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Mariage forcé
Une fillette de huit ans séparée de son mari doit craindre pour sa vie

22 juin 2008

par Annette Langer

La jeune Nujûd Nasser, âgée de huit ans, a subi pendant des semaines des tourments et des abus aux mains du mari qu’on lui avait imposé. La fillette yéménite vient maintenant d’obtenir l’annulation de cette union devant les tribunaux. Elle doit toutefois craindre pour ses jours.



Hambourg - La jeune Yéménite Nujûd Nasser a l’air éveillé et extrêmement déterminé. Foulard rabattu sur le front, bras menus croisés sur la poitrine, c’est ainsi que la représente le journal Yemen Times. Une fillette apparemment normale, qui ne laisse rien voir des épreuves qu’elle a subies au cours des derniers mois.

En effet, elle sort de semaines d’angoisse pendant lesquelles elle a été violée, battue et humiliée à outrance. Des semaines durant lesquelles personne n’a prêté l’oreille à ses plaintes ni même tenté de lui venir en aide. Une enfant livrée aux quatre volontés d’un homme d’âge mûr et de sa propre famille.

« Chaque fois que je voulais aller jouer dans le jardin, il me battait et me demandait de l’accompagner dans la chambre à coucher », relate Nujûd au Yemen Times. Elle tentait d’échapper à son tortionnaire en fuyant d’une pièce à l’autre. « Il réussissait toujours à me rattraper ». L’homme, âgé de trente ans, aurait fait beaucoup de « mauvaises choses », raconte la jeune fille. Et celle-ci ne pouvait compter sur aucune aide de l’extérieur.

Son propre père la battait fréquemment et la menaçait de viol, au cas où elle refuserait d’épouser Fâ’iz Ali Thamir, le parti qu’il avait choisi pour elle. « Aucune loi et aucun chef de tribu au pays ne pourront empêcher cela ». L’enfant n’a pas eu le choix : les noces ont été célébrées et le mariage a été consommé.

« J’ai mendié, et j’ai prié mes parents et une tante de m’aider à divorcer. Ils ont répondu : ‘Nous ne pouvons rien faire pour toi. Si tu veux aller devant les tribunaux, débrouille-toi toute seule’ ». Et c’est justement ce qu’a fait la fillette. Au début du mois d’avril, elle s’est enfuie de la maison de son mari puis s’est adressée à la cour compétente de Sanaa, la capitale du pays. Le tribunal vient d’annuler le mariage et de condamner la famille de la petite à une amende de 250 dollars américains.

Qui ne dit mot consent

Qu’une jeune fille ose se rebeller ouvertement contre la charia et le poids des traditions constitue un fait inouï, du jamais vu au Yémen. Plus inouïe encore a été la réaction du juge Muhammad al-Qathi. Celui-ci a manifestement fait preuve de compassion envers l’enfant. Il a aussi fait arrêter provisoirement le père et mari de Nujûd, et ce, même en l’absence d’acte d’accusation officiel, car la jeune fille, étant mineure, n’était pas habilitée à en présenter un. La fillette a d’abord été hébergée chez le juge, puis chez un de ses oncles.

La réaction extraordinairement conciliante du juge s’explique sans doute par des motifs personnels : « Je ne crois pas qu’on puisse y voir une tendance vers un renforcement des droits des enfants au Yémen », a affirmé à Sanaa une responsable de l’organisation de défense des droits des enfants Save the Children au journal Spiegel Online.

De fait, l’article 15 du Droit civil yéménite stipule qu’un jeune homme ou une jeune femme ne peuvent se marier avant leur quinzième année de vie. Toutefois, en pratique, il y a un gouffre entre la lettre de la loi et la réalité. Une étude menée par le Women and Development Study Center de l’Université de Sanaa a révélé que plus de la moitié des jeunes filles mineures sont mariées de force.

« Certes, selon la charia, la fiancée peut refuser un mariage arrangé, mais, en pratique, ceci ne se produit à peu près jamais », affirme Myria Böhmecke de l’organisme Terre des Femmes (1) à Spiegel Online. Généralement, c’est la règle du « qui ne dit mot, consent » qui prévaut. Le contrat se conclut entre le père de la fiancée et le futur mari.

Dans le cadre d’une étude menée en 2006, des chercheurs ont interrogé 1 495 couples. Considérés à l’aune des valeurs occidentales, les résultats donnent la chair de poule. Certes, au cours des trois dernières générations, l’âge moyen au moment du mariage chez les filles est passé de 10 à 14,7 ans. Cependant, dans des régions comme Hudeida et Hadramaut, les enfants sont mariés dès l’âge de huit ans en moyenne.

Le Comité national des femmes du Yémen a réclamé que l’âge minimum du mariage soit porté à dix-huit ans. La proposition a été rejetée, car il n’existerait pas de justification juridique pour un tel amendement. « C’est non seulement contraire à l’islam, mais c’est aussi inhumain d’exposer des filles si jeunes à une telle expérience », a tonné la présidente du Comité national des femmes, Rachîda al-Hamadani.

