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Le Dr Michel Dubec impose la censure d’une critique de son livre "Le Plaisir de tuer"

20 avril 2008

par Micheline Carrier

Madame la Professeure Irène Kahn-Bensaude
Présidente du Conseil de l’Ordre des médecins de Paris
14, rue Euler, 75008 PARIS

Madame la Présidente,

Par la présente, je veux vous informer qu’un membre de votre distinguée profession, le Dr Michel Dubec, psychiatre et expert conseil auprès des tribunaux, a mis en demeure le site Sisyphe, dont je suis l’une des éditrices, de retirer un article qui commentait son livre "Le Plaisir de tuer" (Le Seuil 2007). En concertation avec l’hébergeur de Sisyphe, j’ai suspendu provisoirement cet article mais je n’en pense pas moins qu’il s’agit là d’un geste abusif destiné à faire taire une opinion légitime relative au contenu d’un document public dans lequel l’auteur a livré librement ses états d’âme et ses pensées.

Cette mise en demeure était en outre accompagnée d’un document confidentiel, concernant des faits sur l’auteure bien antérieurs et sans aucun rapport avec l’article qu’elle a publié sur Sisyphe. Vous comprendrez, Madame la Présidente que, dans ces circonstances, il me soit venu à l’esprit qu’on tentait de m’intimider et de me prévenir contre l’auteure afin d’obtenir le retrait de son article, en faisant usage de ce document dont il s’est avéré ultérieurement que la première intéressée n’avait pas encore pris connaissance. Il n’est ni admissible ni équitable, à mon avis, d’utiliser contre une personne des faits de sa vie passée pour tenter d’influencer une décision actuelle sans aucun lien à ces faits.

J’expose ci-dessous le fil des événements et, l’article n’étant pas en ligne, je vous en transmets copie afin que vous puissiez vous faire une opinion équitable, tant sur son contenu que sur la mise en demeure qui m’a contrainte à le retirer provisoirement du site Internet Sisyphe.

Le 4 avril dernier, Sisyphe a donc reçu une mise en demeure de l’avocate du Dr Michel Dubec, psychiatre et expert conseil auprès des tribunaux, et de son éditeur, demandant le retrait d’un article publié sur le site. Cette mise en demeure précisait ceci : « En effet, il apparaît que votre site Sysiphe.org (sic), qui met en ligne un article de (auteure), daté du 9 février 2008, toujours accessible à ce jour, intitulé (titre de l’article censuré). Celui-ci met gravement en cause M DUBEC, ce dès son intitulé, et le présente comme prenant « ouvertement le parti des violences et viols faits aux femmes. »

Puis, dans la mise en demeure elle-même, l’avocate a présenté ainsi ce document confidentiel : "Par ailleurs, M DUBEC me charge de vous informer que (nom de la personne incriminée) a fait l’objet d’une condamnation par jugement de la 10ème chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Paris, dont appel n’a pas été interjeté, le 12 mars 2008."

L’avocate du Dr Dubec a aussi mentionné la nature de la sentence que le tribunal a imposée à la personne en cause, ce qui, vous en conviendrez, ne me concernait d’aucune façon en tant qu’éditrice d’un site Internet. L’avocate a ajouté, comme si je devais tenir compte de ce document pour obtempérer à sa demande de retirer l’article : "En conséquence, vous voudrez bien considérer la présente comme une mise en demeure d’avoir à cesser, sous 24 heures à compter de la présente, toute mise en ligne de l’article précité et des textes s’y rapportant qui sont de nature à porter atteinte aux droits de M. DUBEC et de son éditeur et de m’en justifier dans ce délai.

"Toute poursuite de la mise en ligne litigieuse sur votre site sera susceptible d’entraîner votre responsabilité civile ou pénale dans ce même délai.

"A défaut, mes clients m’ont donné instruction de reprendre ma liberté afin d’intenter toute action de nature à assurer le respect de ses droits. Ceux-ci se réservent, d’ores et déjà, de demander la réparation de leurs préjudices.

"Je vous remercie, par ailleurs, de bien vouloir me communiquer le nom de votre conseil, afin que nous puissions nous rapprocher utilement pour envisager les modalités de règlement du litige."

