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Quand le sexe prit le pouvoir

4 mai 2008

par Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS

Autrefois, il y avait des êtres humains.
Il y avait des hommes et des femmes.

Les hommes et les femmes étaient à la fois pareils et différents.
Ils avaient de pareils la tête, le cerveau, le cœur, le buste, les jambes, les bras, les mains, les pieds.
Ce qu’ils avaient de différents, c’étaient les seins, l’intérieur du ventre et les sexes.
On oublia ce qui était pareil, et puis les seins aussi. Il ne resta bientôt plus que les sexes.
Alors, les débats commencèrent.

Il n‘y a qu’un sexe, disait l’un-e.
Il y a deux sexes, disait l’autre.

Les femmes n’ont pas de sexe, disait l’un-e.
Les femmes ne sont que sexe, disait l’autre.

Les hommes ont un sexe, mais s’en servent bien mal, disait l’un-e.
Les hommes ne sont que sexe, et il est temps que ça cesse, disait l’autre.

Et les débats - qui avaient le mérite de concerner tout le monde - continuèrent...

On discutait du sexe-faible-qui-n’était-pas-si-faible-que-ça-et-qui-même-avait-pris-le-pouvoir, du-sexe-fort-qui-n’était-pas-si-fort-que-ça-et-qui-même-en-prenait-plein-la-gueule. On discutait du premier, du deuxième, troisième sexe, du sexe opposé - mais, alors, on ne savait plus lequel - sans oublier le petit dernier : le sexe du fœtus. On avait oublié depuis longtemps le sexe des anges, remisé au magasin des Antiquités. Le sexe des âmes en revanche fit son apparition.

« Vous êtes très sexe » était devenu le dernier compliment, les « sexy » n’avaient plus qu’à aller se rhabiller. Quant au « sex-appeal », il relevait de la préhistoire.

Suprême avancée conceptuelle, le mot progressivement devint valable pour les hommes - sur ce terrain, historiquement, ils avaient une avance certaine - et pour les femmes, mais aussi pour les homosexuel-les, les bisexuel-les, les transexuel-les, les genré-es, les dégenré-es... et même les hétérosexuel-les.

En outre, ce qui était bien avec le sexe, c’était qu’on pouvait l’employer à toutes les sauces : il pouvait être déjanté et déprimé, orienté, circoncis et anal, chrétien et rapide, criminel, allègre et rétréci, prostitué et fatigué, amateur, esclave et d’avant-garde, gratuit et militant, extrême, sinistre et fétichiste, gay, surdimensionné et prisonnier, solitaire, post-moderne et aux armées, torride, traditionaliste et tantrique, en hausse et handicapé, ignorant, mou et en trio, dangereux et vendeur, hard, laid et biologique, sans risque et dissolu, piquant, social et pudique, pervers et en plein air exotique, harcelé et fétichiste, machiste et consumériste, péché, répudié et coûteux, lesbien et noir, dissolu, libérateur, légal....

Pour éviter les répétitions et l’ennui, pour pimenter un peu tout ça, de temps en temps, on ressortait de la naphtaline des tas de mots : plaisir, désir, coït, libido, éros, orgasme...
Plein de gens ne voyaient toujours pas en quoi cela pouvait concerner leur vie et/ou n’y comprenaient toujours rien, mais personne n’osait le dire, au risque de passer pour un-e attardé-e mentale, un-e minable, un-e frustré-e.

Malgré - ou plutôt, du fait - de cette omniprésence, les débats ne cessaient de se complexifier : on discutait du sexe qui ne fait plus partie de la sphère privée ; de la justice qui perdait la tête dès qu’elle abordait le sexe ; du tabou du sexe dans la bourgeoisie - quant à la classe ouvrière, même les Trotskystes ne savaient pas quoi en dire - ; des négociations pétrole contre sexe ; des relations complexes du sexe, de la faucille et du marteau ; des préjugés moraux qui se cachent sous les discours du sexe ; de la dédramatisation du sexe qui persistait à ne pas se dresser fier comme Artaban ; de la vérité de l’être révélé par le sexe mais aussi de la nécessité de libérer le sexe pour se libérer du sexe ; de l’importance du facteur sexe dans la course à la Présidence ; de l’injustice du commerce du sexe à deux vitesses ; de l’ouverture probable de l’Église au sexe ; de la place complexe du corps entre le sexe et ’le genre’ ; de l’interface sexuelle du colonialisme, etc., etc.

