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La mode hypersexualisée s’inspire de la pornographie
En collaboration avec Mélanie Claude

20 septembre 2008

par Richard Poulin, sociologue

Richard Poulin fait des recherches et écrit depuis le début de sa carrière sur les industries du sexe et leur influence sur les personnes et les sociétés. En collaboration avec Mélanie Claude, il publiera en octobre Enfances dévastées, tome II, pornographie et hypersexualisation, la suite de Enfances dévastées, l’enfer de la prostitution, publié en mars 2007, aux éditions L’Interligne. Nous publions ici un extrait de cet ouvrage à paraître.



« À quoi reconnaît-on une prostituée ? », se demande Florence Montreynaud (1). Pour attirer les clients, les personnes prostituées s’habillent de façon provocante, se donnent à voir, font des gestes et adoptent des postures « obscènes ». Elles se vêtent de façon à montrer une disponibilité sexuelle. Désormais, les repères sont brouillés, souligne l’historienne. Ce qui faisait mauvais genre auparavant s’est non seulement banalisé, mais a subi une inversion. La haute couture, analyse-t-elle, a rattrapé et même dépassé le style « prostituée », elle semble s’être donné le mot d’ordre de « faire plus pute que les putes ». Les créateurs « se surpassent dans l’exhibitionnisme concurrençant sérieusement les panoplies de sex-shop (2) ».

Or, cette haute couture influence de façon importante les tendances du prêt-à-porter : jupe, blouse et débardeur du type « écolière », bas filet, soulier plateforme en vinyle, talon aiguille, cuissardes, G-string, thong, etc. Aussi, aujourd’hui, les femmes prostituées s’habillent comme le font un certain nombre d’adolescentes et de jeunes femmes, et vice-versa. Elles n’utilisent plus, pour une bonne partie d’entre elles, de vêtements stéréotypés. Peut-être parce que ces vêtements sont tout simplement devenus la norme ! Pour Sheila Jeffreys, les jeunes femmes doivent aujourd’hui adopter les codes vestimentaires de la prostitution dans le but de se donner à voir « gratuitement » en public et de titiller sexuellement les hommes (3). Pour sa part, Andrée Matteau écrit d’un ton ironique qu’« avoir l’air pute est une discipline à s’imposer (4) ».

La banalisation pornographique est telle que le logo de Playboy, un lapin, fait fureur, notamment chez les jeunes filles : « Ce lapin-là, il est partout maintenant : sur les tee-shirts, les boucles d’oreilles, etc. Les filles de douze, treize ou quatorze ans portent le symbole alors qu’elles n’ont aucune idée qu”il s’agit du lapin de Playboy, qu’il envoie un message à certaines personnes. Pour elles, c’est un lapin “cute” (5) ». Les jeunes consomment des produits de l’industrie de la pornographie en toute innocence. Pour les pornocrates, c’est une bonne chose, sachant que la fidélité à une marque de commerce démarre jeune et que cela sera, à terme, plus que rentable. Quand The Nation a questionné le propriétaire de l’empire Playboy, à propos de ce phénomène de mode, Hugh Hefner a répondu : « Je ne me soucie pas qu’un bébé tienne un hochet-lapin de Playboy. »(6) Ce qui est fort compréhensible, puisque les revenus tirés des objets et des vêtements de la marque Playboy sont évalués à 350 millions de dollars par année (7).

Il n’est pas surprenant que de nombreuses jeunes filles, qui adoptent naïvement ce symbole, puissent être perçues comme des filles aux « mœurs légères », ouvertes aux expériences sexuelles précoces. Il n’est pas surprenant non plus pour la Dre Baltzer que « si on habille une fille de quatre ou cinq ans avec du linge sexy, plus tard, quand elle sera adolescente, elle utilisera le sexe comme moyen de communication » (8). Elle sera habile avec ce « langage » car c’est celui qu’elle aura appris à utiliser.
Certes, la sexualisation des jeunes filles n’est pas un phénomène nouveau, ce qu’il est cependant, c’est la récente production et la disponibilité de produits sexy dans des tailles pour enfants et « ado-naissantes » (ou tween) (9). Les experts en marketing reconnaissent que le marché des « ado-naissants » est une nouvelle niche excessivement lucrative. Aux États-Unis, les enfants âgés de quatre à douze ans ont fait dépenser à leurs parents, en 2002, trente milliards de dollars, ce qui représente une augmentation de 400% par rapport à 1989 (10). Le pouvoir d’achat des trente et un millions d’adolescentes américaines est estimé à 158 milliards de dollars ; elles dépensent quelque 75% de leur budget en vêtements (11). Au Canada, les « ado-naissantes » constituerait un marché annuel de 1,4 milliard de dollars (12). Selon l’American Psychological Association, les publicitaires dépensent plus de douze milliards par année à l’intention des jeunes (13).

Le conditionnement des jeunes filles au port de vêtements sexy illustre clairement la nature commerciale de cette pornographisation. Vers la fin des années 1990, le string (14) et le thong sont devenus les nouveaux must. La mode des pantalons taille basse s’est imposée. La ficelle du string devait se faire voir. Comme si ce sous-vêtement n’était pas, en soi, suffisamment sexualisé, il s’est vu décoré de faux diamants, de brillants, de slogans ou de logos à connotation sexuelle. Une étude estime que les filles âgées de treize à dix-sept ans auraient dépensé, en 2003, près de 152 millions de dollars américains pour l’achat de string (15). Des sous-vêtements pour fillettes simulent une poitrine avec bonnets de soutien-gorge en mousse. La Senza Girls a même mis en marché des soutiens-gorge rembourrés de la taille 30 AA. Ce type de mode impose très tôt aux jeunes filles un rôle — « charmer, plaire et séduire » — de lolitas et de bimbos (style ultraféminin), tout en leur inculquant le message : leur valeur se mesure à leur sex-appeal (16). Le culte de l’apparence place ces fillettes en position d’objet de désir, c’est-à-dire les chosifie (17).

