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Tuerie de Virginia Tech - La célébrité au bout du fusil

24 novembre 2007

par Élaine Audet

Lundi, le 16 avril 2007, le monde apprenait avec stupeur qu’un nouveau massacre de masse venait d’avoir lieu dans une institution scolaire américaine, l’Université de Virginia Tech. Le tueur de 23 ans a abattu 14 femmes et 18 hommes avant de s’enlever la vie. Comme lors d’événements similaires récents, on a eu droit aux mêmes questions en boucle sur les causes d’une telle tragédie : tireur fou, loi laxiste sur les armes à feu, culte et culture de la violence, schizophrénie paranoïde, etc. Bien que toutes appropriées, aucune de ces causes présumées ne répond à toutes les questions ni ne permet de mettre sur pied un plan efficace de prévention face à l’épidémie de fusillades en milieu scolaire.

L’emprise du vedettariat médiatique et toutes les "stars académies" de ce monde font foi que le premier critère de réussite et de reconnaissance à notre époque n’est plus le travail, mais l’image. Ceux et celles qui ne correspondent pas aux critères esthétiques et athlétiques dominants sont rejeté-es par le système. On continue à élever les garçons en respectant les stéréotypes sexistes de virilité masculine et de passivité féminine, quoi qu’on en dise. Jamais pourtant les femmes et les hommes n’ont partagé autant d’intérêts. Les unes et les autres sont victimes d’un même système mercantile qui fait des humains de simples consommateurs consommés.

Le livre Stiffed, The Betrayal of the American Man (Tétanisé, la trahison de l’homme américain) de Susan Faludi (1) offre une grille d’analyse des plus pertinentes pour comprendre la trajectoire du tueur de Virginia Tech. D’entrée de jeu, la féministe américaine prend acte de la détresse et de la colère grandissante de certains hommes qui s’estiment lésés par le système et constate qu’aujourd’hui « être loyal envers l’entreprise et travailler dur ne garantit plus de conserver son poste ou d’être apprécié à sa juste valeur ».

Selon l’auteure, dans une telle culture déterminée par la primauté de l’image, le prestige n’est plus fonction du mérite mais de l’apparence. Seules en bénéficient quelques vedettes des médias, du spectacle et du sport. Tous ceux qui n’ont ni leur beauté, ni leur minceur, ni leur force, ni leur séduction ont l’impression de ne plus être dignes de vivre. C’est alors qu’on leur vend mille et une recettes pour devenir le reflet de leurs idoles. Quand ils constatent l’inanité de ces promesses, ils se procurent des armes à feu au magasin du coin, comme le tueur de Virginia Tech, et tirent sur ceux et celles qui, croient-ils, les empêchent de vivre. Et les médias leur donnent raison de penser que la célébrité est, en dernier recours, au bout du fusil en donnant à leur acte haineux le plus de visibilité possible.

Les jeunes, poursuit Faludi, se sentent trahis par leurs pères qui devaient leur transmettre les postes de commande et les privilèges socio-économiques qui semblaient inhérents à la condition masculine. Au lieu du pouvoir, ils ont reçu pour tout héritage une culture axée sur la consommation et l’argent, fondée sur l’image du « gagnant ». Nombre d’entre eux éprouvent du ressentiment face à l’ascension irrésistible des femmes qui, à leurs yeux, se ferait à leur détriment. Ce que ne manque pas de contredire Faludi qui montre, exemples à l’appui, que les femmes arrivent à peine à avoir accès à la cave de l’édifice à plusieurs étages du pouvoir dont les hommes détiennent toujours les clés, même si certains ont chuté au rez-de-chaussée !

Une enquête intitulée, "De la moquerie au harcèlement : le climat dans les écoles américaines", menée par Harris Interactive en 2005 (2), constate que 65% des jeunes disent avoir été harcelé-es verbalement ou physiquement agressé-es l’année précédente. Les trois principales causes évoquées par plus de 3 000 étudiant-es interrogé-es sont l’apparence (39%), l’orientation sexuelle (33%) et les stéréotypes sexuels (28%). Ceux et celles qui ne correspondent pas aux critères dominants de beauté, d’hétérosexualité, de virilité et de féminité deviennent fragilisé-es, développent souvent un délire de persécution, réel ou imaginaire, et des idées de vengeance suicidaire.

Toutefois, comme l’observe finement le journaliste québécois Jean-Claude Leclerc : "Nul ne devient une « bombe à retardement » du jour au lendemain. On ne tue pas ses proches ou de purs inconnus sous le coup d’une peine d’amour, d’un échec aux examens, d’un refus d’emploi, ou même d’un excès d’indignation. Il faut que les mécanismes intimes de l’apprentissage, comme le contrôle des émotions, l’interaction sociale, l’interprétation des événements, aient été déformés au point de faire perdre toute identité propre ou de n’en concevoir une qu’en rejet de son milieu." (3)

Le dénominateur commun

En 1998, suite au fémicide dans une école de Jonesboro en Arkansas où deux garçons de 11 et 13 ans tuent quatre filles et leur professeure, Allan G. Johnson (4) tente de répondre à Bill Clinton qui se demande « s’il y a un dénominateur commun qui permettrait d’expliquer semblables violences ». Pour Johnson, le dénominateur commun de toutes ces tragédies réside dans le fait que les auteurs en sont tous des hommes. Johnson reconnaît qu’au départ filles et garçons naissent innocents et non-violents, mais il n’en demeure pas moins que, même si l’incidence majeure de la violence masculine est prouvée universellement, elle n’est toujours pas reconnue et assumée par la majorité des hommes qui continuent à montrer du doigt ce qu’ils appellent des exceptions pathologiques, de Hitler à Cho Seung-Hui en passant par Marc Lépine.

