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Laïcité et résistances démocratiques

21 juillet 2008

par Kamal Lahbib

La phrase prémonitoire de Gramsci résume la situation où nous nous trouvons aujourd’hui : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair obscur surgissent les monstres ». Cette situation donne une acuité aux défis de la construction démocratique y compris le débat incontournable sur ce que nous pouvons pour la commodité du langage, appelé laïcité.

Outre le problème lié à l’aspect sémantique polysémique du concept de laïcité, en terre d’islam, qui ne connaît pas d’Eglise, la laïcité n’a pas d’équivalent en arabe. Le terme est, soit phonétiquement arabisé (comme en Turquie), soit traduit abusivement par I’Ilmania (de I’llm, science), et prend facilement le sens d’athéisme ou du moins de non-religiosité. Au lendemain de la création du Collectif Démocratie et Modernité, nous avons eu droit à un éditorial de Attajdid, journal du PJD, qui nous désigne comme les « sans religion », « Alla dinioune ». Ce qui n’empêche pas un leader du PJD de lancer à Chevènement,le 28 octobre 2003, à la conférence organisée par l’association Trait d’Union France-Maroc : "Je suis d’accord avec vous pour la laïcité en France mais au Maroc, nous avons besoin d’islamité", sachant pertinemment l’existence au sein du nouveau conseil français du culte musulman (CFCM), installé par le Ministre de l’Intérieur, d’une commission chargée de « proposer des orientations sur l’enseignement du fait islamique destinées aux établissements scolaires ». Sachant par ailleurs que si l’avis du 27 Novembre de 1989 stipule que la laïcité implique le respect des croyances et qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre le principe de la laïcité et le fait de manifester son appartenance à une religion, il n’en reste pas moins que le port de signes religieux ne devrait pas être un acte de pression, de prosélytisme, de propagande ce que les intégristes font de manière systématique.

L’Occident et la « laïcité incertaine »

En France, la laïcité s’inscrit dans l’histoire et dans le droit. Elle sous-tendait déjà la Révolution de 1789, pendant laquelle les biens du clergé furent confisqués et les prêtres tenus de prêter allégeance à la République. De haute lutte, la laïcité a fini par s’imposer comme norme juridique dans la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État.

Aujourd’hui, elle figure dans le préambule de la Constitution, comme caractéristique de la France elle-même ("la France est une république laïque"). Si l’on excepte la France et le Portugal et dans une certaine mesure la Belgique, l’Europe, les Etats Unis et le Canada ne sont pas laïques. Au Danemark, l’Eglise luthérienne reste l’Eglise nationale et symbolise l’identité du pays sans toutefois porter atteinte aux autres communautés religieuses protestantes. Les Eglises catholique et orthodoxe, le judaïsme, les Témoins de Jéhovah, les bahaïs et les sikhs sont des cultes reconnus alors qu’ils représentent à eux tous, qu’environ 2% de la population. La liberté de conscience et l’absence de discrimination selon l’origine ou la croyance sont garanties de façon effective par un dispositif très démocratique. Pour le moment en tout cas, société fortement sécularisée, le Danemark s’accommode d’une situation non laïcisée.

Les autres pays scandinaves ressemblent au Danemark mais, contrairement à ce pays, ils semblent maintenant engagés dans le début d’un processus de laïcisation. L’Eglise luthérienne de Suède n’est plus une Eglise nationale depuis l’année 2000 et un changement de même nature s’opère,en ce moment, en Norvège. La situation finlandaise évolue également puisque le président de la République ne nomme plus les évêques.

La Belgique est un exemple attractif. L’Etat belge se veut neutre à l’égard des religions et affirme n’être soumis à aucune tutelle ecclésiastique.

Inversement, il s’interdit toute ingérence dans les questions doctrinales et les affaires intérieures des différents cultes. Certains belges - y compris dans les milieux de l’humanisme agnostique - parlent en conséquence de séparation entre l’Etat et les cultes et de l’Etat laïque. Même si l’Etat belge n’a jamais signé de Concordat avec Rome, il existe un système pluraliste de six cultes reconnus, les cultes catholique, protestant, anglican, orthodoxe, israélite et musulman. Acte officiel de l’Etat, la « reconnaissance » d’un culte induit une protection particulière accordée en raison d’une « utilité sociale ». Cela signifie que le culte en question est jugé répondre au besoin social d’une fraction de la population. De là découlent certains avantages comme la prise en charge des traitements des ministres du culte, la présence d’aumôniers payés par les pouvoirs publics dans les hôpitaux, les prisons, les aéroports et l’armée, et, pour la plupart des cultes reconnus, l’existence - chaque fois que le nombre d’ élèves atteint un certain seuil - de cours de religion à l’école publique.