Transmise en pièce jointe et en format Word par messagerie électronique, le texte de la mise en demeure était accompagné d’une copie en PDF du document confidentiel du Tribunal de Grande Instance de Paris concernant des faits imputés antérieurement à l’auteure de l’article. En outre, le même jour, l’avocate du Dr Dubec a transmis copie des mêmes documents à l’hébergeur de Sisyphe sans toutefois le mentionner dans la mise en demeure qu’elle m’a expédiée.

Réactions

Dans un premier temps, j’ai répondu à l’avocate que je retirais l’article et que j’étais consternée par les faits qu’elle me révélait sur l’auteure (dont, finalement, il n’est aucune preuve qu’ils soient fondés). À ce moment, il m’est passé par l’esprit que cette auteure avait peut-être utilisé Sisyphe pour régler des comptes avec l’auteur du livre et j’ai proposé à l’avocate de faire une mise au point sur Sisyphe. À la lumière d’autres faits portés à mon attention depuis, je ne crois pas à une telle tentative de manipulation de la part de l’auteure de l’article, bien qu’on ait pu essayer de me le suggérer. Si quelqu’un s’est servi de Sisyphe, il ne s’agit pas, à mon avis, de l’auteure de l’article censuré. Toute tentative d’utiliser mes courriels contre cette personne serait de l’abus.

J’ai également écrit à l’auteure de l’article pour lui demander plus d’information sur le document confidentiel la concernant. Elle m’a dit ne pas en avoir reçu copie. Vous comprendrez, Madame la Présidente, que s’est amplifié mon sentiment de faire l’objet d’une tentative d’intimidation.

Dans un message subséquent, l’avocate du Dr Dubec m’a demandé de lui transmettre la mise au point dont j’avais parlé et je lui ai répondu ceci : "À la suite de votre courriel et du jugement que vous m’avez transmis, j’ai écrit à (nom de l’auteure) qui nie avoir fait l’objet d’un jugement le 12 mars 2008. D’ailleurs, le document indique qu’elle n’était pas présente et rien n’indique qu’elle ait reçu le jugement en question. J’ignore les dessous de toute cette affaire et n’ai pas l’intention de m’en mêler. J’ai l’impression qu’on me trompe des deux côtés. J’ai désactivé temporairement la page en question sur mon site et c’est tout ce que je ferai pour le moment. Je n’écrirai pas d’article concernant le texte de (nom de l’auteure), n’ayant pas tous les faits en main. Au mieux, je communiquerai avec son avocat pour connaître le fin fond de l’histoire."

Ensuite, l’avocate du Dr Dubec a demandé à Sisyphe de lui transmettre "la liste et les coordonnées des sites en lien avec le vôtre sur lesquels est repris ce texte litigieux ainsi que la pétition à laquelle il renvoie." Je lui ai répondu : "Quant aux coordonnées des sites auxquels le texte retiré renvoie, je n’en connais pas davantage que ce que vous avez pu voir en ligne vous-même. Ces liens sont fournis par l’auteure, comme pour tout article, et cette auteure pourra mieux vous renseigner que moi. C’est elle qui a placé cette pétition ou son texte quelque part ailleurs, ou ce sont des sites qui l’ont repris sans son autorisation, comme c’est souvent le cas dans Internet. Puisque j’ai supprimé temporairement ce texte du site, comme vous l’aviez demandé, et en ai discuté avec mon hébergeur, qui avait reçu copie de votre mise en demeure, je ne me sens pas concernée par cette affaire que je m’abstiens de commenter ni pour l’une ni pour l’autre partie jusqu’à ce que j’obtienne l’information requise de l’avocat de l’auteure de cet article en litige."

J’ai aussi fait savoir à l’avocate du Dr Dubec que nous n’avions pas de conseil juridique et que nous administrons un site bénévole et non commercial sans budget. (Ce qui est vrai : nous brassons des idées, pas des affaires. Toute personne qui penserait nous soutirer quelques dollars ou euros serait bien déçue, ce qui ne signifie pas que nous ne pouvons nous défendre au besoin).