« Comment a-t-elle pu oser ? »

Le père de Nujûd, Muhammad Nasser, a été libéré peu de temps après son arrestation pour des raisons de santé. Avant le mariage forcé qu’il avait ordonné pour sa fille, il aurait perdu un emploi comme conducteur de camion d’ordures ménagères à Hajja et il doit depuis lors se débrouiller en mendiant, comme les dix millions de Yéménites qui vivent sous le seuil de la pauvreté. Selon un parent, il souffrirait en plus de problèmes de santé mentale.

Fâ’iz Ali Thamir, le mari, est par contre toujours incarcéré et s’insurge contre l’impertinence de son « épouse ». Selon le Yemen Times, il aurait déclaré : « Comment a-t-elle pu oser porter plainte contre moi ? J’ai le droit de la garder. » Il n’aurait pas besoin de coucher avec la fillette, mais pourrait cependant la garder avec lui : « Personne ne peut m’en empêcher ».

« Il existe des centaines de filles comme Nujûd exposées à des abus aux mains d’hommes plus âgés, rappelle Shatha Ali Nasser, avocate à la Cour suprême de Sanaa. Le problème, c’est qu’il n’existe pas de loi pour punir le père qui conclut un mariage forcé pour sa fille, pour punir le chef de tribu qui autorise le mariage ou pour punir l’homme qui emmène la jeune fille chez lui pour en faire sa servante », a-t-elle déclaré au Yemen Times.

Pour protéger Nujûd contre les éventuelles exactions de la famille, la fillette est actuellement hébergée dans un établissement de l’organisme de protection de l’enfance Dar al-Rahma (2) : « Là-bas, elle a de bonnes chances de jouir d’une vie et d’une éducation meilleures », précise l’avocate. Elle y est accueillie gratuitement.

Quatre cents crimes d’honneur par année

Puisque le mariage forcé signifie presque toujours pour les jeunes filles l’arrêt de l’école et l’interruption des études, les conséquences de cette pratique sont pour elles désastreuses. Le Yémen a un taux d’analphabétisme chez les femmes de près de soixante-dix pour cent, soit un des plus élevés au monde.

Le fait que les enfants n’aient droit à aucun appui, ni de la part de la collectivité ni de la part de leur propre famille, est particulièrement accablant. « Même les proches et les parents bienveillants ont peur d’intervenir, déclare Myria Böhmecke de Terre des femmes. Lorsqu’un mariage arrangé se trouve empêché, cela équivaut à une transgression grave du code d’honneur familial. Cet affront ne peut être réparé que dans la violence, c’est-à-dire par un ‘crime d’honneur’ ».

Durant la seule année 1997, le département d’études féminines de l’Université de Sanaa a recensé plus de 400 actes de violence meurtrière de cette nature. Il s’agit des seules statistiques crédibles dont nous disposions. Les chiffres réels doivent correspondre à un multiple de cela, parce que la plupart des crimes d’honneur sont maquillés en accidents et que la loi du silence règne au sein des familles concernées. De plus, il n’existe pas de données fiables sur les mariages. « Personne ne sait où, quand et auprès de quel imam les filles sont mariées », rapporte la championne des droits des femmes Myria Böhmecke.

« Il est extrêmement difficile de la protéger contre sa famille »

Quand ce sont la loi tribale et la charia qui prévalent, on se trouve à des années-lumière d’une justice indépendante. Au Yémen, la peine de mort est toujours appliquée aux mineurs, même si cela contrevient à l’article 31 du Code criminel de ce pays. Amnistie Internationale évalue à au moins trente le nombre des exécutions au cours de la dernière année.

Même s’il peut être utile de rendre public le cas de Nujûd, il existe peu d’espoir que la fillette de huit ans puisse entreprendre une nouvelle vie. « Par son comportement, Nujûd a souillé l’honneur de la famille. Il sera extrêmement difficile de la protéger contre sa propre famille, rappelle Myria Böhmecke. Il faudra beaucoup d’argent et de dévouement pour assurer son anonymat et la cacher pendant toute sa vie, car tous les membres de sa parenté sont invités à se venger. »

Nujûd ne craint pas seulement pour sa vie. Elle se fait aussi du souci pour sa jeune sœur âgée de six ans, qui pourrait subir le même sort qu’elle. Pourtant, la fillette n’a qu’un désir : « Tout ce que je souhaite, c’est pouvoir mener une vie honorable. »

Source : Spiegel Online.

Notes

1. NdT : « 
Terre des femmes
 », malgré son nom français, est un organisme sans but lucratif allemand qui se donne pour objectif la défense des droits des femmes et des jeunes filles, et qui s’élève contre des pratiques telles que l’excision, les crimes d’honneur, etc.
2. NdT : « maison de la pitié » en arabe.

Traduit de l’allemand par Raymond Roy pour Sisyphe.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 20 mai 2008

Annette Langer


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