Personne ne s’y retrouvait plus vraiment, mais dans cette confusion, certain-es espéraient vivement qu’on réglerait la question du féminisme qui, à l’exception des femmes, emmerdait tout le monde. Néanmoins, le problème était qu’il y avait toujours le risque que quelqu’un-e dise que les hommes et les femmes avaient un sexe différent. Il y avait toujours un homme qui disait que son sexe, aussi, était aimable, épanoui, doux, attentif, vulnérable ; il y avait toujours une femme pour dire que son sexe était, lui aussi, exigeant, égoïste, sauvage, tellurique. Et il y en avait de plus en plus qui ne s’y retrouvaient vraiment plus du tout, ni dans ces comparaisons, ni dans ce galimatias.

Plus grave, le sexe était censé - libéralisme oblige - être choisi ou contraint, et, en prime, avec ou sans désir : il fallait réfléchir et surtout répondre et ça devenait très compliqué.

Les discussions, de plus en plus confuses, finissaient de plus en plus mal. Et c’était d’autant plus embêtant que personne n’était satisfait - de toute façon, il n’y avait plus aucune norme à laquelle se référer - , que tout le monde savait que tout le monde mentait et que tout le monde commençait à en avoir vraiment marre de cette overdose.

La libido, déjà bien malmenée, baissait de manière alarmante.
Certains, même, pensaient que tout ça, à part faire les enfants, ça gâchait la vie de tout le monde et qu’on vivait, sinon bien mieux, sans, mais assurément, plus tranquille.
Certains osaient affirmer que, tous comptes faits, l’abandon du sexe, n’était somme toute pas tellement plus difficile que celui du tabac.

Ça commençait à devenir dangereux car c’étaient les bébés dont on avait besoin pour aller acheter chez Carrefour et payer les retraites qui risquaient eux aussi de diminuer.

Le sexe alors prit les choses en main.
À force de parler de lui, de lui sans cesse - d’autant qu’il y était pour quelque chose - il se dit qu’il était temps qu’il ait un projet et une stratégie. Il lut Machiavel, Marx, Clausewitz et les féministes. Il devint beaucoup plus sûr de lui.

Il décida donc de faire du profit, un maximum de profit, sur son nom. Mais il cachait mal qu’il aspirait à bien d’autres ambitions.

Il se trouvait qu’il y avait déjà pas mal de temps, des gens avaient pensé à gagner pas mal d’argent en faisant payer la seule chose qui était gratuite et - dans la meilleure des hypothèses - gratifiante : l’amour.

Il se mit alors efficacement au turbin et pensa de suite global : il décida de faire du business à grande échelle, sous toutes ses formes : familiales, artisanales, petites entreprises, moyens commerces, grandes industries, multinationales cotées en bourse, tout était bon. 2.000 mètres carrés de sexe par ville devint vite le norme ; les sex-shops avaient du mal à soutenir la concurrence. L’État vint à leur aide, notamment pour maintenir des lieux de convivialité. Il devint tout à la fois une fonction, un service et un produit d’intérêt économique général.
Son succès fut tel que même des écolos se mirent au commerce équitable.
La Grameen Bank adapta ses formulaires.

Cependant, malgré ses succès indéniables, il y avait encore des gens qui disaient que, derrière tout ça, se cachaient de biens vilains projets. Il prit alors le taureau par les cornes pour faire cesser les déplorables tabous le concernant.

Dans un premier temps, le sexe utilisa assez efficacement - il faut lui rendre cet hommage - les arguments d’autorité, l’intimidation, les provocations. Rien de plus classique. Il commença petit : pour éviter d’avoir à répondre aux critiques auxquelles il était confronté, un qualificatif fut, un temps, systématiquement employé qui d’emblée était censé clouer le bec à tous ses opposants : « puritain-e ». Il le testa sur les agrégé-es de philo et ça marcha. « Imbécile », passe encore, on pouvait tenter de se défendre, mais « puritain-e », c’était censé être impossible. Ça voulait dire qu’on n’était pas libéré-e, pas moderne, pas tendance, pas aux normes, pas formaté-e, pas dans l’air du temps. Et donc que non seulement on n’avait rien compris à rien, mais en outre, qu’on était conformiste, traditionaliste, réactionnaire.

Lorsque cela ne suffisait pas, à « puritain-e », il ajoutait : « moraliste ». Ça c’était l’injure suprême, l’anathème qui devait terrasser l’adversaire.

Quant à ceux et celles - qu’il avait repéré-es depuis longtemps - qui disaient que récuser « le moralisme », quand on n’en avait pas une autre morale à mettre à la place, n’était ni plus ni moins que la barbarie en marche, ils/elles n’avaient même pas le temps de commencer à expliquer pourquoi, qu’il les avaient déjà mis-es hors-jeu.

