source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=3066 -



Soigner le système de santé par une augmentation de la part du privé : à diagnostic erroné, traitement nocif

7 septembre 2008

par Médecins pour un régime de santé public

Médecins en faveur d’un solide régime de santé public, nous déclarons aujourd’hui notre appui fondamental au maintien et à l’amélioration d’un système de santé accessible à tous, sans distinction de moyens, par la voie d’un financement et d’une prestation des soins essentiellement publics.

Certaines orientations récentes vers une plus grande ouverture au secteur privé à but lucratif nous inquiètent en effet profondément. Dans le domaine de la santé, les outils de redistribution de la richesse relèvent en effet d’un impératif humaniste incontournable. Mais un discours troublant, largement répercuté par les médias, se fait pourtant de plus en plus insistant : il faudrait rapidement s’ouvrir à l’assurance privée et augmenter la prestation privée, sous peine de voir notre système de santé péricliter. Ce discours trouve un terrain particulièrement fertile au Québec, qui pourrait devenir un champ d’expérimentation « idéal ». Mais nous en contestons fermement les fondements et sommes déterminés à en contrer les effets.

Quand un mauvais diagnostic mène à un traitement nocif

Ces orientations reposent d’abord sur un diagnostic : la croissance budgétaire du système de santé serait hors de contrôle, non viable et elle menacerait même l’équilibre budgétaire ; puis sur un traitement : l’élargissement de la part du privé constituerait la meilleure solution. Mais les études et expériences internationales réalisées sur le sujet nous obligent à manifester notre double désaccord : ainsi, à diagnostic erroné, traitement nocif.

Les coûts du système de soins sont certes en croissance mais pas hors de contrôle. Tout dépend de ce que l’on veut faire dire aux chiffres. En réalité, le coût des dépenses publiques en santé compte pour environ 7% du PIB depuis plusieurs décennies. Quant à l’impact du vieillissement, l’expérience des pays dotés d’un système public où la pyramide des âges est inversée montre que l’introduction progressive de soins adaptés à la population vieillissante est aisément absorbée par l’économie. Il est d’ailleurs assez ironique de constater que la plus forte augmentation des coûts dépend davantage de ses constituants privés, notamment les médicaments, que du vieillissement de la population, alors que la proportion des dépenses médicales et hospitalières diminue.

Mais le traitement proposé prête encore plus le flanc à la critique. C’est que, au Canada, 30% des soins de santé sont déjà financés par des sources privées. Est-ce donc insuffisant ? Mais quelle est donc la « juste part » du financement privé, alors que nous lui accordons une place parfois comparable et souvent bien supérieure à celle qu’il a dans d’autres pays de l’OCDE, contrairement à des préjugés largement véhiculés ?

S’agissant là d’un solide « marché » de plusieurs milliards de dollars, les assureurs observent avec un intérêt compréhensible l’ouverture naissante du recours à l’assurance privée pour payer certains soins médicaux et hospitaliers, ouverture décidée dans la foulée du jugement Chaoulli qui ne l’exigeait pourtant pas forcément. Certes, on peut déjà payer soi-même pour accéder plus rapidement à des soins dans le privé, avenue toutefois limitée par un coût qui restreint la demande, mais ouvrir par la voie étatique les vannes du financement privé est un projet d’une tout autre ampleur : des joueurs aux vastes ressources auront les moyens requis pour y occuper irréversiblement un terrain de plus en plus large.

En parallèle, sans surprise, l’offre de soins privés ne cesse de croître, consolidant du même coup sa légitimité, alors que les ententes fleurissent ainsi entre hôpitaux et entreprises à but lucratif. On veut bien nous rassurer en soulignant qu’il s’agit d’un financement public demeurant sous le contrôle de l’État, mais pourquoi conclure de tels contrats alors même que les listes d’attente sont essentiellement causées par le manque de personnel, que la pratique de la sous-traitance conduit généralement à une hausse des dépenses en santé, que la qualité des soins y est souvent altérée, que les projets-pilotes réalisés au Québec n’ont pas été concluants et qu’il n’existe aucune preuve de leur efficacité pour réduire l’attente ?

Un double glissement qui mène à un réseau parallèle

Pourquoi ? Il faut dorénavant répondre à cette question. Ce double glissement vers le privé, à la fois dans le financement et la prestation, ne nous apparaît pas innocent : lancé par l’adoption de la loi 33, il s’est trouvé raffermi par les recommandations du récent rapport Castonguay, par lesquelles les agences régionales de santé deviendraient des acheteurs de soins dans un marché où seraient mis en concurrence les fournisseurs publics et privés. L’expérience de la Grande-Bretagne a pourtant montré que l’acheteur de services oublie rapidement, derrière les colonnes de chiffres et le calcul des flux de patients, la dimension clinique de l’exercice, alors que les médecins sont évalués selon leur « rentabilité », préoccupation bien éloignée de celle de la qualité des soins.

