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Jeux vidéo - Qui va faire feu le premier ?

7 septembre 2007

par Jacques Brodeur, consultant en éducation et en prévention de la violence

Lorsqu’on procède à l’analyse critique des jeux vidéo, deux groupes sont interpellés : les personnes qui aiment s’y adonner et ceux qui tirent profit de la production et de la vente de ces jeux. Voici quelques éléments qui peuvent éclairer le débat.

Tabac et jeu vidéo : arguments semblables

Les arguments invoqués par les défenseurs de l’industrie du jeu vidéo en 2007 ressemblent à s’y méprendre à ceux des fumeurs des années 1990.

Il y a 15 ans, lorsqu’on critiquait le tabagisme, certains fumeurs s’impatientaient. Ils considéraient que les reproches s’adressaient à eux personnellement et ils se disaient méprisés dans leur choix de fumer. Ils reprochaient aux critiques de s’attaquer à eux, pauvres fumeurs, honnêtes travailleurs, plutôt que de cibler la puissante industrie de l’automobile dont la pollution créait des dommages plus importants encore. Deux arguments revenaient souvent. La cigarette ne tue pas tous les fumeurs. Et puis, il faut bien mourir de quelque chose.
Pendant ce temps, l’industrie qui les empoisonnait, parfaitement informée de sa responsabilité criminelle, finançait des groupes qui présentaient le fumeur comme une victime de l’ostracisme des méchants non-fumeurs « intolérants » et tentaient de convaincre les fumeurs de leur droit d’empoisonner leur entourage. Après des décennies d’efforts, d’études scientifiques, de mensonges criminels, de publicité hypocrite de la part de l’industrie, nous pouvons enfin aller au restaurant et au bar sans respirer de fumée secondaire.

Le tabac contient de la nicotine naturellement et c’est elle qui entraîne la dépendance. C’est grâce à elle que l’industrie du tabac garde ses clients prisonniers jusque dans leur tombe. Prétendre qu’en combattant le tabagisme, on empêche d’honnêtes gens de gagner leur vie est une mascarade. Lorsque la fumée du tabac envahit les poumons des personnes qui n’en veulent pas, l’État doit protéger ces derniers. Lorsque les épinards ou l’eau contient une bactérie mortelle, les pouvoirs publics interviennent. Où est la protection des jeunes cerveaux humains contre les dommages des jeux vidéo violents ?

Les jeux vidéo ne contiennent pas de la violence naturellement. On l’y a ajoutée artificiellement, intentionnellement, pour attirer des clients, peu importe leur âge. Il y a des effets secondaires à l’utilisation de cet ingrédient, et c’est chez les enfants et les ados que les dommages sont à la fois plus facilement perceptibles et dramatiques. Si on acceptait de reconnaître les dommages de cette stratégie de marketing, on serait déjà en posture de réglementer cette industrie du jeu vidéo qui en abuse sans scrupules ad nauseam.

La violence comme jeu de société

Les jeux vidéo les plus populaires chez les enfants du primaire et du secondaire sont, que cela nous plaise ou non, des jeux de la catégorie FPS (First Person Shooter). Même si certains jeux vidéo n’appartiennent pas à cette catégorie, ce sont les jeux violents qui obtiennent, hélas, la faveur des enfants et des ados. Ce sont ces jeux qu’ils reçoivent en cadeau d’adultes qui en ignorent les effets. Ce tout petit constat devrait tous et toutes nous inquiéter comme citoyen-nes. Je rencontre des centaines d’élèves du primaire et du secondaire chaque semaine durant toute l’année scolaire. Des jeunes Québécois blancs francophones et de nouveaux arrivants, de milieux riches et dans de milieux pauvres.
La plupart des enfants n’ont aucune gêne à nommer ces jeux, à raconter les gestes criminels qu’on leur demande de poser pour performer, à exprimer le plaisir et la valorisation qu’ils en retirent et l’absence quasi-totale de supervision parentale. L’industrie ajoute parfois la lettre « M » sur les emballages pour aviser les parents et les vendeurs qu’ils sont réservés aux 18 ans et plus. Cela n’empêche pas les moins de 18 ans de compter pour 40% de l’ensemble des utilisateurs. (1) Plusieurs parents accordent peu d’importance à cette cote et plusieurs jeunes apprennent vite à échapper à la surveillance parentale.

L’industrie considère les parents comme des obstacles à son commerce et au droit des enfants de s’amuser « librement », et elle a mis au point des stratagèmes pour aider les jeunes à déjouer la surveillance des parents. Des jeunes m’ont décrit le truc imaginé pour les soustraire à la surveillance parentale : dès qu’ils entendent quelqu’un approcher de leur chambre, ils cliquent sur un icône intégré au jeu pour faire apparaître à l’écran le jeu du solitaire, et maman repart rassurée. Stratégie honnête ? Éthique ? Il s’agit plutôt d’une stratégie ignoble qui sape l’autorité des parents aux yeux des enfants.