Le contrôle reste encore la valeur masculine et patriarcale la plus importante dans notre société. « Personne ne me laissera tomber », aurait dit un des jeunes tueurs de Jonesboro que l’une des fillettes abattues avait repoussé. Dès leur plus tendre enfance, la capacité d’exercer le contrôle, plus particulièrement sur les femmes, conditionne la socialisation des garçons et leur reconnaissance sociale. La culture patriarcale n’a jamais cessé de cautionner le recours à la force comme une valeur virile et valorisante, comme on peut le constater dans le cas des militaires envoyés en Irak ou en Afghanistan et de la banalisation de la violence conjugale, du viol ou de la marchandisation du corps des femmes et des filles très majoritairement par des hommes.

Il y a sûrement à Virginia Tech, comme ailleurs dans la société, des femmes asociales, laides, complexées, violentes, revanchardes, paranoïaques, victimes de sexisme, de racisme, d’homophobie, mais elles ne décident pas pour autant de tirer sur tout ce qui bouge et de se mettre une balle dans le crâne pour résoudre leurs problèmes. On peut donc se demander pourquoi on n’élève pas les garçons comme les filles puisque l’histoire démontre que les femmes ont rarement recours à la guerre ou à la violence pour résoudre les conflits ? Même si tous les hommes ne deviennent pas des tueurs, ne faut-il pas se questionner sur la forme d’éducation donnée aux garçons, qui continue à être très complaisante sur le sexisme, le militarisme et le recours à la prostitution comme des valeurs viriles incontournables. Avec toujours en toile de fond le vieil adage attendri : "Les garçons seront toujours des garçons !"

L’angle mort des rapports sociaux hommes-femmes

Comme à l’École polytechnique de Montréal en 1989, il a fallu attendre longtemps pour comprendre que, dans le cas de Virginia Tech, la première "victime" était une femme que le tueur a abattue dans son dortoir, en tuant au passage un étudiant venu à son secours, avant de procéder, deux heures plus tard, dans un autre édifice à la fusillade meurtrière que l’on sait. Les policiers ont considéré que ce double meurtre résultait d’une "simple querelle domestique" et ils n’ont pas jugé nécessaire de déclencher des mesures d’urgence. C’est cependant ce qu’ils n’ont pas hésité à faire quand deux agents de sécurité ont été abattus, en août 2006, sur ce même campus.

Les autorités policières et universitaires n’ont pas jugé importants non plus les nombreux cris d’alarme sur le comportement inquiétant de Cho Seung-Hui, lancés par au moins cinq de ses professeures, dont la poète Nikki Giovanni, qui avait dû l’exclure de sa classe à la suite des plaintes de harcèlement de sept de ses étudiantes qui refusaient d’assister à son cours si Cho était présent. Pour sa part, l’ancienne doyenne de la faculté d’anglais, Lucinda Roy, a tenté de l’aider en lui donnant des cours particuliers, tout en lui suggérant de consulter un psychiatre et en faisant suivre à la police de l’université et au service de support aux étudiant-es un dossier sur l’inquiétude que soulevaient les écrits violents et le comportement agressif de cet étudiant. Ces plaintes documentées de harcèlement envers des étudiantes n’ont pas été davantage prises au sérieux que le meurtre d’Emily Hilscher qui a inauguré la tuerie.

À part de rares exceptions (5), il existe un angle mort, une tache aveugle, en ce qui concerne la responsabilité des rapports hommes-femmes, pour expliquer les tueries récurrentes en milieu scolaire. Au lieu de s’apitoyer sur la perte de leur masculinité et de leurs privilèges causée, selon eux, par la montée des valeurs féministes, il faut espérer que les hommes réalisent, comme le suggère Susan Faludi, que "l’essentiel ne consiste pas à se demander comment préserver leur masculinité, mais comment devenir plus humain".

Notes

1. Susan Faludi, Stiffed, The Betrayal of the American Man, New York, William Morrow Co., 1999 et Élaine Audet, "D’une lune à l’autre", l’aut’journal, N° 184 - novembre 1999.
2. Lire ici.
3. Jean-Claude Leclerc, "Le drame de Virginia Tech - Peut-on résoudre l’énigme des crimes insensés ?", Le Devoir, 23 avril 2007.
4. Allan G. Johnson, The Common Element et Élaine Audet, "Place aux hommes !", l’aut’journal, décembre 1998.
5. Jennifer L Pozner, From Jonesboro to Virginia Tech - sexism is fatal, but media miss the story ;
James Ridgeway, "Mass Murderers and Women : What We’re Still Not Getting About Virginia Tech", Mother Jones, 20 avril 2007.

Mis en ligne sur Sisyphe.info, le 24 avril 2007.

Mis en ligne sur Sisyphe.org, le 21 novembre 2007.

Élaine Audet


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