Ces arguments s’étant un peu, à la longue, usés, il décida de choisir quelques boucs émissaires. Classique encore. Plus ses cibles étaient importantes, plus il était content. Mais ce qu’il avait en tête, à terme, c’était, en temps utile, de pouvoir diriger contre elles, la colère, la haine de tous ceux [surtout des hommes, les statistiques étaient sans appel] qui, tout en souhaitant s’identifier à lui, n’y parvenaient pas. Il pensait même être assez vite en mesure de diriger contre ses ennemi-es toutes les frustrations du monde. Sur les mécanismes à mettre en place, il y avait tant d’exemples dans l’histoire qu’il n’avait qu’à piocher là où il les pensait, pour lui, le mieux opérationnels. La lecture d’Hannah Arendt l’aida beaucoup.

Quant à la défense de son propre honneur - auquel il affirmait avec force avoir droit comme tout le monde - il en était d’autant plus sourcilleux qu’il avait, au cours des siècles, pris l’habitude d’en avoir une conception toute particulière.

Aux menaces, aux attaques, aux injures, succédèrent les procès, accompagnés - lorsque c’était vraiment nécessaire à l’affirmation de sa crédibilité - de quelques réalisations de ses menaces. L’argent, ce n’était pas vraiment le problème, pas plus que de trouver des bon-nes avocat-es - quelques tueurs n’étaient pas superflus - sans trop de scrupule.

Malgré tout, il y avait encore des lieux où il était encore persona non grata. Il n’eut de cesse de les pénétrer ; et, à ça, il était très fort. Alors, il s’immisça partout sans vergogne ; on le sortait par la porte, il rentrait par la fenêtre. De sa plus petite avancée, il faisait un Austerlitz.

Dès lors, de plus en plus nombreuses étaient les personnes qui avaient de moins en moins la parole. Elles se rajoutaient à tous ceux et celles qui, depuis si longtemps, n’osaient, ne savaient pas, ne voulaient parler, ni de sexe, ni de sexualité. Et surtout, à toutes celles qui ne comprenaient pas bien le rapport entre elles et leur sexe.

Dès lors, il avait le champ libre quasiment pour lui tout seul.

Il eut une très bonne idée et décida de laisser la parole à ses travailleuses. Pas les ouvrières, nuance !

Quand elles s’affirmaient, écrivaient, manifestaient, étaient à la télé, lui était aux abonnés absents. Mais comme elles faisaient son boulot, ce n’était vraiment pas la peine qu’il se dérange.

Grâce à elles, en outre, il avait réussi, faute de combattants, à supprimer la lutte des classes.

Elles eurent beaucoup de succès.

Les travailleuses du sexe, ça faisait plaisir à la gauche qui s’était fait piquer les travailleurs - lesquels, donc, de moins en moins votaient pour elle - et qui, en féminisant le mot, espérait faire oublier les millions de travailleuses que le socialisme avait allègrement sacrifiées.

Ça faisait plaisir à la droite qui avait toujours considéré qu’il ne pouvait y avoir d’ordre sans famille et bordel. La religion, ça se négociait.

Ça faisait surtout plaisir à tous ceux, à droite comme à gauche et au centre, qui, même en fouillant dans les fonds de tiroirs, ne savait plus comment trouver à faire de l’argent.

Ça faisait surtout plaisir à ceux et celles d’entre elles qui s’affirmaient urbi et orbi libres, épanouies et heureuses, belles et désirées et - cerise sur le gâteau - payées ! Quant aux ’autres’ - celles qui ne rentraient pas dans lesdits qualificatifs - elles étaient entrées depuis longtemps dans la colonne : « pertes et profits ». Seules quelques-unes, triées sur le volet, que l’on avait fait entrer dans la catégorie : « esclave moderne » pouvaient avoir droit à un peu de profit - en solde de tous comptes - pour toutes les pertes qu’elles avaient subies. Pour les autres « esclaves », on ne pouvait donc pas faire grand chose, depuis le temps que ça durait. En racheter quelques-unes peut être ?

Quant à toutes les autres, qui, non contentes d’être moches, aigries, flouées, secrètement jalouses des prostituées sans oser depuis des siècles le reconnaître, étaient, en outre, baisées gratos, elles étaient vraiment de pauvres connes.

