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Si ça tue, c’est surtout pas de l’amour

7 janvier 2009

par Johanne St-Amour

Le 11 décembre dernier, Patrick Masbourian, animateur de l’émission « Vous êtes ici » à la radio de Radio-Canada, recevait Joël Bertomeu, le réalisateur du film « L’amour qui tue ». Ce film exploite la violence conjugale vue par des hommes.

En collaboration avec Canal Vie, M. Bertomeu a décidé d’aller voir du côté des hommes pour explorer le thème du drame conjugal aboutissant au meurtre de la conjointe ou de l’ex-conjointe et, parfois aussi, au meurtre des enfants et au suicide du meurtrier. C’est à la suite d’un de ces drames, dit-il, qu’une poignée d’hommes dont Gilles Rondeau, auteur du rapport du même nom, aurait décidé de comprendre le pourquoi de cette violence de certains hommes. Ces hommes, dont certains font partie, comme M. Bertomeu, d’un groupe de rencontre « Des hommes de cœur », ont alors commencé à s’interroger sur des problématiques visant particulièrement les hommes et militent pour une amélioration de ce qu’ils appellent « la condition masculine ».

Dans le film, M. Bertomeu interroge des hommes qui ont tué leur conjointe et/ou leurs enfants, des spécialistes en santé mentale et des femmes, principalement des femmes qui contestent le point de vue féministe sur la violence conjugale. Il avance le chiffre de 130 femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 10 ans (?). Il souligne que ces meurtres sont commis lors de jalousie maladive, pendant une querelle conjugale qui s’intensifie ou suite à une frustration majeure de la part du meurtrier, soit une perte d’emploi, une séparation, etc. Souvent victime d’une dépression majeure, non diagnostiquée, le meurtrier frappe ! La difficulté du diagnostic réside principalement dans le fait que les hommes ne parlent pas de leurs problèmes.

L’ « analyse » de M. Bertomieu est donc essentiellement basée sur une approche de la santé mentale de ces hommes, sur une approche psychologique. Cette problématique étant également, pour lui, reliée au taux élevé de suicide des hommes au Québec, une des trois ou quatre problématiques défendues par les tenants « de la condition masculine ». Il ajoute qu’il lui a été extrêmement difficile de recueillir le témoignage des hommes qui ont tué leur conjointe ou leur ex-conjointe, que le silence, encore une fois, primait. Que ces hommes vivaient énormément de culpabilité et étaient victimes de cette culpabilité.

Outre le fait de ramener la violence conjugale à un problème de santé mentale, M. Bertomieu affirme que la violence conjugale doit être considérée comme une « querelle conjugale » et que celle-ci relève du domaine privé et intime des conjoints. Cette approche va complètement à l’encontre de l’approche féministe qui considère que le privé est politique. C’est d’ailleurs cette approche qui a permis de dénoncer toutes les violences faites aux femmes, de dénoncer l’inceste, la violence conjugale, les agressions sexuelles de toutes sortes, le harcèlement sexuel, la pornographie, la prostitution, la traite des femmes, l’esclavagisme sexuel, etc., depuis une quarantaine d’années.

M. Bertomeu insiste aussi fortement sur l’importance de l’analyse de Gilles Rondeau, professeur, et déplore le « tablettage » de ce rapport qui a d’ailleurs été fortement critiqué, et pour cause ! Essentiellement, cette recherche ne respectait même pas les critères scientifiques d’une recherche en sciences humaines (1).

Pas étonnant que le point de vue féministe ait été totalement obnubilé du film et que, pour ajouter du poids à l’argumentation et à une analyse sociologique totalement absente, on ait substitué des témoignages de femmes sensibles « à la condition masculine » et réfractaire à l’analyse féministe. Est-il surprenant encore de voir Canal Vie s’associer à cette approche partisane ?

L’approche féministe de la violence conjugale vise en priorité à protéger les femmes et les enfants impliqués. L’urgence de cette protection est évidente. Et le but n’a jamais été de braquer les hommes violents (et les autres), de leur bloquer une aide psychologique, financière ou autres ou encore de les culpabiliser. Par ailleurs, l’approche « de la question des hommes » semble davantage centré égoïstement sur une approche individuelle.

En ce sens, il est faux de prétendre, comme le fait M. Bertomieu, qu’il n’existe pas de services pour les hommes qui pourraient être susceptibles de vivre un « épisode » de violence. D’abord, les services de santé sont accessibles à tous, y compris aux hommes violents. Ce qui plus est, il existe des groupes non mixtes et subventionnés par l’État pour aider les hommes qui veulent affronter et solutionner leurs problèmes de violence. À lui seul, le gouvernement fédéral offre plus de 200 programmes à l’échelle canadienne, ce qui inclut le Québec, pour aider les hommes violents ou potentiellement violents. (2)

La fameuse question de la supposée « condition masculine » principalement axée sur le taux de suicide élevé des hommes, le décrochage scolaire des garçons, les supposées injustices par rapport aux pères non seulement relève d’une analyse extrêmement réductionniste et boiteuse, mais fait fi d’un portrait de société réaliste. Pourquoi le taux plus élevé de tentative de suicide chez les femmes est-il rayé de ces études ? Pourquoi oublie-t-on de mentionner que le taux de décrochage chez les garçons, qui a toujours été plus élevé chez ceux-ci, s’est atténué ces dernières années ? Pourquoi oublie-t-on de mentionner que le taux de réussite scolaire chez les filles ne se reflète pas sur le marché du travail ? Pourquoi omet-on de mentionner que 80% des problèmes des gardes d’enfant lors d’une séparation ou d’un divorce se règlent à l’amiable ? Pourquoi omet-on de parler de la violence générale vécue par les femmes dans la pornographie, la prostitution, l’inceste, le viol, la traite des personnes, l’esclavagisme sexuel, le harcèlement ici et à travers le monde ?

Jamais l’amour, pour moi, ne justifiera un meurtre. Si ça tue, ce n’est surtout pas de l’amour !

Notes

1.
« Comment fabriquer un problème »
, par une Coalition de groupes de femmes.
2. « De nombreuses ressources pour les hommes au Québec et au Canada », par Micheline Carrier

Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 janvier 2009

Johanne St-Amour


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