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Les enjeux occultés de la prostitution et les conséquences sur les rapports hommes-femmes
Extrait de « La prostitution : un métier comme un autre ? », VLB éditeur, Montréal, 2003

février 2003

par Yolande Geadah, chercheure et auteure féministe québécoise, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM

Il faudrait se demander quelles seraient les conséquences de la normalisation de la prostitution sur les rapports entre les hommes et les femmes dans la société. En voulant lutter contre la marginalisation et la stigmatisation des femmes prostituées, à travers la stratégie de reconnaissance du " travail du sexe ", n’est-on pas en train de réhabiliter la prostitution plutôt que les personnes et de la présenter comme modèle des rapports hommes-femmes ?



Certaines recherches révèlent que la banalisation de la prostitution a pour effet de libérer les hommes de la nécessité de développer des rapports plus respectueux et plus égalitaires non seulement dans le couple, mais aussi au travail. De nombreux témoignages de femmes issues de pays où la prostitution est légalisée indiquent les effets négatifs de cette situation sur leur vie de couple et sur le climat au travail. L’aspiration des femmes à être respectées par leur conjoint et par leurs collègues de travail se trouve constamment minée par la banalisation de la prostitution.

Pour montrer le lien avec le harcèlement sexuel, certaines auteures suggèrent d’imaginer une même femme travaillant le jour dans un bureau ou une usine et le soir dans un club de danseuses nues, comme doivent le faire plusieurs femmes pour réussir à joindre les deux bouts. Les collègues masculins de cette femme qui fréquentent le club où elle travaille le soir doivent donc distinguer très clairement entre le moment où ils ont le droit de lui caresser les fesses et les seins, parce que cela fait partie de son travail, et le moment où ils ne peuvent pas le faire sans être accusés de harcèlement sexuel. Il y a fort à parier que les hommes ne feront pas cette distinction. Dans les faits, ils ne la font pas, même quand il s’agit de femmes différentes, affirment Sullivan et Jeffreys (2001).

Les témoignages de nombreuses femmes se plaignant de cette situation amènent les auteures à conclure que le harcèlement sexuel au travail devient plus difficile à éliminer quand les hommes prennent l’habitude de fréquenter des bars où des danseuses nues sont offertes à la table des clients avec le café. Ce genre de sorties, de plus en plus fréquentes pour des dîners d’affaires, a pour effet de tenir à l’écart les femmes occupant des postes de direction, qui auront tendance à éviter ces occasions où des relations d’affaires sont nouées, ce qui freine leurs chances de promotion (ibid.).

Dans son étude, Michel Dorais souligne que, selon ses observations comme travailleur social auprès de jeunes garçons prostitués à Montréal, ce qui attire le client, c’est moins la sexualité en soi que le sentiment de pouvoir que lui procure une relation forcément inégalitaire dans laquelle il impose ses exigences et garde le contrôle :

    La prostitution est un lieu privilégié pour obtenir des relations sexuelles tout en imposant ses exigences et en contrôlant la situation. [...] Quand de plus en plus de femmes refusent d’entrer dans des fantasmes masculins qui leur portent préjudice, certains hommes se tournent volontiers vers les enfants et les jeunes. Avec ces derniers, pas de partage, de négociations ou de compromis. [...] À l’ère de l’individualisme et de la crise du couple, les jeunes représentent pour beaucoup d’adultes les substituts affectifs et sexuels à des relations égalitaires forcément exigeantes. Ce n’est peut-être pas un hasard si la sexualité devient plus que jamais un bien à consommer lorsque les rapports hommes-femmes, en particulier les rapports amoureux, exigent des remises en question profondes, parfois déchirantes. La prostitution, elle, sécurise les hommes dans leurs stéréotypes traditionnels. Comme si rien autour d’eux n’avait changé. (Dorais, 1987, p. 46)

Toutes ces analyses convergent pour indiquer que la banalisation de la prostitution constitue un net recul pour les luttes féministes visant la transformation des rapports sociaux de sexe dans un sens plus égalitaire.

La dimension éthique

Les protagonistes ont tendance à oublier la dimension éthique du débat au sujet de la prostitution. Pourtant, tous les choix politiques reposent nécessairement sur une position éthique qui mérite d’être rendue plus explicite pour éclairer ces choix.