Très vite, le sexe décida de porter un intérêt tout particulier aux féministes. Pour cela, il ne s’encombra pas de difficultés : plus c’est gros, mieux ça passe, c’est bien connu : il s’autodéclara féministe. Crédible ou pas, il s’en foutait. Et, le pire, c’est que ça marcha. Là, il avait fait très fort. Il sut se faire modeste, mais il cachait mal le fait que se déclarer féministe était sa plus grande jouissance. Il faisait, en outre, d’une pierre trois coups : il se conférait une image d’intello et de militant respectable et respecté ; il vidait le féminisme de toute doctrine et de toute légitimité ; une fois dans la place qu’il assiégeait littéralement, il en vidait toutes celles qui le récusaient.

Ce qu’il voulait avant tout, c’était que tout soupçon de criminalité qui, depuis des siècles, lui collait à la peau, disparaisse.

Pour cela, il fallait qu’on le reconnaisse comme un interlocuteur valable : il était prêt dès lors à discuter avec tout le monde, de tout, de rien, pourvu qu’il ne s’agisse pas de l’essentiel.

Pour cela, il voulait sans cesse - c’en était devenu une obsession - qu’on lui parle, qu’on discute avec lui, qu’on le lise, qu’on l’invite.

On lui parla, on discuta avec lui, on le lut, on l’invita.

Il sut attendre le respect.

Mais il avait une fragilité intime : tant qu’il restait une seule personne qui se refusait à lui, il était frustré, en manque, furieux.

Comme le fait qu’il soit devenu féministe n’était pas évident à faire avaler - la pilule était un peu grosse, il le reconnaissait lui-même - il décida d’investir la culture.
Il demanda aux intellectuel-les, aux chercheur-euses d’écrire plein de livres sur lui. Ce qui fut fait.
Il demanda aux cinéastes, aux romanciers, de faire plein de films et de romans sur lui. Ce qui fut fait.
Il demanda aux journaux d’écrire plein d’articles sur lui. Ce qui fut fait.
Des festivals, des concerts, des quinzaines, des spectacles, des expositions, des musées qui lui étaient - exclusivement ou non - consacrés voyaient le jour un peu partout.
La carte de l’implantation de Coca-Cola dans le monde devient progressivement la sienne ; il la supplanta vite en amplitude.

Comme il risquait d’y avoir overdose de baise/porno - après le Kama-Sutra, c’est difficile de faire nettement mieux et beaucoup plus neuf - il inventa un truc très efficace : quand le sexe, à lui tout seul, s’épuisait, on en saupoudrait un peu ou beaucoup partout ailleurs : un petit ajout de sado-masochisme par-ci ; une réhabilitation de Sade, par-là. Une réécriture de l’histoire féministe, par-ci, une scène de bordel par-là. Pas mal de Hugh Hefner comme parangon de la liberté de la presse, par-ci ; plein de reportages sur les ’trafiqué-es’ du sexe par-là. Et beaucoup de messages, beaucoup d’analyses et de projets sur le sida....

Tout ça - et bien d’autres choses encore - finirent par obtenir leurs effets. Au terme de toutes ces productions, il devenait de plus en plus acquis - si l’on en croyait ce que l’on lisait, voyait, entendait tous les jours - que « la liberté sexuelle » [l’expression, il est vrai, n’était vraiment pas claire et c’était donc bien fait pour sa gueule] était synonyme de femmes nues [« l’art » et Courbet plus particulièrement, fut pas mal sollicité], de partouzes, d’échangisme, de pornographie, de sado-masochisme.

Et comme tout ceci nécessitait des lieux pour toutes les bourses, il en créa de très fonctionnels, bien propres et pleins de personnes consentantes. On discuta, un temps, dans quelques pays, du consentement des enfants, cela ne dura pas longtemps. Une fois que le sexe était bien entré dans la tête, il n’était plus contesté par personne que le vendre était la seule solution. Il n’y avait en effet pas d’autre alternative ni au chômage - d’autant qu’il n’était plus nulle part indemnisé - ni à la mort par inanition faute d’avoir à manger.
Beaucoup de monde était donc concerné.

Le sexe avait fait de grands pas, mais ça ne lui suffisait pas. Il continua à penser et, à force de réfléchir - comme il avait beaucoup d’argent, ça aidait - il décida de s’attaquer à l’enseignement.

Il avait certes déjà pas mal investi la place dans le primaire et le secondaire grâce à la porno, mais il décida de faire plus noble.

Il créa des écoles, des universités, des centres de recherches.

On enseignait, on travaillait, on cherchait sur le sexe qui travaille, celui qui allaite, celui qui donne naissance, celui qui a le sida, celui qui se masturbe, celui de Louis XVI et celui de la tarentule. On n’oubliait pas non plus le sexe francophone, le sexe colonial, le sexe anal, le sexe des sciences, le sexe des plantes, le sexe au travail...C’était infini.

