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Le projet de loi C-484 tend à éroder des acquis juridiques, selon le Barreau du Québec

19 août 2008

Montréal, le 30 mai 2008

Par courriel

Monsieur Art Hanger, président
Comité permanent de la Justice et des droits de la personne
Chambre des communes
Ottawa (Ontario)
K1A 0H6

Objet : Projet de loi C-484 « Loi modifiant le Code criminel (blesser ou causer la mort d’un enfant non encore né au cours de la perpétration d’une infraction) »

Monsieur le président,

Le Barreau du Québec profite de l’occasion qui lui est offerte pour vous faire part des commentaires qu’a suscité son étude du projet de loi C-484 « Loi modifiant le Code criminel (blesser ou causer la mort d’un enfant on encore né au cours de la perpétration d’une infraction) ».

Commentaires généraux

Le projet de loi C-484 a pour objet de créer une nouvelle infraction lorsqu’une personne commet une infraction à l’égard d’une personne et par le fait même blesse ou tente de blesser ou cause ou tente de causer la mort d’un « enfant non encore né ».

Le Barreau du Québec s’interroge d’abord sur la nécessité de ces propositions législatives.

Premièrement, il n’a pas été porté à notre connaissance qu’une recrudescence des agressions contre des femmes enceintes ait rendu nécessaire une riposte législative de l’envergure proposée.

Dans l’état actuel du droit, il est évident que pour déterminer la peine appropriée, les tribunaux, tiennent compte du fait que la victime était enceinte au moment de l’agression. Il s’agit d’une circonstance aggravante qui sera certes considérée dans le processus de pondération des facteurs pertinents. Les dispositions actuelles sont suffisantes pour atteindre l’objectif visé par le législateur, c’est-à-dire punir plus sévèrement l’agression commise à l’endroit d’une femme enceinte.

D’autre part, le Barreau du Québec se questionne sur la nature des moyens proposés par le législateur pour atteindre son objectif de contrer les comportements de nature à blesser ou causer la mort d’un « enfant non encore né ». Nous convenons que l’intention annoncée du législateur dans le cadre de ce projet de loi est bien de protéger les femmes durant la maternité.
Toutefois, nous sommes d’avis que le projet de loi risque d’entraîner des conséquences juridiques qui vont au-delà de l’objet initial du texte législatif. En effet, nous croyons qu’une nouvelle disposition législative qui accorde des droits à un « enfant non encore né » pourrait modifier le statut juridique attribué jusqu’à maintenant au foetus porté par la femme enceinte.

Il faut se rappeler que, selon la jurisprudence majoritaire actuelle, le foetus n’a pas de statut juridique indépendant de celui de la femme qui le porte. D’ailleurs, la Cour suprême, dans l’arrêt Dobson [1999] 2 R.C.S. 753, a statué qu’une femme et son foetus doivent être considérés comme
une seule personne physique au sens de la loi. Les tribunaux reconnaissent par ailleurs que l’être humain a droit à la vie, ce qui comprend la femme durant sa grossesse.

De plus, le Barreau du Québec s’interroge quant aux conséquences de la terminologie utilisée par le législateur. En effet, alors que le terme foetus est utilisé communément lorsque l’on réfère à un « enfant non encore né », le projet de loi emploie l’expression « enfant » qui dans le sens
commun est utilisé pour désigner une personne née et bien vivante. Il nous semble que l’utilisation de cette terminologie crée une situation de confusion sur l’existence légale ou non du « foetus » de manière distincte, ce qui pourrait engendrer une incertitude importante quant à la possibilité de criminaliser l’interruption volontaire d’une grossesse.

La multiplication de mesures en apparence isolées, comme le projet de loi en l’espèce, qui accordent un statut distinct au foetus, pourraient contribuer à la fragilisation des acquis en matière de droit des personnes et du droit à l’avortement et pourraient même favoriser l’émergence du concept de la personnalité juridique du foetus.

Commentaires particuliers

L’article 3 du projet de loi ajoute l’alinéa 238.1 (1) a) au Code criminel en édictant qu’il y a commission d’un acte criminel (i) si la personne a l’intention de causer la mort de l’enfant ou (ii) si la personne cause des blessures à l’enfant ou à la mère qu’elle sait être de nature à causer la
mort de l’enfant et qu’il lui est indifférent que la mort s’ensuive ou non.

