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Pour éviter de se noyer dans la (troisième) vague : réflexions sur l’histoire et l’actualité du féminisme radical

14 mars 2008

par Mélissa Blais, Laurence Fortin-Pellerin, Ève-Marie Lampron et Geneviève Page

Le féminisme radical, par l’intensité du changement social systémique qu’il propose, sera probablement toujours un courant marginal. Il a toutefois pu compter sur la participation de milliers de femmes à travers l’histoire, malgré l’opposition que certains de ses postulats ont rencontrée et rencontrent toujours.

Les critiques adressées actuellement au féminisme radical s’inscrivent dans un contexte de « déradicalisation » du féminisme, qui touche les écrits universitaires
(Descarries et autres 2007)* (1) comme le militantisme féministe de terrain au Québec (Blais [à paraître]). Elles peuvent également être comprises dans une volonté actuelle de repositionnement théorique et de changement de paradigme. Un « nouveau » féminisme, souvent appelé « troisième vague », tenterait ainsi de dépasser le féminisme de la « deuxième vague », trop fréquemment réduit au seul courant du féminisme radical.

Nous répondons principalement à l’introduction conceptuelle formulée par Maria Nengeh Mensah, première théoricienne francophone québécoise à avoir consacré un ouvrage à la définition de la « troisième vague » du féminisme. Celui-ci regroupe des auteures et des auteurs qui discutent d’idées déjà influentes au Québec
(Nengeh Mensah 2005 : 11-30), mais sans nécessairement adhérer à l’idée d’une troisième vague. En effet, les débats sur l’emploi de l’expression « troisième vague »
chez les féministes nord-américaines (notamment chez les États-Uniennes) sont d’actualité depuis le milieu des années 90 et ont influencé la théorisation de Nengeh Mensah (Baumgardner et Richards 2000 ; Crosbie 1997 ; Dickers et Piepmeir 2003 ; Findlen 2001 ; Heywood et Drake 1997 ; Zita 1997 ; Mitchell, Rundle et Karaian
2001).

Dans ce texte, nous avançons qu’une typologie pensée en termes de vagues réduit, dévalorise et évacue la complexité ainsi que la diversité des idées qui parcourent l’histoire et l’actualité du mouvement féministe. À partir d’un point de vue féministe radical, nous souhaitons mettre en lumière quelques lacunes, problèmes et conséquences mis en évidence dans la promotion d’un « nouveau » féminisme, dit de « troisième vague », qui masque les discussions qui ont eu lieu et ont toujours cours entre féministes, de même que leurs divers apports à ce mouvement hétérogène (2). Notre analyse se veut également pensée en fonction de la scène féministe québécoise, même si nous mentionnons d’autres influences idéologiques qui la traversent, soit française, canadienne-anglaise et états-unienne (Pagé 2006). Cette dernière influence s’est avérée particulièrement importante dans le développement de la pensée féministe québécoise (Descarries-Bélanger et Roy 1988 ; Péloquin 2007), comme en témoigne l’impact de théoriciennes telles que Judith Butler dans la littérature féministe, même francophone, notamment avec le nouveau tirage (2006) de la récente traduction (2005) de Gender Trouble (3).

Afin de nous interroger sur la pertinence de la catégorisation du mouvement féministe en termes de vagues, nous mettrons d’abord en lumière, à partir d’exemples tirés de l’histoire, l’existence d’analyses associées au féminisme radical à différentes époques, ce qui nous permettra de démontrer ainsi l’hétérogénéité des idées dans l’espace-temps. Nous analyserons ensuite la fausse association entre, d’une part, la pensée féministe radicale et, d’autre part, l’ensemble du féminisme de
« deuxième vague », tout en soulignant quelques idées empreintes de simplifications excessives au sujet du féminisme radical. La logique de « dépassement », de
« nouveauté » mise en avant dans le contexte de la « troisième vague » sera explorée par l’intermédiaire de la remise en question du parallélisme souvent observable entre le concept de « troisième vague » et les « jeunes féministes ». Les répercussions de cette réduction sur les féministes radicales « actuelles », dont les idéologies et
revendications ne correspondent pas à celles qui sont soutenues dans le contexte d’une « troisième vague » à laquelle elles sont censées appartenir de par leur époque
de militance, seront finalement remises en question.