En philosophie, on étudiait - expurgé de tout l’inutile - Nietzsche, Schopenhauer auquel il adjoint Sade, Sacher-Masoch, Krafft-Ebing, Lombroso, Darwin, Bataille, Gyotat...
En littérature, on étudiait tous ceux qui, un jour - là, on n’avait que l’embarras du choix - avaient vanté les plaisirs qu’il était censé procurer à ceux qui étaient du bon côté du manche. Dès lors, le nombre des femmes qui n’étaient déjà pas très nombreuses dans le domaine diminua de façon sensible ; mais, comme d’autres, lancées peu ou prou par lui et ses copains, et donc très médiatisées, finirent par occuper l’essentiel de l’espace éditorial, cela tendait à revenir au même, ou presque.

Dans les cours, on reprenait à zéro l’histoire de l’humanité : ceux sur la liberté, le choix, le libre-arbitre, le consentement, enseignés en première année, en étaient les fondements. Le libertinage se fit éthique ; le patriarcat, supercherie ; le désir, raison ; la confusion intellectuelle, critère d’excellence.

Certes, tout cela n’avait aucun rapport ni avec les faits, ni avec le réel, ni avec l’histoire, ni avec la pensée, mais, comme c’est justement de tout cela dont il ne voulait plus, ça fonctionnait très bien. Il rendit un hommage appuyé à la publicité - à laquelle il conféra une place de choix - qui avait amplement labouré le terrain sur lequel il n’avait plus qu’à semer.

La critique - qui se devait sévère - de l’affirmation : « L’homme a un pénis, mais le vagin possède la femme » d’Otto Weininger était donné comme sujet de réflexion/critère de sélection à l’entrée.

Tout le monde se pressait dans les amphis.

C’était très intéressant et il y avait beaucoup de débouchés : il y en avait pour les intellos, les commerciaux, les gestionnaires, les DRH, les juristes, mais, il faut le reconnaître, nettement plus pour les femmes et les hommes à tout faire...

Il investit même le champ religieux mêlé au païen et aux sectes : il créa des icônes, des saintes, des idoles, des prêtresses pour célébrer son culte.

Le sexe cependant ne perdait jamais le Nord ; l’idéologie, l’argent, la religion, c’était très bien, mais c’était aléatoire. Il devait s’enraciner plus profondément pour que plus personne ne puisse le déboulonner. La politique lui fut une nécessité. Et comme il avait des copains dans l’armement, la drogue, le jeu et toutes les mafias déjà bien installées, ça alla plus vite et ce fut plus facile.

Il découvrit qu’il y avait des textes internationaux qui disaient des trucs qui le gênaient aux entournures parce qu’il était écrit que faire de l’argent en vendant le sexe des autres était interdit. Il décida donc - en douce, sans que personne ne le sache et sans jamais en parler en public et ça, c’était vraiment malin - de payer très cher des gens très intelligents pour qu’ils le débarrassent de ces vieux machins. Et pour qu’ils inventent de nouveaux mots qui lui iraient comme un gant.

Ce qu’ils firent.

Un grand pas en avant était accompli. Le terrain était déblayé. Il pouvait agir au plan national et faire voter ses lois. Pour ce faire, il pénétra dans les lieux où les choses étaient censées - peu ou prou - se décider. Il lui fallut juste au début se travestir un peu, mais le prestige qu’il avait progressivement acquis l’aida beaucoup. Il convainquit beaucoup de monde de lui donner raison. À leur décharge, si, souvent, tous ces gens ne se rendaient pas trop compte de ce qu’on leur demandait, de toute façon, ils avaient tellement besoin d’argent qu’ils n’étaient pas trop regardants.

Plus encore, chez certains, son passé de cruauté, d’indifférence à la douleur d’autrui et de cynisme absolu fut sa meilleure propagande.

* Il obtint ainsi, en article 1, que « Le droit au sexe », et, en article 2, « Le droit de s’exploiter soi-même pour le compte d’un tiers » soient inscrits dans la nouvelle Déclaration universelle des droits humains. Avec celui qui était devenu son compère, l’État, ils imaginèrent - pour se protéger de toute dénonciation indue - un article 3 qui créait un délit d’« aide non intentionnelle à la criminalité transnationale organisée ». Celui-ci - une seule fois utilisé contre un clampin - remplaça tous les autres textes inscrits depuis des lustres dans des codes que personne ne lisait ni n’utilisait plus.

La loi du sexe - c’est à dire sa liberté sans limite - avait eu raison de la loi.

