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La connaissez-vous cette fille, la pute aux cent pas ?

23 août 2008

par Micheline Mercier

Et si la pluie n’était qu’un torrent de larmes alimenté par une jeune fille en pleurs. Et si l’eau de mer servait à purifier la mémoire d’une inconnue, disparue sans laisser ne serait-ce qu’une simple trace de sandale dans un champ de cailloux. Une griffure d’ongle dans la chair d’un mécréant pourrait-elle mener le juste à fermer la cicatrice laissée par une rigole ? Une ride a été creusée, un cratère a pris naissance au coin de l’œil pour mourir à commissure des lèvres de la fille.

Et voilà ! Encore une fille qui n’ose dénoncer la tête de groin qui la malmène, au point de cacher sa honte derrière des lunettes de starlette. C’est elle, la fille aux cent pas, cette fille qui use des talons aiguilles offerts par un mec qui la considère comme un sac poubelle, à peine bonne à jeter lorsqu’elle n’aura plus la fleur de son âge.

C’est elle, la fille qui dort ou peut-être essaie de rêver à un monde meilleur quand, soudain, une douleur au bras la redresse et la fait marcher encore et encore pendant des heures et des heures avec, pour seule musique, l’opus d’un porc en rut. Elle est la fille qui marche sans but, par une nuit sans lune ni nuage pour éclairer son destin. Sait-elle seulement que le bruit du vent d’automne qui lui gèle le cou souffle aussi fort que le gémissement d’un condamné coupable, coupable de la mort d’une âme de petite fille à peine pubère ? Alors, dites-moi, qui jugeriez-vous ? La pute ou la brute qui tient la laisse de la pute ?

Connaissez-vous la fille qui essaie d’oublier les nuits torrides d’amours pervers dont les caresses douloureuses la mènent au bûcher des flammes éternelles ?

La voyez-vous la fille qui, de temps en temps, tend les bras pour attraper une étoile ? Peut-être celle qui lui donnerait une étincelle de bonheur, un moment de grâce, un souvenir qui meublerait toute une vie. Connaissiez-vous la fille au ventre déchiré, la fille qui semble se reposer, dormir au fond d’une carrière ?... Fermée pour le week-end.

Savez-vous qui est la fille, la pute aux cent pas, la fille des plaisirs réservés aux beaux, bons, pas chers ? La fille qui, comme une rivière aux algues bleues, stagne sur les rives d’un monde qui ne veut pas la connaître, qui donne honte à qui daigne la regarder.

Vous rappelez-vous cette fille qui, jadis, jouait à la marelle, là, sur le trottoir, juste en face de votre porte. Cette fille aux nattes sans taches de graisse, sans boutons sur la lèvre, avec des yeux limpides comme une rivière qui coule doucement sous un pont réservé aux âmes sœurs. Vous rappelez-vous de cette fille qui vous appelait madame et vous demandait gentiment si vous vouliez acheter du chocolat, ou bien, de vous livrer le journal ? Fermez les yeux, rappelez-vous de cette fille au sourire d’ange qui dansait à la corde, comme si elle était la sœur de votre enfant, regardez-la se rendre à l’école tout en récitant sa leçon de grammaire.

Souvenez-vous, n’oubliez pas comment le loup est entré dans la bergerie, rappelez-vous le fossé qu’il a creusé à même le jardin fleuri de votre voisin, et comment, toutes griffes rentrées, par une obole cette agnelle a été gobée… D’un simple coup de dent.

Et alors, si on vous la présentait, reconnaîtriez-vous la fille, qui semble reposer là, tout au fond d’une fosse commune, faute de n’avoir pas été retrouvée à temps ?

Connaissiez-vous la fille de votre voisin, celle dont l’âme pleurera tant qu’il y aura des mécréants pour offrir des talons aiguilles aux petites filles qui n’ont pas encore jeté leurs poupées ?

Sauriez-vous l’identifier ? Sauriez-vous lui donner un nom ? Sauriez-vous rendre sa dignité à la fille aux cent pas ?

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 août 2008

Micheline Mercier


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