L’alinéa 238.1 (1) b) stipule qu’un acte criminel est commis dans le cas où la personne montre une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité de l’enfant. Enfin, l’alinéa 238.1 (1) c) précise qu’un acte criminel ou une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire est commis dans tous les autres cas.
Le Barreau du Québec s’interroge sur l’étendue de l’expression « dans tous les autres cas ». Nous considérons cette expression vague et imprécise et nous tenons à réitérer nos objections quant à l’utilisation de termes imprécis dont les conséquences qui en découlent sont sources de difficultés au niveau de l’interprétation juridique.

Tel que proposé, le paragraphe 238.1 (5) stipule que « Ne constitue pas un moyen de défense contre une accusation […] le fait que l’enfant n’est pas un être humain ». Le Barreau du Québec s’interroge sur cette disposition eu égard à la définition du terme « enfant » apparaissant actuellement au paragraphe 223 (1) du Code criminel. En effet, les dispositions actuelles du Code criminel prévoient qu’un enfant ne devient un être humain au sens de ce code que lorsqu’il est complètement sorti, vivant, du sein de sa mère. Le projet de loi provoque une dérive du sens en criminalisant le fait de causer la mort d’un enfant non encore né à un moment où il n’est pas légalement considéré comme un être humain. Peu importe ici le vocabulaire utilisé, c’est bien d’un meurtre qu’il s’agit du moment que l’on n’est plus admis à prétendre que l’enfant non encore né n’est pas un être humain.

La démarche proposée risque d’ébranler de façon fondamentale le corpus juridique qui a été édifié au fil des ans concernant le statut juridique du foetus.

Le paragraphe 238 (7) énumère certaines exclusions. Cet article ne s’applique donc pas dans le cas d’un acte posé relativement à une interruption légale de la grossesse de la mère de l’enfant avec le consentement de celle-ci (a), un acte ou une omission qu’une personne agissant de bonne foi considère nécessaire pour préserver la vie de la mère de l’enfant ou la vie de l’enfant (b) et un acte ou une omission commis par la mère de l’enfant (c).

Le Barreau du Québec se questionne sur le choix de la terminologie utilisée à l’alinéa a), c’est-à-dire lorsque le législateur réfère à une « interruption légale de la grossesse ». Selon nous, cette expression n’a pas de connotation juridique puisque dans l’arrêt Morgentaler (1), la Cour suprême du Canada a déclaré inopérants les articles du Code criminel qui criminalisaient l’avortement sans établir de balises juridiques quant à la durée du droit d’interrompre sa grossesse. En d’autres termes, la portée de l’exception est incertaine puisque l’avortement fondé sur le choix de la mère pourrait donner lieu à des accusations criminelles, selon que l’évolution future de la notion d’interruption légale de grossesse sera plus ou moins restrictive.

À titre d’exemple, le Sénat étudie à l’heure actuelle un projet de loi dont l’objectif est de criminaliser l’interruption de grossesse effectuée après 20 semaines de gestation (2). Par ailleurs, puisque le terme « légal », comme le terme « illégal », peut renvoyer à des dispositions législatives provinciales (relativement aux hôpitaux, à la santé ou à la pratique de la médecine par exemple), il ne serait pas impossible que le droit à l’avortement et son caractère criminel varient d’une province à une autre avec les conséquences que cela puisse occasionner pour la résidente d’une province plus restrictive qui pourrait devoir se rendre dans une autre province pour y obtenir un avortement.

Nous sommes d’avis que tout changement législatif qui peut avoir des conséquences sur des questions aussi fondamentales que la définition du statut juridique du foetus et le droit à l’avortement devrait faire l’objet d’un débat social en profondeur.

La démarche proposée ici tend à éroder des acquis juridiques dans des domaines où l’incertitude n’est pas souhaitable.

En espérant que le tout vous soit utile, veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression mes sentiments distingués.

Le bâtonnier du Québec,
J. Michel Doyon, c.r, Ph.D.

Notes

1. Arrêt Morgentaler [1988]1 R.C.S. 30.
2. Loi modifiant le Code criminel (procurer un avortement après vingt semaines de gestation), Projet de loi C-338 (première lecture), 2ième session, 39e législature.

Réf : 0323

Mis en ligne sur Sisyphe, le 12 août 2008




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