* Il obtint que les abolitionnistes soient poursuivi-es pour complicité de crimes. Un temps, il hésita à demander symboliquement à Versailles l’abolition des privilèges que les abolitionnistes avaient, disait-il, indûment obtenus sur lui. Il passa outre à ses scrupules et il l’emporta, sans trop de difficultés.

* Il obtint qu’en France, la devise de la République devienne : « Liberté, marché, sexualités ». Certain-es défendirent le maintien de la référence à l’égalité ; la lutte fut brève.

* Il obtint que chaque ville soit contrainte - en sus des logements sociaux - de construire des lieux (cabanes, garages, zones de sexe, drive-in, lieux de rencontre pourvus de toutes les étoiles du Michelin : les appels d’offre furent lancés) où l’on pouvait le caresser, le regarder, le pratiquer, le consommer, l’échanger, le commander, le télécharger, le donner, le louer, le prêter, le vendre, le torturer... matin, midi et soir. Et même le tuer.

* Il obtient que fut considéré comme un motif automatique de séparation le fait pour quiconque d’être privé indûment de sexe.

* La devise inscrite aux frontons des lieux publics fut : « Sois ce que ton sexe fera de toi ».

Il avait toujours plein de projets et de nouvelles idées dans sa besace.

Grâce à la culture, à l’enseignement, au droit, à la politique, il élargit encore un peu plus son pouvoir, son assise, ses ambitions. Il créa des Coupes du monde, des Olympiades, des parcs à thèmes, des espaces publics ’sexe-attitude’, des Centers parks, des festivals, des salons, des temples, des comptoirs, des foires, des Académies du sexe. Dans ces lieux, il décida que les pulsions et les capacités sexuelles et marchandes seraient concomitamment excitées, améliorées, enrichies, rendues plus efficaces, plus performantes, plus rentables. L’entrée était gratuite pour les filles, jusqu’au jour où l’offre dépassa la demande ; alors ce fut payant pour tout le monde, mais déductible d’impôts.

Mais comme il y avait toujours quelqu’un-e pour dire qu’il faisait de l’argent de manière pas très catholique ; comme, de très irrésistible et incontrôlable qu’il était dans sa jeunesse, il devenait de plus en plus malin, il entendit un jour une phrase : « Sexe sans conscience n’est que ruine de l’âme » qui fit tilt.

Alors, il décida d’investir dans les valeurs : il se fit alors esthète, prophète de l’échange, du partage, de la solidarité, de la jouissance, de l’émotion, de la joie, du bonheur. Le sexe se déclara en mal d’amour. Il apprit même à déclarer ses sentiments.

Cette décision, qui ne lui avait financièrement que peu coûté, lui rapporta beaucoup.

Mais ça ne lui suffisait toujours pas. Tant qu’il avait encore quelqu’un-e à combattre, et même à convaincre, cela signifiait qu’il avait quelque chose à prouver, ce dont il ne voulait en aucun cas. Il se dit alors que le meilleur moyen d’éviter tout retour à une quelconque justification - preuve de faiblesse par excellence - était de se refaire une virginité politique ex nihilo ou quasi. Il se paya alors le luxe de se dire pas assez payé, exploité, dominé, violenté. Il rencontra une personne qui lui avait dit qu’il avait été violé : il déclara qu’il était vraiment contre et que c’était très mal. Il créa des associations d’aide aux victimes, ouvrit des lieux de parole et des cliniques où se côtoyaient masseurs/euses, médecins, chirurgien-nes, psy, sexologues, sexopathes, sexophiles, pédophiles réhabilités du fait de leur amour incontestable pour les enfants. Après pas mal de conflits de préséance, la cohabitation se fit sereine.

Mais il y avait, malgré tout ça, toujours quelqu’un-e pour dire qu’il était du côté des salauds. Il décida alors d’investir la critique du système : comme il y avait pas mal de monde déjà sur la place, il se fit vite des amis. Il déclara contester l’ordre établi. Il affirma qu’il était le défenseur des pauvres, des exploité-es, des exclu-es, qu’il était le porte-parole des veuves et des opprimé-es. Pour être celui des féministes, il dut attendre un peu. Il écrivit qu’il était multiculturel et même qu’il défendait tous les sans-papiers ; au plan mondial, ça faisait beaucoup. Il se fit l’apôtre de la lutte contre tous les tabous et tous les stigmates, contre toutes les transgressions et toutes les discriminations. Il n’avait pas le temps de faire dans la dentelle ; il faisait feu de tout bois.