Les jeux de type FPS ne sont pas seuls en faute. Récemment, certains jeux vidéo (de même que certains messages publicitaires télévisés nord-américains) ont été pointés du doigt comme facteurs responsables de la conduite automobile criminelle des jeunes adultes de sexe masculin. Ces jeux n’appartiennent pas à la catégorie FPS, mais on peut facilement imaginer qu’ils ont un lien avec la conduite dangereuse et la rage au volant, deux phénomènes en hausse. (2)

Une violence toxique

La violence utilisée dans les jeux vidéo pour attirer, exciter, captiver des jeunes est un ingrédient de marketing puissant et hautement toxique utilisé par une industrie assoiffée (et aveuglée) de profits. L’utilisation de l’ingrédient est clairement immorale et répugnante lorsqu’on sait que les jeux seront utilisés par des moins de 13 ans. Pourquoi ? Parce que la distinction entre fiction et réalité est un long et difficile processus cérébral qui débute à 7 ans et n’est pas complété avant 13 ans. Pourquoi 13 ans, pourquoi pas 12 ou 14 ? Pour comprendre, il faut prendre le temps de lire le jugement rendu par la Cour Suprême du Canada, en 1989, contre le fabricant de jouets Irwin Toys, une compagnie qui réclamait le droit de publiciser ses jouets en ciblant des enfants de moins de 13 ans. Le tribunal a passé à la loupe les arguments des deux parties et fait siens ceux du Gouvernement du Québec qui voulait protéger les enfants contre la manipulation publicitaire. (3) À cause des jeux vidéo et de la surexposition à divers autres divertissements violents, force est de constater que le nombre de jeunes qui ne réussissent pas à compléter le processus (i.e. distinguer fiction et réalité) à 13 ans a certainement augmenté au cours des dernières années.

Les opposants à la réglementation de la vente des jeux vidéo prétendent que leur industrie n’est pas seule à désensibiliser des enfants et des ados. L’industrie de la musique le fait également. Les chanteurs Snoop Dog, Fifty Cent et Eminem ont exploité le filon de la misogynie dans des chansons qui ont rapporté des fortunes aux producteurs de musique, grâce à la complicité de la chaîne de télé spécialisée MTV. Le cinéma aussi a employé l’ingrédient « violence ». Selon un sondage de l’Unesco, le robot justicier Terminator était le héros des petits garçons dans 82 pays du monde en 1998. La télé aussi a abusé des enfants avec les Ninja Turtles, et avec les mignons petits personnages qui assassinent Kenny dans chaque nouvel épisode de South Park.

Que dire de l’animateur provocateur Jerry Springer, des cascadeurs de Jackass qui invitent à l’automutilation ? Que dire de l’industrie radiophonique des animateurs comme Howard Stern et son pâle imitateur Jeff Fillion, tous deux pollueurs culturels déguisés en amuseurs publics ? Le fait que les jeux vidéo ne soient pas les seuls n’a rien pour rassurer ni pour disculper ceux qui les produisent et les commercialisent ? Au contraire. Plusieurs médias utilisent (et banalisent) la violence physique et verbale pour agrandir leur auditoire en incitant des milliers de jeunes à l’applaudir et à l’imiter.

Le Dr Rich a fouillé 35 études sur l’influence des jeux vidéo et ses conclusions ont été publiées par l’Association étatsunienne des pédiatres. (4) Une partie croissante de ces véhicules culturels influencent le langage, le comportement, les valeurs, l’habillement, l’alimentation, l’estime de soi et, pire, les relations des jeunes entre eux. Plus que la télé et les films, les jeux vidéo fournissent un contexte idéal pour conditionner les jeunes à la violence à cause de la répétition des mêmes gestes, du renforcement positif fourni au joueur et de la dépendance qu’ils génèrent.

Tous les jeux vidéo ne sont pas nocifs, mais le fait que certains le soient rend la réglementation nécessaire. Or, jusqu’ici, les résistances de l’industrie et de consommateurs de jeux ont empêché toute mesure de protection des jeunes.

* Site EDUPAX pour plus d’information.

 Pour la suite de cet article, lire : « Le refus de réglementer les jeux vidéo et ses conséquences ».

Notes

1. www.lionlamb.org/
2.
www.fradical.com/

3.
http://scc.lexum.umontreal.ca/fr/

4. http://www.cmch.tv/

Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 septembre 2007

Jacques Brodeur, consultant en éducation et en prévention de la violence


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