Rich, On Lies, Secrets and Silence, Londres, Virago, 1980.
5. Virginia Woolf, Une chambre à soi, Paris, Denoël, 1977.
6. Ibid.
7. Virginia Woolf, La promenade au phare, Paris, Stock, 1973.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 11 février 2007.

Élaine Audet

P.S.

À lire absolument, le remarquable essai de Geveviève Brisac et Agnès Desarthe, V. W., Paris, Éditions de l’Olivier/Le Seuil, 2004.




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