Il fit florès chez les anars, les libertaires, les gauchistes, les écolos. Ils étaient tous très contents d’eux. Enfin, leur mauvaise conscience - pour ceux qui en avaient - pouvait aller se rhabiller sans plus trop les encombrer. Tous les autres riaient ou ricanaient, c’était selon dès lors qu’on parlait de lui ; l’habitude en était devenue une seconde nature.

Ce qu’il voyait c’était que ça marchait.

Plus il était polymorphe, plus son profit, mais, plus encore, son emprise augmentait en relation avec la capacité qu’il avait de s’affirmer envers et contre tout. La fascination du pouvoir fonctionnait en sa faveur. Aussi, progressivement, il commença à se foutre royalement des gens qui continuaient à lui répéter que c’était vraiment pas bien de faire ce qu’il faisait. Sa philosophie - la vraie, pas celle qu’il vendait - était que, comme de toute façon, la vie ne valait rien, ou pas grand-chose, autant qu’elle rapporte.
Et comme il n’était pas le seul à vivre de ce credo, il trouva pas mal d’allié-es.

Il avait le monde à sa portée : il était dorénavant libre, abondant, facile d’accès. Majeur, mineur et vacciné. Il continua sa marche en avant et géra efficacement tous les problèmes qu’il rencontra.

* Il s’inquiéta un temps de la raréfaction du désir, des baiseurs, des hardeurs, des trackeurs, des hommes virils. En effet - et c’était pour lui vital - il fallait sans cesse augmenter la demande qui ne pouvait ni stagner, ni encore moinsrégresser.

Les pannes de sexes, après le Viagra, remboursées, creusaient tant le trou de la Sécu qu’il fallut sévir. La répression n’était pas suffisante pour régler le problème : il était confronté à des contraintes physiologiques difficilement dépassables.

Qu’à cela ne tienne. Il fit appel à la technologie qui vint à son secours. Des êtres-sexes-machines - de toutes les tailles, de toutes les couleurs, de tous les âges - furent inventé-es ; ils/elles inondèrent le marché. Pour mieux en faire comprendre l’utilité, la fonction, les avantages et la manière de s’en servir, on les diffusa gratuitement dans toutes les écoles. Et il organisa - pour fêter cette immense innovation culturelle - de gigantesques fêtes au cours desquelles on brûla tous les gods [d’un profit ridicule] dans d’immenses et salvateurs autodafés.

* Il s’inquiéta un temps du coût grandissant des pots-de-vin et de la corruption qui, même à la petite semaine, finissait par alourdir les ardoises.

Qu’à cela ne tienne. Il décida d’arrêter de perdre son temps en palabres épuisantes, séductions aléatoires, mensonges minables. Il acheta tous les gouvernements, les parlementaires et autres fioritures. Comme, de toute façon, ils ne servaient plus à rien et, qu’en plus, ils se faisaient injurier toute la journée, ils se dirent qu’au moins, avec lui, ils pouvaient maintenir - et, pour certains, nettement augmenter - leur niveau de vie. Ils n’étaient pas exigeants : un ou deux seulement pinaillèrent sur les termes du contrat ; on n’entendit plus parler d’eux. Dès lors, tout devint plus simple. Il posséda l’État, tous les États - d’autant plus aisément que, lui, avait un projet planétaire - et il en fit sa propriété privée : il n’avait qu’à dire ce qu’il voulait et c’était fait dans l’heure.

* Il s’inquiéta un temps des difficultés persistantes à trouver la matière première afin d’alimenter le marché. Car les plus riches ne voulaient pas des êtres-sexes- machines qu’il avait inventés et continuaient à réclamer des êtres humains en chair, en os, en sexe ; et, pour les très, très riches - c’était prévu sur la carte - avec l’âme en plus.
En outre, les discounts du sexe, même rachetées par les multinationales, même après avoir piqué tout l’argent des actionnaires, même après avoir licencié tous ceux et celles qui n’étaient pas corvéables à merci - et qui en plus devaient dire merci - faisaient tellement baisser les prix que plus personne n’y retrouvait sa mise.

Qu’à cela ne tienne. Il supprima les arrestations continuelles, les décisions d’éloignements répétés, les mises en centre de rétention, les rapts, les razzias coûteuses, ponctuelles, éternellement à recommencer. Il décida l’instauration de l’état de guerre permanente. La démocratie ne résista pas longtemps : il y avait tant de temps qu’elle avait avalé tant de couleuvres, dit et fait n’importe quoi, que personne, pas même ceux qui étaient payés pour la rendre un tant soit peu encore crédible, n’y croyaient plus.