Des éléments de définition

Il nous importe tout d’abord de définir dans le présent article ce qui pose problème, soit la notion de « troisième vague », en nous inspirant principalement des propos d’auteures et d’auteurs présentés par Nengeh Mensah, ainsi que des critiques d’auteures véhiculées durant des séminaires universitaires francophones et anglophones au Québec. Nous retenons les éléments communs de cette éclectique « troisième vague » dans le but de faciliter l’élaboration de notre argumentaire et non pour en réduire le contenu. Selon Nengeh Mensah (2005 : 15), les auteures et les auteurs associés à la « troisième » et « nouvelle » vague du féminisme ont en commun de :

    [...] renouveler les pratiques et les questionnements théoriques vis-à-vis, notamment, l’homogénéité d’un féminisme « intellectuel, blanc et hétérosexuel », par le biais de théorisations lesbiennes et d’autres minorités sexuelles, de théorisations des « femmes non blanches », de femmes pauvres, etc. [...] Le postmodernisme est une influence importante pour la théorisation de la troisième vague, mais les deux ne sont pas à confondre.

La notion d’hybridité serait au coeur de la « troisième vague » (Siegel 1997 : 53-54), de même que l’idée qu’aucune définition de l’oppression ne vaut pour toutes
les femmes en tout temps, en tout lieu et en toute situation. Par conséquent, certaines avancent que, plutôt que de concevoir la pérennité d’une hiérarchie entre les sexes, il importe de penser le pouvoir en termes circulaires, voire qu’il faut éviter une compréhension binaire des catégories de sexe (Butler 2006 : 63 ; Steinem 1992 : 179-180 ; Young 1994 : 720). Nengeh Mensah l’affirme notamment dans le cas des « jeunes féministes », aux yeux de qui les hommes ne posséderaient plus systématiquement des privilèges associés à leur classe. De ce fait, leur intégration au mouvement féministe serait désormais possible (Nengeh Mensah 2005 : 19).

Nengeh Mensah avance également qu’un rapport de rupture/continuité avec les autres « vagues » du féminisme caractériserait la « troisième vague ». Parmi les éléments de rupture, elle note la sexualité, qui constituerait un point de divergence important entre les théoriciennes apparentées à la « troisième vague » et celles qui sont associées à la « deuxième ». Certaines analyses féministes radicales à propos de la sexualité sont même qualifiées de « négatives » et « victimisantes » pour les femmes (Nengeh Mensah 2005 : 14). Les théorisations radicales sont, de manière plus générale, jugées « dogmatique[s] » et « essentialiste[s] » (Nengeh Mensah 2005 : 17). La volonté de féministes des années 80 de rompre avec certaines
conceptualisations et pratiques de la « deuxième vague » - notons, entre autres, les critiques de l’exclusion des femmes de couleur - s’avérerait un moment fondateur
menant à l’apparition d’une « troisième vague » (Nengeh Mensah 2005 : 14).

Enfin, selon Nengeh Mensah (2005 : 17), « les Québécoises francophones se situeraient davantage sur un axe de continuité avec la deuxième vague ». Elle précise ensuite que ces dernières cherchent à « dépass[er] des acquis appartenant à une autre génération de féministes », afin de se définir dans l’action politique « plus personnelle et quotidienne du type “ce que je fais, ce que je dis, ce que j’achète, c’est ma militance” » (Nengeh Mensah 2005 : 15 ; voir également Siegel 1997 : 57).

En ce sens, la théoricienne rapporte que la remise en question des pratiques féministes est souvent associée à la « jeunesse militante », et soutient même que les
expressions « troisième vague » et « jeunes féministes » sont, au Québec, employées comme des synonymes. Nous notons finalement que l’axe de la continuité est tout autant porteur de rupture puisque, d’un point de vue sémantique, il ne peut y avoir de dépassement sans une volonté de se détacher de certains cadres théoriques, de penser le féminisme autrement. (...)

Quelques idées fausses sur le féminisme radical : le cas québécois

La conception populaire du féminisme associé aux années 60 et 70 se concentre souvent sur des stéréotypes, où l’ensemble du mouvement est généralement représenté par quelques évènements, gains et images spectaculaires.

Cette réduction peut discréditer le bien-fondé des revendications, diminuer la reconnaissance de l’impact du féminisme sur la société québécoise et simplifier la diversité des idées qui avaient cours à l’époque. Le travail de conceptualisation d’une « troisième vague » n’aide en rien la déconstruction des préjugés et réduit les possibilités de construction de récits historiques inclusifs de toutes les pratiques et de tous les courants féministes. Un autre exemple de cette association problématique entre chronologie et idéologie réside dans l’équation unilatérale entre la « deuxième vague » et le féminisme radical, alors que, du moins pour le cas québécois, celle-ci n’a pas lieu d’être.

