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Comme une tache de moutarde sur un tablier blanc

14 novembre 2007

par Micheline Mercier

Marie-Pauline a un urgent besoin d’argent. La détresse de la solitude se fait encore et toujours entendre. Son mec vient de la plaquer, encore une fois, avec une tape sur la gueule et un « je savais que tu ne valais pas grand-chose, avoue ! » « C’est de ta faute si ça n’a pas marché entre nous. » « Tu ne mérites pas l’argent que je te paye pour baiser, salope. »

Marie-Pauline vient d’avoir vingt-deux ans, elle en paraît trente. Au début, c’était cool, il y avait la gang. C’était drôle. Une couple de bière, un joint pour un party de jambes en l’air à trois ou quatre, parfois seule avec les chums de Pierrot (les chums ça n’a pas de prix, des fois qu’on en aurait besoin.) Et bang ! Le cadenas est fermé, on fait plus partie de la gang, on appartient à la gang.

Marie-Pauline pleure, elle est prête à tout pour garder Pierrot, elle tuerait pour ne pas dormir seule. Toutes ces nuits d’encre la terrorisent, malgré tout elle a besoin de sentir battre son cœur, même si son cerveau se vide peu à peu de l’être humain qu’elle croit encore être.

De toute façon, Pierrot dit vrai quand il affirme qu’elle ne vaut pas de la margarine étendue sur une tranche de pain rancie, il ne ment pas puisqu’il affirme ce que sa mère lui répète depuis sa petite enfance. Elle sait que la misère existe, elle la vit toute l’année. Elle est là, de plus en plus présente, cette foutue misère. Elle la sent comme un nez sans foulard à moins quarante, elle est toujours là, tapie comme une bête, insondable, insoutenable, honteuse, visible comme une tache de moutarde sur un tablier blanc.

Aujourd’hui, Marie-Pauline va se faire quelques clients, histoire de gagner de quoi payer une ou deux petites dettes d’argent ou de drogue et peut-être de quoi manger trois repas tout au plus. Elle sait qu’elle devra aussi partager avec Pierrot, il lui a pardonné son manque de respect, c’est son mec après tout, et c’est pas de sa faute à lui si le boulot se fait rare par le temps qui court. Il veut bien travailler, mais la dernière fois qu’il a voulu l’aider à rapporter des billets, il s’est fait mal au dos. Comme il dit, ça prend du temps à guérir une telle blessure et après tout c’était pour elle qu’il avait accepté ce travail au pub du coin. C’est si douloureux qu’il est de plus en plus impatient. Il garde la main fermée, en forme de poing, vous comprenez, le pauvre Pierrot, il surveille le fort pendant que Marie-Pauline s’éreinte à l’étage du dessus pour satisfaire les petits besoins d’un cravaté mal rasé.
Ça fait bien plus d’une heure qu’elle est à l’étage. C’est long, attendre. Une couple de bière ou un pétard, ça calme un peu mais ça fait comprendre beaucoup de choses. « Peut-être que la salope veut se faire la malle avec mon pognon », après tout, qui la protège des salopards qui pourraient lui faire la peau ? Sinon le beau Pierrot qu’elle paye grassement pour lui mettre la joue en feu.

Une heure pas trop payante, le collet monté ne voulait pas cracher le fric et Marie-Pauline a dû faire des bassesses pour récupérer son dû. Comment expliquer à Pierrot qu’elle n’a pas récolté tout ce qu’elle attendait. Il ne verra que l’argent qu’elle ne rapporte pas. Accusations, menaces, mal de tête bien mérité, et au pire elle devra encore mentir, accuser la porte de cuisine pour un œil au beurre noir qu’elle devra cacher avec des lunettes de soleil, sous une pluie battante, en attendant qu’un autre client se présente.

Et voilà, encore une fois son mec qui l’a plaqué. Y’en a une autre et elle le sait, c’est de sa faute, elle ne rapporte pas assez d’argent. Elle sait qu’elle ne vaut pas grand-chose mais peut-être lui pardonnera-t-il son manque d’empathie. Elle fera ce qu’il faut pour le récupérer, tout pour qu’il revienne. Pour lui... Peut-être même de la tôle.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 3 novembre 2007

Micheline Mercier


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