Tout ce qui avait été mis sur place pour la lutte contre le terrorisme - à laquelle quelques gogos continuaient à croire - fut très utile : la logistique nécessaire pour alimenter le marché était opérationnelle. Il commanda à ses copains déjà dans la place des avions renifleurs sans pilote qui encerclaient une région [après en avoir fait préalablement sortir les animaux nécessaires à la rentabilité des parcs nationaux] et l’inondaient de gaz asphyxiant. Et puis, après, les bulls entraient en action, ramassaient ceux qui étaient par terre dans des bennes et remplissaient les gigantesques camps dans lesquels les sélections les plus rationnelles étaient effectuées. Des lebensborn pourvus de toutes les nouvelles techniques scientifiques y étaient adjoints.

* Il s’inquiétait enfin de ce que certain-es, ça et là, rechignaient encore à croire à l’avenir et aux slogans qu’il proposait, imposait, exigeait : « Le sexe comme raison d’être », « Le sexe pour horizon de vie », « Le sexe est le moteur de la vie », et enfin, le meilleur, : « Fais de ton sexe une œuvre ».

Qu’à cela ne tienne. Il décida qu’on n’avait plus le temps de traiter individuellement les récalcitrant-es. Aisément retrouvés par des tests de sélection qu’aucun détecteur de mensonge ne pouvait contourner, ils et elles rejoignaient dans les camps ceux et celles qui ne voulaient plus de lui, à aucun prix, qui ne rêvaient que chasteté, intégrité, repli sur soi, respect de soi, individu-e. Et qu’on y avait enfermé-es depuis longtemps.

Tout ce beau monde - pour pas un rond - travaillait le jour par roulement, en trois/huit, pour fournir en produits inutiles les milliards de personnes que l’on avait persuadées de leur absolue nécessité, tandis que, la nuit, tout le monde, après les sélections qui décidaient des affectations, devait baiser et être baisé. Indifféremment et obligatoirement. Aucune excuse n’était admise ; plus encore, à la moindre résistance, la dose était doublée.

Il savait en effet depuis longtemps qu’il n’y avait pas que la guerre, ni la famine dont la fonction était de contraindre les peuples à exécuter la volonté faite loi des plus forts. Le viol généralisé/rationalisé contribuait, plus efficacement que tout, à briser ceux et celles qui persistaient à tenter de continuer à penser qu’il pouvait y avoir une vie où le sexe trouverait la juste place que chacun-e pouvait, voudrait bien lui accorder.

Dès lors, bien sûr, le viol en ce qu’il portait en lui la permanence d’un lien avec l’idée, la notion, l’hypothèse d’une contrainte, disparut du vocabulaire, de la pensée.

Les moyens qu’il employait dans ces camps étaient un mixte de ceux venus des plantations, des tranchées, des prisons, des gangs, des ANPE, des bagnes, des chaînes de montage, des stades. À grande échelle. Mais, ceux des bordels - ceux qui avaient si bien fait leurs preuves dans l’histoire qu’ils avaient réussi à faire disparaître de la mémoire du monde les dizaines de millions de femmes qui y avaient été enfermées - en furent les modèles de base : ils étaient les mieux rôdées, et surtout les seuls justifiés.

Bref, tout ça roulait pas mal. Trop bien même.

Car il fit tant et si bien, qu’à la fin, il avait amassé toute la fortune du monde - même après les paiements des mercenaires, des dealers, des politiques, des journalistes, des gardiens - il en restait encore pas mal, mais il n’y avait plus personne. Sur les ruines fumantes de toutes les guerres qu’il avait menées pour alimenter le marché, sur les ruines de toutes les personnes violées, usées, détruites, broyées, il avait fini par tout bouffer, fait table rase de tout. Il ne restait plus que les parcs nationaux pleins d’animaux sauvages, mais il n’y avait plus personne pour les nourrir et être au guichet à l’entrée.

Le monde n’était plus qu’un gigantesque et monstrueux phallus, à côté duquel les twin towers faisaient figure de cabanes à lapins.

Le sexe - tout seul - avait gagné.
L’ennui, c’est que tout le monde était mort.
Sauf deux - un homme, une femme - qui, par miracle, restaient encore vivants.

Et il fallut tout recommencer.

Affirmer qu’il y a des êtres humains.
Des hommes et des femmes, juste un peu plus compliqués qu’avant.
Mais toujours pas égaux.
Car les pouvoirs du sexe mâle, ceux du phallus, n’avaient toujours pas été abolis.

Entre autres...

8 mars 2007

Voir le site de Marie-Victoire Louis.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 30 mars 2007.

Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=2971 -