L’abandon ou le déclin des valeurs religieuses, autrefois considérées comme centrales au regard des positions politiques, ne signifie pas qu’il n’existe pas d’éthique sociale laïque propre à guider les choix en matière de prostitution. Il en est ainsi, par exemple, pour les politiques qui criminalisent la violence conjugale et le viol ou encore celles qui décriminalisent l’avortement. Dans ce dernier cas, il a fallu faire face à un dilemme moral difficile, consistant à choisir clairement entre la protection du droit du fœtus à la vie et la protection du droit des femmes de refuser une maternité non souhaitée, qui engage leur responsabilité à long terme et transforme profondément leur vie. Se basant sur de nouvelles valeurs sociales laïques, le législateur canadien a choisi de privilégier le second par rapport au premier, à défaut de pouvoir protéger les deux également.

Aujourd’hui, nous nous trouvons devant un dilemme moral similaire concernant la prostitution. Il s’agit de choisir entre, d’un côté, la protection du prétendu " droit de se prostituer ", au nom des libertés individuelles, ce qui conduit en fait à protéger un système qui porte atteinte à l’intégrité physique et mentale de milliers de femmes et d’enfants dans le monde, et, de l’autre, la protection des femmes et des enfants contre toute forme d’exploitation sexuelle, en luttant contre la prostitution au lieu de la légitimer en la renommant " travail ".

Le courant " pro-travail du sexe " prétend qu’il suffit de condamner la prostitution " forcée " et celle des enfants et de ne légaliser que la prostitution engageant des adultes " consentants " pour régler le problème. Mais rien ne justifie un tel optimisme.

Vouloir légitimer la prostitution comme un " travail ", n’est-ce pas admettre qu’elle puisse apporter une solution à la pauvreté féminine ? Et, pourquoi pas, une solution à la pauvreté masculine et au chômage chez les jeunes ? Poursuivant cette logique, il faudrait donc encourager le développement de l’industrie du sexe comme une façon de résoudre la crise de l’emploi et du chômage, indépendamment de ses conséquences sociales.

De plus, si la prostitution était reconnue comme un " métier ", ne faudrait-il pas donner une formation en vue de l’exercice de cette profession ? Il ne s’agit pas là d’une question hypothétique. Des expériences ont déjà été tentées en ce sens dans certains pays, comme les Pays-Bas, où des cours de prostitution ont été proposés pour apprendre le " métier ". On voit donc qu’au-delà de la rhétorique et de l’attrait intellectuel de la nouvelle approche préconisée, c’est toute une vision sociale qui s’impose à nous pour l’avenir.

La prostitution est-elle " réformable " ?

À supposer qu’il soit effectivement possible d’améliorer les conditions de vie et le statut des femmes prostituées grâce à la normalisation de la prostitution (ce qui est loin d’être prouvé), cela en feraitil pour autant une activité " socialement acceptable " qui mérite d’être protégée à tout prix ?

Selon Christine Overall (1992), la prostitution n’est pas réformable, car il s’agit d’une industrie sexiste, " agéiste ", raciste et fondée sur des privilèges de classe. Les arguments d’Overall peuvent se résumer ainsi.

La prostitution est sexiste parce que la très grande majorité des personnes qui vendent leur corps et leurs services sexuels sont des femmes, tandis que ceux qui les achètent sont surtout des hommes. Elle est " agéiste " parce que cette industrie recrute et attire dans ses filets principalement des jeunes, qui ne sont parfois encore que des enfants, et qu’elle les rejette dès qu’ils ont passé l’âge jugé sexuellement attrayant par le milieu. Elle est raciste parce qu’à l’échelle mondiale les victimes de la prostitution sont très souvent des femmes noires ou asiatiques, appelées à vendre leurs services sexuels à des hommes majoritairement blancs et occidentaux. Elle est ancrée dans des privilèges de classe parce que les personnes amenées à vendre leur corps et leurs services sexuels sont le plus souvent dans le besoin et que ce sont les mieux nantis qui ont les moyens d’acheter de tels services. La prostitution implique donc une interaction sexuelle dans laquelle l’argent et le pouvoir sont intimement liés, dit Overall. Cette analyse résume bien la vision de ceux et celles qui refusent de faire comme si la prostitution était un métier ou un commerce comme un autre.