Mais le système belge possède une autre originalité, celle de reconnaître et de rétribuer une « communauté non confessionnelle » composée d’organisations « qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle ». Cette communauté, que l’on qualifie souvent de laïque ou d’humaniste, comporte des conseillers qui effectuent dans les hôpitaux ou l’armée un travail d’assistance analogue à celui des aumôniers. Elle propose également des cours de « morale non confessionnelle » à l’école publique.

Ce mouvement philosophique a pour étendard le principe du libre-examen et il élabore des réflexions originales grâce à son Université, l’Université libre de Bruxelles. Malgré ce pluralisme assez large, et une indéniable évolution ces dernières décennies, le poids du catholicisme reste prédominant en Belgique.

L’Espagne appelle deux constats ; d’une part la Constitution affirme : « aucune religion ne sera religion d’Etat » ; d’autre part, dans la même Constitution, il est indiqué que « les pouvoirs publics tiendront compte des croyances religieuses de la société espagnoles et maintiendront les relation de coopération avec l’Eglise catholique et les autres confessions ».

Si le Concordat a été modifié, il n’a pas été aboli pour autant. Les accords signés avec le Vatican prévoient une subvention de l’Etat àl’Eglise catholique espagnole et à l’enseignement privé catholique qui reste fort, surtout dans le primaire.

La confessionnalité de l’Etat grec - dont certains des traités se retrouvent dans d’autres pays orthodoxes comme la Bulgarie ou Chypre - se marque dès la Constitution promulguée sous les auspices de la « très Sainte Trinité ». Elle est présente également dans le serment du Président de la République.

Le statut de l’Eglise orthodoxe l’assimile à une religion d’Etat. L’éducation orthodoxe de la jeunesse est obligatoire, les forces armées sont sous le patronage de la Vierge Marie et l’Eglise orthodoxe bénéficie de nombreux soutiens, notamment financiers, de la puissance publique. La Turquie a institué la laïcité dans sa Constitution en 1937.

Le terme de laiklik est directement inspiré du mot français et Mustafa Kemal Ataturk a été présenté comme « le petit père Combes de l’islam » dès l’abolition du califat en 1924. Cette identification à l’anticléricalisme de Combes montre que ce n’est pas le modèle de la loi française de 1905 qui a triomphé en Turquie. La laïcité à la turque ne connaît ni la séparation, ni la neutralité.

Elle consiste plutôt d’abord en une occidentalisation de la société :l’instauration, en 1926, du calendrier grégorien avec le dimanche comme jour férié est, à cet égard, significative. Ensuite, elle signifie la mise en place, par l’Etat, d’un islam national turc avec deux organismes dépendant de la présidence du Conseil : la Direction des Affaires religieuses et la Direction générale des vakf-s. Les imams sont des fonctionnaires rétribués par l’Etat. Il s’agit à la fois d’une laïcisation de la société et d’un contrôle de la religion majoritaire par l’Etat.

Aux Etats-Unis d’Amérique le jugement de la Cour d’appel de San Francisco déclarant anticonstitutionnelle la phrase « une nation placée sous la protection de Dieu » dans le serment d’allégeance au drapeau et à la République prononcé chaque jour par les élèves des écoles primaires américaines a soulevé une forte résistance. Devant le tollé déclenché par cette décision, celle-ci a été suspendue sine die. Les Américains usent et abusent de la référence à Dieu car elle peut être socialement déconnectée de toute Eglise et être, ainsi, à la base d’une religion civile qui donne un fondement transcendant à l’Etat-nation.

Le droit québécois et canadien ignore le concept de laïcité, bien que l’existence des libertés fondamentales de conscience et de religion comporte aussi une obligation de neutralité pour l’État. Le droit constitutionnel garantit ces libertés fondamentales mais proclame du même souffle que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la "suprématie de Dieu". Il ne correspond certes pas au modèle classique de séparation de l’Église et de l’État ni à sa contrepartie, où existerait une religion d’État. Ainsi, au Québec, comme en France, les fêtes d’obligation catholiques sont des jours fériés et chômés alors que ce n’est pas le cas pour les autres religions Qu’en est-il au Maroc ?

Au niveau formel, toute la construction institutionnelle marocaine se base sur une apparente fusion du religieux et de l’étatique mais dans la pratique politique, culturelle et sociale, nul ne peut nier la distance importante qui existe avec la charia. C’est cette distance entre le religieux et l’étatique que conteste le mouvement islamiste.

Les facteurs historiques et actuels semblent peser d’un poids énorme contre toute forme de laïcité au Maroc (...)

 Lire la suite de cet article dans Alternatives, le 21 juillet 2008.

Voir le site de Collectif Démocratie et Modernité.

Kamal Lahbib


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