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Protection juridique des conjointes de fait - Au-delà des 50 millions $, il y a les autres femmes

29 janvier 2009

par Louise Langevin, titulaire de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes

La Cour supérieure entend ces jours-ci l’affaire de l’ex-conjointe de fait qui demande 50 millions $ à son ex-conjoint et une pension alimentaire pour elle-même, protections auxquelles elle n’a pas droit parce qu’elle n’est pas mariée (ou son union civile n’a pas été enregistrée). On apprend aussi que l’ex-conjoint lui fournirait déjà une maison de très grand luxe, avec le personnel, et verserait une pension alimentaire substantielle aux trois enfants, comme sa fortune le lui permet. Il s’agit ici malheureusement d’un mauvais « test case ». Mais seules des personnes fortunées peuvent demander aux tribunaux de trancher, compte tenu des coûts engendrés. On peine à croire à la situation économique précaire de Madame, âgée de 34 ans. On a vu pire ! Mais il faut aller au-delà des faits particuliers de cette affaire et des gros montants en jeu, qui ne représentent pas la réalité des femmes ordinaires, ex-conjointes de fait, pour voir les véritables enjeux.

Au Québec, depuis plus de 30 ans, la protection juridique des conjointes de fait contre les conséquences désastreuses de la rupture de leur union soulève la question de la liberté de choix. Selon Statistique Canada (2006), plus du tiers des couples vivent en union de fait au Québec (comparativement à 13,4 % dans le reste du Canada) et 60 % des enfants naissent hors mariage. Les conjoints de fait n’ont pas droit au partage des biens patrimoniaux acquis pendant l’union ou à une pension alimentaire, comme dans le cas de la rupture de couples mariés ou unis civilement. La rupture de l’union pourra changer le niveau de vie de bon nombre de femmes qui ont investi davantage dans la famille et les soins aux enfants. Pourtant, la plupart des couples non mariés se croient protégés juridiquement contre les effets de la rupture. Cette confusion est entretenue par l’État québécois dont les lois sociales et fiscales reconnaissent les conjoints de fait, contrairement au Code civil. Au Canada de common law, toutes les provinces et territoires ont adopté des lois qui prévoient des pensions alimentaires entre conjoints de fait en cas de rupture. Un nombre important de couples de fait québécois, et de femmes dans ces unions, échappent donc à la loi, qui est en décalage avec la nouvelle réalité sociale. Mêmes si les conjoints de fait québécois peuvent prévoir les modalités de leur union par la rédaction d’un contrat, peu le font. L’action en enrichissement injustifié est toujours disponible pour le conjoint de fait lésé, qui doit faire la preuve que l’union conjugale l’a appauvri et que son travail a enrichi son conjoint, mais avec les difficultés et les incertitudes que représente un tel recours.

Par ailleurs, au Québec, depuis 1989, les couples mariés se voient automatiquement imposés le partage des biens patrimoniaux à la suite de la dissolution du lien matrimonial, contrairement à d’autres provinces canadiennes où les couples peuvent choisir leur régime matrimonial. La position législative du Québec est difficile à comprendre et témoigne des différents intérêts concernés.

L’argument de la liberté de choix doit être dénoncé. Il s’agit d’un faux argument. La liberté contractuelle peut-elle vraiment exister dans le cadre de la famille ? Que faire des pressions sociales et familiales ? On peut penser qu’un certain nombre de femmes non mariées n’ont pas pu négocier l’après-rupture. On ne peut ignorer les contraintes sociales, religieuses ou financières qui influent sur la décision de se marier ou non. Certains conjoints de fait refusent le mariage, justement pour contourner les règles du patrimoine familial considérées comme trop rigides. Faites votre propre enquête auprès de votre entourage. Que faire face à un conjoint qui ne veut pas se marier ? Il est difficile de croire à la liberté contractuelle dans ces cas.

Par ailleurs, on peut avancer l’argument que ces femmes n’ont pas toutes besoin d’être protégées par le législateur, parce que certaines d’entre elles sont maintenant actives sur le marché du travail, et qu’elles sont indépendantes financièrement. L’égalité entre les femmes et les hommes serait atteinte. Une telle intervention législative découlerait d’une attitude paternaliste qui maintient les femmes dans un rôle de victimes. Les femmes sont en mesure de prendre des décisions pour elles-mêmes. Le droit à l’autonomie de reproduction est d’ailleurs basé sur cette idée. L’accès au marché du travail représente certes une meilleure solution que la dépendance économique des femmes envers l’ex-conjoint. Mais les femmes ont-elles atteint l’indépendance économique ? Les statistiques indiquent le contraire. Un écart salarial de 29 % existe encore entre les travailleuses et les travailleurs canadiens. Les femmes investissent encore plus de temps que leurs conjoints dans le soin aux enfants et aux personnes âgées. Doivent-elles êtres les seules à payer les coûts de la maternité ?

À mon avis, les couples mariés et non mariés vivent des situations conjugales identiques en terme de vulnérabilité et d’attentes, malgré les différences qui peuvent exister. Il ne faut pas voir dans le refus de se marier l’exercice de leur liberté contractuelle. Compte tenu du rôle des femmes dans la famille et des conséquences désastreuses pour elles lors de la rupture de l’union conjugale, les conjointes de fait sont victimes de discrimination fondée sur le sexe lorsqu’elles ne sont pas visées par des lois qui protègent les femmes mariées lors de la rupture conjugale. Comme le droit à l’égalité est un concept comparatif, la comparaison devrait se faire entre femmes mariées et non mariées, et non entre les couples mariés et non mariés, puisque ce sont les femmes qui supportent en majorité les effets négatifs de la rupture.

À mon avis, par ce traitement juridique différent qui fait une distinction entre conjointes mariées et non mariées, leur dignité est atteinte. Le législateur envoie le message que ces personnes sont moins importantes et qu’elles méritent moins de protection que les personnes mariées (surtout que, dans d’autres cas, le législateur tient compte de la relation maritale pour accorder ou non, par exemple, des prestations d’aide sociale). La Cour suprême a précisé qu’une loi, un comportement ou une décision discriminatoire porte atteinte à la dignité de la personne. Les tribunaux et le législateur ont reconnu la diversité des familles (entre autres, dans les lois à caractère social), l’égalité entre les enfants, peu importe le statut matrimonial de leurs parents, l’égalité des couples de même sexe et de sexe différent, et l’égalité entre les conjoints. Ils ont reconnu que malgré leur diversité, le respect de leur dignité commandait des traitements non discriminatoires et les mêmes protections législatives et sociales. Pourquoi ne reconnaîtraient-ils pas la diversité des unions mais aussi leurs besoins de protection ?

Les tribunaux et le législateur québécois ne doivent pas cautionner les hommes qui refusent de se marier pour ne pas avoir à partager éventuellement leurs fonds de retraite. L’engagement amoureux a nécessairement des conséquences financière.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 25 janvier 2009

Louise Langevin, titulaire de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes


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