Alors que le look « sexy prostitué » fait bon genre chez les filles — en anglais, le terme « prostitot » renvoie au style « prostitué » chez une jeune enfant (tot, c’est-à-dire bambin) —, chez les garçons c’est le style macho, qui souvent réfère au modèle pimp (maquereau) et racaille, qui fait in. Influencés par les chanteurs hip hop et rap, dont certaines des vedettes sont partie prenante de l’industrie pornographique, des jeunes hommes portent la casquette sous laquelle ils mettent un bandana de couleur, des chandails évasés sports, des jeans larges portés très bas montrant les caleçons et des espadrilles de marque. Ces vêtements s’accompagnent d’accessoires comme d’énormes bijoux symbolisant l’argent ou le crime (18). Pour Xavier Pommereau, ce style permet aux jeunes garçons de revêtir l’apparence machiste et de jouer la provocation. Le psychiatre français souligne que, à force de jouer aux durs, les garçons peuvent finir par être intégrés à un gang (19).

L’intégration de références pornographiques à la mode pour bébé peut servir d’étalon pour juger de leur acceptabilité et de leur popularité. Il est possible de se procurer sur de nombreux sites, notamment Pimpfants et Cafepress, des vêtements pour les bébés et les enfants sur lesquels y sont inscrits des slogans comme « Jr. Pimp Squad » (Escouade maquereaux juniors), « Babybling » (bébé argent), « Hooray for boobies » (Hourra pour les seins), « Don’t hate me because i’m cute. Hate me because my mom has big milk bags » (Ne me déteste pas parce que je suis mignon. Déteste-moi parce que ma mère à de gros sacs à lait), ou encore « My Mommy’s a MILF » (Ma maman est une mère que j’aimerais baiser). Sur le site T-Shirt Hell, qui met sur sa page d’entrée la photo d’un hardeur bien connu, sont proposés des t-shirts pour bébés et enfants de six mois à trois ans, avec des inscriptions comme « Pardon my nipple breath » (Pardon pour mon haleine de sein), « Playground pimp » (Terrain de jeux pour maquereaux), « Forget the milk, were’s the whiskey tits ?! » (Oublie le lait, où sont les seins au whisky ?!), « All daddy wanted was a blowjob » (Tout ce que papa voulait c’était une pipe).

Le look et les poses sexy commencent dès l’école primaire, soit bien avant l’apparition d’une maturation sexuelle. Quand des enfants baignent dans la sexualité adulte, il est évident qu’ils n’ont pas fait un tel choix, rappelle Pierrette Bouchard (20). Les fillettes et jeunes filles, qui affichent un look sexy emprunté aux images publicitaires et aux artistes qu’elles aiment, « ne sont évidemment pas prêtes à assumer les conséquences (21) ». C’est un jeu, certes encore innocent chez les enfants, qui prête toutefois à l’ambiguïté et qui engendre la confusion.

 Voir le communiqué des éditions L’Interligne.

Notes

1. Florence Montreynaud, Amours à vendre, les dessous de la prostitution, Paris, Glenat, 1993, p. 44-46.
2. Ibid., p. 48.
3. Sheila Jeffreys, Beauty and Misogyny. op. cit., p. 177.
4. Andrée Matteau, (2001), Dans la cage du lapin. De la pornographie à l’érotisme, Montréal, Les Éditions du CRAM, 2001, p. 136.
5. Franziska Baltzer, Sexualisation précoce des adolescent-es et abus sexuels, Sisyphe, 13 avril 2007, <http://sisyphe.org/article.php3?id_...> , p. 10.
6. Alison Pollet et Page Hurwitz, « Strip till you drop », The Nation, 24 décembre 2003.
7. Patrice A. Oppliger, Girls Gone Skank. The Sexulization of Girls in American Culture, Jefferson, North Carolina et London, McFarland & Compagny Inc., 2008, p. 11.
8. Franziska Baltzer, op.cit.
9. APA, American Psychological Association, Report of the APA Task Force on the Sexualization of Girls, Washington, 2007, p. 14.
10. Juliet B. Schor, Born to buy, Scribner, New York, 2004, p.23.
11. Patrice A. Oppliger, op. cit.
12. Sylvie Corriveau, « Les « ado-naissantes », une mode trop sexy ? », Le Soleil, cahier E, 28 août 2001.
13. APA, op. cit. .
14. Le G-string tire son origine de la danse nue. Essentiellement, il servait à couvrir les parties génitales des danseuses nues tout en permettant une exposition maximale du corps.
15. Pamela Paul, Pornified. How Pornography is Transforming our Lives, our Relationships, and our Families, New York, Times Book, 2005, p.184.
16. Natasha et Pierrette Bouchard, La sexualisation précoce des filles peut accroître leur vulnérabilité, Sisyphe, 18 avril 2007, [site consulté le 17 septembre 2007] article.
17. Xavier Pommereau, Ado à fleur de peau, Paris, Abin Michel, 2006, p. 56.
18. Jean-Philippe Pineault, « De la provocation », Le Journal de Montréal, le 24 août 2007.
19. Ibid..
20. Pierrette Bouchard, op. cit., p. 6-7.
21. Xavier Pommereau, op. cit., p. 56.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 12 septembre 2008.

Richard Poulin, sociologue


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