Ne s’agirait-il pas là de mesures structurantes visant à rendre éventuellement viable un système de soins parallèle pouvant un jour échapper à la gestion publique ? Situation classique où une infrastructure développée et financée à grands frais par le génie public aboutirait directement dans le giron d’entreprises qui choisiraient d’en faire fructifier les secteurs les plus rentables. Ce système parallèle, de mieux en mieux pourvu et financé, pourrait éventuellement convenir avec le plus offrant de dispenser directement les soins les plus lucratifs, sans nécessairement passer par l’État. Pas demain, ni dans un an, mais pourquoi pas dans cinq ou dix ans, lorsque des restrictions progressives imposées au système public en auront peut-être miné suffisamment l’accès ?

En douceur, aboutirait-on alors au système à deux vitesses souhaité par plusieurs, où les mieux nantis auraient accès plus rapidement aux soins, au détriment des patients plus « coûteux » (malades chroniques, atteints du cancer ou d’un trouble psychiatrique, etc.) ou ne pouvant simplement pas payer les assurances requises ? Triste perspective.

Mais accroître ainsi la part du privé à but lucratif ne permettrait-il pas, comme certains l’affirment, de faire diminuer les listes d’attente, de régler les problèmes de continuité de soins, d’augmenter par émulation la productivité de notre système public et d’alléger la supposée « lourdeur administrative » publique ? La réponse est claire : pas du tout. Les expériences étrangères montrent plutôt que ce « traitement » douteux introduit justement de nouvelles lourdeurs administratives, ajoute des barrières supplémentaires à l’accès aux soins et rend plus difficile le contrôle des coûts. Et que, loin de favoriser l’intégration souhaitable des services, ce nouveau mode d’organisation risque au contraire d’accroître la fragmentation du continuum des soins, déjà problématique.

Enfin, le contexte de la transformation des relations internationales ne peut être oublié : si les pays membres de l’Union européenne découvrent de plus en plus que les services publics doivent céder du terrain aux règles du marché unique européen, on ne pourra pas davantage faire abstraction chez nous des règles du commerce de l’ALÉNA et de l’OMC ou des effets d’une éventuelle union économique avec l’Europe.

Un traitement qui a fait ses preuves : les solutions publiques

Le discours ambiant est donc miné, au mieux, par un manque de rigueur et, au pire, par une tentative de manipulation de l’opinion publique. Nous réclamons donc de nos collègues de la profession médicale un vrai débat sur ces questions, afin de mettre en lumière les enjeux des choix privés et publics proposés.

Il faut le répéter : il existe des solutions publiques efficaces, novatrices et viables aux problèmes du système de santé et elles sont souvent appliquées. Des exemples récents ? Les travaux conjoints de la Fédération des médecins spécialistes du Québec et du ministère de la Santé et des Services sociaux montrant que l’on pouvait effectuer au Québec 50 000 chirurgies de plus par année moyennant des changements simples, applicables et publics ; les travaux du nouveau ministre québécois de la Santé, le docteur Yves Bolduc, qui a réussi, comme gestionnaire, à transformer dans plusieurs établissements l’organisation des soins de manière à améliorer grandement l’accès.

La Déclaration de Montréal

Médecins, nous agirons avec toute notre conviction en faveur du maintien d’un solide régime de santé public, afin d’éviter une altération irréversible des valeurs devant invariablement nous guider : la compassion, l’équité et la justice.

Docteurs Alain Vadeboncoeur, urgentologue et chef d’urgence ; Réjean Hébert, gériatre et doyen de faculté de médecine ; Maurice McGregor, cardiologue et ex-doyen de faculté de médecine ; Jean-Lucien Rouleau, cardiologue ; Nicolas Bergeron, psychiatre et président de Médecins du monde-Canada ; Pierre Poulin, pédiatre et vice-président de l’Association des pédiatres du Québec ; Gilles Paradis, épidémiologiste et directeur du Réseau de recherche en santé des populations du Québec ; Raymond Lalande, médecin de famille et vice-doyen de médecine ; Martin Juneau, cardiologue et directeur en prévention ; Marie-Dominique Beaulieu, médecin de famille ; Louise Authier, médecin de famille et directrice de programme de médecine familiale ; Georges Lévesque, urgentologue et animateur ; Vania Jimenez, médecin de famille ; Serge Dubé, chirurgien ; Pierre Biron, pharmacologue ; Marc Isler, orthopédiste ; Martin Plaisance, néphrologue ; Paul Lévesque, urgentologue ; Antoine Boivin, médecin de famille ; Jane McCusker, épidémiologiste ; Julien Poitras, urgentologue et chef d’urgence ; Catherine Kissel, gériatre ; François Lamontagne, interniste ; Nathalie Langlois, néphrologue ; Raynald Pineault, chercheur ; Prometheas Constantinides, psychiatre ; Pierre Auger, santé publique ; Paul Saba, médecin de famille ; Marie-Dominique Debroux, médecin de famille ; Simon Dufour, étudiant en médecine ; Simon Turcotte, résident en chirurgie et vice-président de Canadian Doctors for Medicare (CDM) ; Saïdeh Khadir, urgentologue et présidente de Médecins québécois pour le régime public (MQRP) ; Marie-Michelle Bellon, interniste et vice-présidente de MQRP, et Danielle Martin, médecin de famille et présidente de CDM. 

La Déclaration de Montréal est disponible à www.mqrp.qc.ca, où elle peut être signée en ligne.

Montréal, le 18 août, Le Devoir.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 18 août 2008

Médecins pour un régime de santé public


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=3066 -