Le fait que la prostitution puisse être pratiquée volontairement par certaines femmes et donner accès à des gains matériels ne doit pas nous faire oublier que, même pratiquée dans les meilleures conditions, elle est le plus souvent un choix de dernier recours, dicté par la survie. Bien que le " choix " de cette activité soit de plus en plus banalisé et admis, cela suffit-il à en faire pour autant une activité légitime ?

Certaines féministes soulignent que, si les femmes réussissent à tirer profit de la marchandisation de leur corps, et parfois à imposer des règles de conduite aux hommes, elles n’en contribuent pas moins à renforcer un modèle social et une logique de marché qui les excluent et les considèrent comme des citoyennes de seconde zone (Ivone Gebara, citée dans Laprise, 2002, p. 9). En dernière instance, ce ne sont pas elles qui déterminent les règles du jeu, mais bien les hommes consommateurs de leurs " services sexuels " qui dictent leurs priorités et leurs choix.

Ainsi, que la prostitution soit pratiquée dans le grand luxe ou dans la misère, avec ou sans contraintes physiques, et indépendamment même du trafic sexuel, les conditions qui l’entourent ne changent pas fondamentalement la nature de cette activité ni ses effets néfastes sur le plan social. Le courant abolitionniste affirme qu’aussi longtemps que les hommes auront le droit d’acheter le corps des femmes en toute impunité, des pratiques de plus en plus inhumaines apparaîtront et les droits humains des femmes seront bafoués, tant du côté des femmes prostituées que du côté des non prostituées (Barry, 1992).

Certaines auteures soutiennent aussi que la culture occidentale, qui persiste à considérer la prostitution comme inévitable et qui contribue ainsi à conférer à celle-ci une certaine légitimité, constitue un obstacle majeur à la solution de la crise actuelle à propos des droits humains, liée au trafic sexuel mondial de femmes et d’enfants (Jeffreys, 2001). En raison d’une conception individualiste des libertés sexuelles, valorisée en Occident, tous ne voient pas, hélas, que l’existence de ce système d’exploitation repose à la fois sur les inégalités entre les sexes, entre les classes sociales et entre les races, qui se conjuguent et se renforcent mutuellement à travers la prostitution.

N’est-il pas grand temps de refonder notre position politique face à la prostitution sur une éthique sociale soucieuse de freiner plutôt que d’encourager l’expansion de cette pratique, sur le plan local, régional et international ? La nouvelle approche proposée par le courant néo-abolitionniste est fondée non plus sur la condamnation morale ou la répression des personnes prostituées, mais sur le principe selon lequel " le corps humain est inaliénable ".

Il ne s’agit pas d’une position moraliste qui viserait à établir, encore une fois, une distinction entre le bien et le mal en matière de sexualité. Dans ce domaine complexe qui touche à la sexualité, souligne Wassyla Tamzali, il faut simplement préciser les limites et déterminer ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, ce qui met en péril l’espèce humaine, un peu comme on tente de le faire à présent dans le domaine médical, par le biais de la création de comités d’éthique en vue d’établir les limites de la recherche scientifique concernant le clonage humain (citée dans Fondation Scelles, 2000). En d’autres termes, il convient d’affirmer clairement que " le corps humain n’est pas une marchandise " et de refuser sa " mise en marché ", de la même façon qu’on refuse aujourd’hui le commerce du sang ou des organes, ainsi que le commerce d’esclaves.

Bibliographie

DORAIS, Michel (1987). Les enfants de la prostitution, VLB éditeur, Montréal.
FONDATION SCELLES (2000). Peuple de l’Abîme ; La prostitution aujourd’hui, Actes du colloque du 16 mai 2000, tenu à l’UNESCO, Paris. Également disponible sur le site web de la Fondation Scelles
OVERALL, Christine (1992) "Whats’Wrong with Prostitution ? Evaluating Sex Work" dans SIGNS, Journal of Women in Culture and Society, vol. 17, no.4, p. 705-724.
SULLIVAN, Mary & JEFFREYS, Sheila (2001). Legalising prostitution is not the answer : the example of Victoria, Australia, publié par Coalition Against Trafficking in Women (CATW), Australie, 13 pages, disponible en format PDF sur le site web de CATW.

 Extrait de La prostitution : un métier comme un autre ?, par Yolande Geadah, VLB éditeur, Montréal, 2003. En librairie dans la semaine du 24 février 2003.

Publié simultanément dans La Presse et sur Sisyphe le 23 février 2003.

Yolande Geadah, chercheure et auteure féministe québécoise, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM


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