À la suite de ces échanges, d’autres faits ont été portés à ma connaissance.

1er fait nouveau

L’avocate du Dr Dubec a transmis à plusieurs personnes et groupes féministes, sans m’en donner le moindre avis : a) la mise en demeure adressée à Sisyphe, b) le premier courriel que je lui avais adressé en réponse au sien et c) une copie du jugement concernant l’auteure de l’article censuré par la mise en demeure. Dans quelle intention a-t-elle posé ce geste susceptible de me porter préjudice ainsi qu’au site Sisyphe ? Voulait-elle faire pression sur ces groupes afin qu’ils désavouent l’article publié ou Sisyphe lui-même, ou bien faire pression sur moi en dépit du fait que j’aie déjà retiré l’article du site ? J’ai écrit à l’avocate du Dr Dubec pour lui demander de ne plus transmettre sans mon autorisation à des tiers des documents, notamment de la correspondance privée, qui appartiennent à Sisyphe. Il semble qu’il y ait en France des lois semblables à celles du Canada qui interdisent de tels actes.

C’est ce fait qui motive ma décision de diffuser moi-même cette information sur Sisyphe. Nous n’avons rien à cacher, Madame la Présidente : Sisyphe fait l’objet d’une censure, ce qui ne veut pas dire que la censure soit justifiée et qu’elle ne représente pas un abus de pouvoir. Je préfère que tout le monde soit mis au courant en même temps de la totalité des faits relatifs à cette censure plutôt de laisser circuler dans Internet des documents partiels, sans leur contexte, et assortis de toutes sortes d’interprétation. J’ai également publié sur Sisyphe, en lieu et place de la page censurée, une mise au point pour informer les internautes à la recherche de la page originale.*

2e fait nouveau

Des plaintes ont été adressées au Conseil de l’Ordre des médecins de Paris par des personnes qui n’ont rien de fantaisiste et qui sont membres de professions et d’associations respectées. Or, ces plaintes ont trait aux mêmes passages du livre "Le Plaisir de tuer" que l’auteure de l’article commentait et dont l’honorable membre de votre Ordre nous a imposé le retrait sous la menace d’une poursuite.

3e fait nouveau

On a porté à notre connaissance un jugement du 15 février 2008, disponible au Greffe du Tribunal de Grande Instance de Paris (affaire no 0713108251) et prononcé à l’encontre de l’auteur et de l’éditeur du livre dont il est question. Ce jugement faisait suite à une plainte d’un homme concerné dans des passages de ce livre. Notons que ce document précède d’un mois le jugement rendu contre l’auteure de l’article, que l’avocate du Dr Dubec avait cru utile de me transmettre, sans toutefois considérer aussi pertinent de mentionner l’existence d’un jugement rendu contre son client.

Pour terminer, Madame la Présidente, j’estime que les menaces du Dr Dubec pour empêcher la diffusion d’un article qui commente son livre d’un point de vue féministe portent atteinte à la liberté d’expression de l’auteure, ainsi qu’à la liberté de Sisyphe de diffuser de l’information et des critiques sur des livres ou sur tout autre sujet. Nous étions de bonne foi en publiant cette critique du livre du Dr Dubec et le site Sisyphe représente une ressource documentaire utile pour plusieurs internautes. La tentative d’intimidation à l’endroit de bénévoles, qui n’ont fait preuve d’aucune intention malicieuse et qui ne disposent pas de moyens de défense équivalents à ceux du poursuivant, ne devrait pas faire partie des méthodes d’un membre de la profession que vous représentez quand il riposte aux critiques de ses opinions.

Je vous prie de croire, Madame la Présidente, à mon entière bonne foi et à mes sentiments respectueux.

Micheline Carrier
pour le site Sisyphe

pj. Article censuré par une mise en demeure.

* On peut lire cette mise au point à la page suivante.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 16 avril 2008

Micheline Carrier

P.S.

Le Dr Michel Dubec a exercé son droit de réplique dans cette lettre qui nous est parvenue le 19 mai : « Droit de réplique du Dr Michel Dubec à des articles et à une pétition au sujet de son livre Le Plaisir de tuer.




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