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L’avortement, un droit jamais acquis

26 janvier 2008

par Élaine Audet

« Au cœur de cette lutte, comme au cœur de ma vie, il y a ce refus de l’obligation d’être mère parce que femme, il y a ce refus de la maternité comme seule identité. C’est en raison de cette relation particulière, à la fois intime et politique, que j’ai voulu écrire ce livre, où parcours personnel et collectif parfois se confondent. ». C’est ainsi que Louise Desmarais, féministe engagée depuis vingt ans dans la lutte pour le droit à l’avortement libre et gratuit, décrit ce qui l’a incitée à écrire la recherche la plus complète à ce jour sur un sujet toujours brûlant d’actualité Mémoires d’une bataille inachevée/La lutte pour l’avortement au Québec (1).



C’est précisément cette voix personnelle, vivante et engagée, qui fait l’originalité et la qualité de ce livre fort bien écrit, passionnant et souvent émouvant lorsqu’il retrace les moments cruciaux de notre lutte, notamment en cet inoubliable été 1989 de la victoire de Chantal Daigle.

Été chaud entre tous pendant lequel, dans l’ombre, Marc Lépine fourbissait ses armes, poussant à ses ultimes conséquences la lutte de Jean-Guy Tremblay et de ses semblables qui, à coups de poing, de couteau ou de revolver, veulent montrer que le corps des femmes, ça leur appartient et leur appartiendra toujours.

Comme les enfants à qui ils continuent à donner leur nom alors même que la seule chose dont nous soyons sûr-es en ce monde, c’est le nom de notre propre mère. Tout l’édifice patriarcal repose sur cette première imposture. Et là se situe encore le nœud de notre lutte pour la liberté.

Contrôler le corps des femmes

Après un bref survol des événements de 1869 à 1969, l’auteure divise le livre en quatre étapes de 1970 à 1992, date des plus éclatantes victoires féministes. Elle nous convie à être vigilantes parce qu’à tout moment, les gouvernements peuvent décider pour des raisons électorales, natalistes ou sous la pression grandissante des mouvements d’extrême-droite, de limiter ou d’interdire à nouveau le droit à l’avortement au nom de la défense des droits du fœtus. Dans cette étude exhaustive, Louise Desmarais nous rappelle à juste titre que l’enjeu continuellement remis en question est de redéfinir les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes et à qui appartient leur corps, aux hommes, conjoints, médecins, juges, évêques ou politiciens, ou à elles-mêmes ? (p. 380)

Un droit et non un devoir

Dans sa conclusion, l’auteure estime que pour vraiment mesurer le chemin parcouru, il faut se demander si nous avons réussi à remettre en question « la contrainte sociale à la maternité, cette obligation d’être mère (biologique ou sociale) parce que femme », si « la maternité est toujours pour nous toutes un passage obligé pour accéder au sens ultime de nos vies ? » (p. 382) Elle souligne que de plus en plus de lesbiennes et qu’un nombre grandissant de jeunes filles très scolarisées, qui pourraient se réaliser autrement, veulent vivre l’expérience de la maternité. Elle remarque également que la plupart des femmes s’orientent toujours vers des emplois qui sont des prolongements de leur rôle de mère et que le mouvement des femmes consiste presque exclusivement en groupes de services pratiquant une sorte de maternage social (accueil, écoute, aide, encouragement, etc.).

L’auteure en arrive donc à se demander si l’absence d’une véritable « critique de la maternité comme institution » et « de la contrainte à l’hétérosexualité » (p. 386), ces deux piliers du système patriarcal, n’est pas responsable de notre incapacité d’en finir avec la discrimination sexuelle. Louky Bersianik a parfaitement défini la façon d’envisager ce problème : « Donner la vie n’est pas une valeur patriarcale. En soi, ce n’est ni bon ni mauvais, mais ça nous appartient. Comme un droit et non un devoir (2). » Mémoires d’une bataille inachevée est un ouvrage indispensable pour qui veut connaître l’histoire et les enjeux de la lutte à finir contre la mainmise masculine sur nos ventres, notre sexualité et nos vies.

Désexisation de la langue

Sur le plan formel, l’auteure a appliqué ses principes féministes à la grammaire, en suivant les préceptes de la linguiste Céline Labrosse (2), non seulement en privilégiant les mots épicènes, qui désignent les deux sexes, mais également la règle de la majorité (prônée par Louky Bersianik dès 1976), de la proximité et de l’alternance des genres. Ainsi, par exemple, les opposants au droit à l’avortement sont du genre masculin et les partisanes de ce droit, du genre féminin, même s’il y a des hommes et des femmes dans chacun des deux groupes.

Elle refuse également d’utiliser le terme « pro-vie » comme si les femmes qui luttent pour le contrôle de leur corps étaient anti-vie, et elle utilise plutôt pro et anti-choix, montrant que nous devons mener la bataille sur tous les fronts et que les mots ne sont jamais innocents. (p. 13-14) Il faut aussi souligner la typographie variée (caractères gras, plus grands, soulignés, les encadrés, les pictogrammes facilitant une lecture horizontale ou thématique, etc.).

Un enjeu politique

Louise Desmarais nous invite à avoir « la mémoire longue » afin « de tirer les leçons de nos victoires et de nos défaites, d’identifier les enjeux actuels et d’y enraciner nos pratiques et nos luttes » (p. 11 et 12). Elle rappelle que le droit de disposer librement de leur corps est une des conditions premières de la liberté qui, pour les femmes, est un droit qui a dû être conquis de haute lutte et reste toujours à défendre comme la prunelle de nos yeux.

Il n’y a pas si longtemps, en France, Lionel Jospin a dû légiférer pour que, dans la pratique, l’avortement soit réellement libre jusqu’à la douzième semaine, pour supprimer l’autorisation parentale pour les mineures, pour dépénaliser l’interruption volontaire de la grossesse (IVG) ainsi que la propagande en faveur de la contraception, et permettre la distribution de la pilule du lendemain dans les établissements scolaires.

Que ce soit aux États-Unis ou au Canada, le droit à l’avortement constitue toujours un des enjeux majeurs des campagnes politiques. Alors que le parti conservateur canadien a montré comment les femmes peuvent facilement être remis en question, la vigilance reste plus que jamais à l’ordre du jour en 2008.

Notes
1. Louise Desmarais, Mémoires d’une bataille inachevée. La lutte pour l’avortement au Québec, Montréal, Trait d’union, 1999.
2. Louky Bersianik, La main tranchante du symbole, Montréal, Remue-ménage, 1989, p. 229.
3. Céline Labrosse, Pour une grammaire non sexiste, Montréal, Remue-Ménage, 1996.

Paru pour la première fois en septembre 2000 dans l’aut’journal, # 192.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 26 janvier 2008.

Élaine Audet


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