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Les allumettières, des étincelles dans notre mémoire collective

17 mars 2007

par Michèle Bourgon

Quiconque a mon âge connaît sûrement ces petites et grandes boîtes d’allumettes de bois que l’on craquait avec prudence, mais aussi avec joie pour allumer un feu de foyer. Ces petits bâtonnets étaient fabriqués en majeure partie par des femmes à Gatineau. Elles travaillaient pour la compagnie Eddy (1). La Ville de Gatineau vient de donner leur nom à un boulevard.

Un peu d’histoire

Vous savez où est situé Gatineau ? C’est une ville magnifique aux confins de l’Outaouais québécois.

En 1854, Ezra Butler Eddy, un Américain, ouvre une fabrique d’allumettes dans cette partie de la ville qu’on nommait jadis Wright Town. En 1869, approximativement soixante femmes y travaillent sur un total de soixante-dix employés. Ces ouvriers-ières produisent 1, 544,000 allumettes à l’heure. Entre 1910 et 1929, leur nombre s’accroît à 200. À cette époque, 90% des allumettes produites au Canada sont fabriquées ici, à Gatineau, par des ouvrières appelées déjà les allumettières. Le travail est dangereux et exigeant. Les femmes le savent : très souvent les allumettes s’enflamment et chacune d’elle a un bac d’eau à côté de son poste de travail pour enrayer rapidement les incendies. Bien sûr, elles se brûlent souvent, se coupent avec les emballages, s’exposent à une terrible maladie causée par le phosphore blanc : la nécrose maxillaire. Elles doivent alors être opérées pour guérir. On leur enlève la mâchoire inférieure. Elles sont défigurées à vie, mais sauvées. En 1913, on interdit partout dans le monde - heureusement ! - la fabrication des allumettes à partir de ce produit extrêmement toxique.

En 1910, les allumettières se syndiquent une première fois et, en 1919, au cours d’une réunion de l’Association des ouvrières catholiques canadiennes, elles décident de fonder plus spécifiquement le Syndicat des ouvrières des allumettes. Organisme plus solide, plus complet, plus crédible.

Dès décembre de cette même année, elles sont, malgré elles, engagées dans un premier conflit de travail : la compagnie Eddy veut imposer une double équipe pour répondre à la forte demande d’allumettes. Les allumettières seront obligées de travailler sur deux quarts de travail de 10 heures par jour. Elles refusent. Elles ont des familles, des enfants et des responsabilités ailleurs qu’à l’usine. Elles ont une vie à l’extérieur de l’usine. D’ailleurs, 250 familles du village, femmes et enfants empaquettent les allumettes dans de petites boîtes. Nos allumettières proposent plutôt de travailler 10 heures par jour, tous les jours, et ce, pendant deux mois. La compagnie Eddy refuse le compromis des femmes et décide de fermer l’usine, le 13 décembre. Après négociations avec un homme, Achille Morin (il n’est pas question de négocier avec une femme), la Eddy propose de rouvrir l’usine en imposant le roulement des équipes. Toutefois, on impose une autre condition : toutes les allumettières faisant partie du syndicat seront renvoyées et remplacées sur-le-champ. Les allumettières affichent leur solidarité, se regroupent et disent non à des conditions de travail indécentes et indignes.

Elles finissent par obtenir la reconnaissance syndicale, une augmentation de leur salaire de 50 %, l’observance de quatre fêtes religieuses, mais en contrepartie, elles doivent accepter la double équipe pour une période de trois mois.

En septembre 1924, Eddy rompt ses engagements et la compagnie diminue de façon importante le salaire de ces femmes déjà mal payées. Encore une fois, les patrons auront affaire à des femmes fortes et à leur regroupement solide. Elles quittent donc leur travail sur-le-champ à l’annonce de la diminution de leur rémunération. Les patrons devront négocier, les allumettières expliqueront leur point de vue et obtiendront gain de cause.

Elles gagnent leur point, mais quatre jours plus tard, l’usine ferme sous prétexte de réparations de la machinerie et d’écoulement des stocks. Les allumettières protestent. La compagnie maintient sa décision. Il y a lock-out. Très rapidement, on engage des « scabs » pour remplacer les ouvrières. La lutte s’annonce très dure. Fait étonnant pour l’époque, la Ville va soutenir les allumettières dans leurs actions.

Autre anecdote intéressante : pendant ce même conflit, excédé, le surintendant de la compagnie, Woods, décide de franchir les lignes de piquetage en auto et crie à son chauffeur : « Run through the bunch ! » Un passant empêchera le carnage en sautant sur le chauffeur. Immédiatement, la Eddy demande la police pour protéger... Woods des "furies".

En novembre 1924, à la fin du conflit, après entente avec le syndicat, la compagnie manque à sa parole et ferme ses portes ayant préalablement renvoyé une quinzaine de femmes. On cherche à casser le syndicat, la solidarité des ouvrières. L’usine ferme.

En 1933, alors que l’usine est de nouveau rouverte sous le nom de l’Allumière Canada Matches, une conflagration majeure, le 15 mars, tue cinq personnes et fait douze blessés. Les portes de la salle de travail avaient été verrouillées...(2)

Bravo à l’initiative de la Ville de Gatineau

On ne peut que saluer l’heureuse initiative de la Ville de Gatineau qui, lors d’un conseil municipal dans la semaine du 25 février 2007, a choisi de doter un boulevard du très joli nom « boulevard des Allumettières ». Non seulement le nom de cet axe routier est-il ravissant, mais il est représentatif de l’histoire de l’Outaouais. En effet, les allumettières ont joué un rôle très important dans l’histoire et l’économie de la région. Elles ont aussi pris leur place dans l’histoire du féminisme et du syndicalisme au Québec. Les allumettières ont prouvé que la solidarité est une arme puissante. Elles en ont fait la démonstration dans des années où les femmes étaient déconsidérées. Souvenons-nous d’elles.

Nous circulerons dorénavant sur ce grand boulevard et la mémoire collective des Gatinois honorera le travail de ces ouvrières.

Notes

1. Raymond Ouimet, historien gatinois, m’a gracieusement prêté ses notes et a beaucoup collaboré à la rédaction de ce texte. Je l’en remercie. M. Ouimet est aussi écrivain, et son dernier livre, tout fraîchement sorti cette année, porte sur L’affaire Tissot (une affaire antisémite qui s’est également déroulée ici, en Outaouais). Le livre a été publié en 2005 aux Écrits des Hautes-Terres à Montpellier, Québec.
2. Marie-Paule Villeneuve a relaté l’histoire des allumettières de Gatineau dans son roman historique publié en 2005, Les demoiselles aux allumettes, publié aux éditions VLB, roman que j’aimerais bien lire d’ailleurs. Voir le blogue de Franc-Parler.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 5 mars 2007

Michèle Bourgon


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