En effet, il importe de comprendre le mouvement féministe de la fin des années 60 et du début des années 70 dans sa diversité. Ainsi, dans ce climat fertile d’idées, féministes radicales, marxistes, indépendantistes, libérales et séparatistes lesbiennes se côtoient, débattent, s’allient, s’affrontent, se confondent, s’influencent et se divisent. Le féminisme de la « deuxième vague » n’est donc pas le seul fait du féminisme radical. Cette époque marque également la création de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) en 1966, organisation libérale dans son contexte de formation, qui a été vivement critiquée par des féministes radicales. Évidemment, plusieurs enjeux rassemblaient des femmes de divers horizons politiques. Pensons, entre autres, aux manifestations du 8 mars où libérales et radicales marchaient souvent côte à côte, ce que la mémoire sélective des médias ne permet pas toujours de reconnaître (Beauchamp 1987 ; Blais 2007). Les féministes québécoises ont également connu des divisions, au sujet notamment de la question nationale (Yanacopoulos 2003), des alliances et ruptures avec les féministes anglophones (O’Leary et Toupin 1982 : 71), des conflits avec les féministes marxistes (O’Leary et Toupin 1982 : 32-39), au sujet du séparatisme lesbien (Lamoureux 1986 : 96) et, de manière plus générale, des débats sur la marche à suivre et les moyens à employer pour améliorer ou révolutionner, selon le cas, les conditions de vie des femmes. Ainsi, les lignes se croisent et divergent, les féministes s’allient et se divisent.

La déconstruction des idées fausses sur le féminisme radical, du moins tel que nous le définissons, mériterait un vaste travail d’analyse. Par souci de concision,
nous nous pencherons uniquement sur l’une d’entre elles, soit la prétention voulant que les féministes radicales n’aient théorisé qu’un seul axe d’oppression - celle des
femmes - au détriment des autres formes de domination. Ce processus de simplification historique sera examiné à partir du cas des féministes radicales québécoises des années 60 et 70 (4). (...)

En cherchant à rétablir la réalité historique et idéologique du féminisme radical, nous avons voulu nous solidariser avec nos consoeurs qui s’identifient à ce courant et les inviter à participer activement à ce repositionnement du féminisme radical, autant sur la scène universitaire que sur la scène militante. Sans pour autant
affirmer que nous sommes contre toute forme de changement dans le mouvement féministe, ni prétendre que l’analyse féministe radicale soit elle-même exempte de toute critique, nous osons toutefois espérer que le féminisme radical sera, à l’avenir, représenté à sa juste valeur, car nous souhaitons le faire découvrir à d’autres femmes dans une version plus conforme à son authenticité idéologique. Qui plus est, nous croyons qu’il appartient aux féministes, qu’elles soient « jeunes » ou non, de se définir elles-mêmes et de déterminer les outils et les idées qu’elles trouvent utiles plutôt que de rejeter en bloc ce qui vient du passé. Le féminisme radical, pourtant accusé d’être « victimisant », a été - et est encore - pour nous quatre, nées au tournant des années 80, comme pour des milliers de femmes, un outil d’autonomisation (empowerment) formidable, une lunette qui a changé définitivement notre manière de voir le monde et les luttes que l’on doit y mener. Ne serait-ce que parce que nous refusons de dériver, de nous noyer dans les vagues, nous maintiendrons le cap en réaffirmant la pertinence du féminisme radical dans l’océan des courants de pensées féministes. (...)

* On se référera à la bibliographie du document original pour les références aux articles et œuvres citées entre parenthèses dans ces extraits. La revue Recherches féministes a autorisé la publication de ces extraits sur Sisyphe.

Notes


1. Nous remercions Francine Descarries de nous avoir fourni ses notes de communication de l’Acfas, où elle traite des résultats préliminaires d’une recherche en cours.
2. À noter que certaines féministes radicales sont moins récalcitrantes que d’autres à s’identifier à la « troisième vague ».
3. Pour comprendre l’impact de Judith Butler et des analyses postmodernes sur le
féminisme, ainsi que les différents courants qui interagissent à partir de cette influence,
voir Baril (2005).
4. À noter que les écrits et actions des groupes féministes radicaux québécois des années 1990 et 2000 pourraient également faire échec à plusieurs idées erronées sur le féminisme radical. À ce sujet, voir Pagé (2006).

 Source : La revue Recherches féministes a publié l’intégralité de cet article en 2007 (vol. 20, no 2, 2007 : 141-162). Les auteures sont de jeunes universitaires nées au tournant des années 80 et qui adhèrent au féminisme radical. Dans son numéro de mai/juin 2008, Recherches féministes soulignera son 20è anniversaire. Ce numéro spécial contiendra un CD contenant tous les articles de la revue depuis le premier numéro, cadeau offert aux abonnées et aux personnes qui achèteront la revue.

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Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er mars 2008

Mélissa Blais, Laurence Fortin-Pellerin, Ève-Marie Lampron et Geneviève Page


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