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Se souvenir du six décembre 1989

2 février 2009

par Micheline Dumont, historienne et professeure émérite, Université de Sherbrooke

Le 6 décembre 1989 demeure une date indélébile dans la mémoire collective québécoise. Mais le sens donné à cet événement continue de susciter des interprétations divergentes. Le point de vue des féministes a bien du mal à trouver sa place dans cette mémoire collective.

Le devoir de mémoire

Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edwards, Maud Haviernick, Barbara Klueznik, Maryse Laganière, Maryse Leclerc, Anne-Marie Lemay, Sonya Pelletier, Michèle Richard, Annie Saint-Arneault et Annie Turcotte. Voilà les noms des victimes du 6 décembre 1989 à l’École Polytechnique de Montréal. Le devoir de les rappeler est à l’image des cérémonies de commémoration qui ont lieu chaque année depuis vingt ans.

À l’école Polytechnique, on a posé une plaque avec les noms des victimes à la porte de l’institution en 1990, au premier anniversaire. À Montréal, la Fondation des victimes du six décembre contre la violence, issue des familles des victimes, a organisé des événements jusqu’en 2004. Depuis, c’est la Fédération des femmes du Québec qui a pris le relais. En 1993, les autorités de la Ville de Montréal ont baptisé Place du 6 décembre, un terre-plein sur le Chemin de la Reine-Marie. Une œuvre d’art contemporain, créée par les artistes Rose-Marie Goulet et Marie-Claude Robert, Nef pour 14 reines, y a été installée en 1998. Des monuments ont été érigés à Toronto en 1990, à Moncton en 1996 et à Vancouver en 1997.

Vigiles, lectures, concerts, marches silencieuses, pièces de théâtre… Il est impossible de retracer l’ensemble des événements qui ont lieu chaque année au Canada, au Québec et même dans de nombreux pays, en mémoire du drame. Vingt ans plus tard, la peine est encore immense et les paroles expriment principalement la douleur et le chagrin.

La lutte contre les armes à feu

Parallèlement, un vaste mouvement se met progressivement en place, autour de Heidi Rathjen, pour obtenir le contrôle des armes à feu. Le 6 décembre 1989, cette étudiante de quatrième année de l’École Polytechnique, a entendu, impuissante, ce qui se passait dans la classe voisine. Incapable d’accepter l’idée que ses 14 jeunes camarades sont mortes en vain, elle entreprend alors une longue campagne pour exiger du gouvernement fédéral une loi visant à contrôler étroitement la vente des armes à feu et surtout interdire la vente légale des armes d’assaut. L’Association des étudiants de Polytechnique réussit à rassembler une pétition d’un demi-million de signatures. Elle reçoit l’aide de Wendy Cukior, une professeure de l’université Ryerson de Toronto. Malgré le puissant lobby des armes à feu et l’opposition de nombreux députés, la C-68 loi est obtenue en 1995 : Heidi Rathjen, dont la démarche s’est méritée des décorations prestigieuses, aura lutté pendant six années pour atteindre son but. Cependant, l’application de la loi s’est révélée un gouffre financier et un fiasco administratif, avant d’être reléguée aux oubliettes par le gouvernement conservateur en 2006.

La violence contre les femmes

Après le drame du massacre de l’École Polytechnique, en décembre 1989, une onde de choc a traversé tous les milieux et de nombreuses voix se sont fait entendre pour contrer la violence dirigée contre les femmes. Dès 199l, le gouvernement fédéral déclare le 6 décembre Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes. Depuis, des événements, colloques, rencontres, conférences, ont lieu chaque année un peu partout à travers le Canada. Le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et le Ministère de la Santé et du Bien-être social du Canada ont invité les établissements universitaires à proposer des projets de centres de recherche en collaboration avec les milieux de pratique. C’est ainsi qu’est apparu au Québec, en 1992, le CRIVIFF, le Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes, un important centre interuniversitaire de recherche (Montréal, Laval, McGill) en collaboration avec Relais-Femmes et l’Association des CLSC et des CSSLD. Le programme de recherche de cet important centre témoigne que la volonté politique de contrer la violence conjugale est à pied d’œuvre. Il soutient les intervenantes au travail dans les quelques 106 maisons d’hébergement que l’on retrouve au Québec. En 2004, au quinzième anniversaire du 6 décembre, le gouvernement québécois a manifesté publiquement sa solidarité dans le combat contre la violence en publiant une photographie signée Heidi Hollinger : dix hommes connus avec la mention : « La violence contre les femmes, ça nous frappe aussi ! Ensemble, nous la dénonçons et la combattons ».

On reconnaissait dans le groupe, le Premier ministre, trois membres de son cabinet, des sportifs et des vedettes de la télévision.

Malgré cela, des voix discordantes se font toujours entendre pour exprimer que la tuerie de la Polytechnique n’a rien à voir avec la violence faite aux femmes, puisqu’il s’agit d’un geste dément. Des individus se prétendant « masculinistes » critiquent les statistiques de la violence, dénoncent les féministes et contestent les sommes d’argent qui sont allouées aux maisons d’hébergement qui accueillent les femmes victimes de violence conjugale. Au demeurant, il faut bien saisir que combattre la violence n’implique nullement une reconnaissance de l’analyse féministe.

Les médias et le massacre de Poly

Le caractère ouvertement anti-féministe et misogyne de l’attentat a semblé clair comme de l’eau de roche à presque toutes les féministes ainsi qu’à plusieurs membres des familles des victimes. Les faits étaient là. Le tueur a séparé les étudiantes des étudiants en entrant dans les classes. Il a lancé : « J’haïs les féministes ! Vous n’êtes qu’une bande de féministes ! » On a trouvé dans ses affaires un manifeste où non seulement il exprimait sa haine du féminisme, mais il joignait à ses propos les noms de 15 femmes qu’il projetait d’assassiner : journalistes, policières, syndicalistes, femmes politiques. Il affirmait lui-même le caractère politique de son geste et réfutait d’avance l’épithète de « tireur fou » qu’on lui attribuerait.

Au moment du drame, les féministes n’ont pas eu la possibilité de souligner, dans les médias, le caractère antiféministe et politique du geste. Les médias ont invité des psychiatres, des policiers, des journalistes, des médecins, des criminologues. On a, au contraire, accusé les féministes d’avoir récupéré l’événement et, ce qui semblait si évident, a été occulté. Le lendemain, le ministre de l’Éducation a parlé au masculin des victimes. On a glosé surtout sur l’enfance du meurtrier et insisté longuement sur sa folie. Une enquête publique a été réclamée en vain.

Pour Judy Rebick, féministe canadienne, il est inconcevable que tant de gens au Québec aient accusé les féministes « d’avoir récupéré » le drame pour la cause féministe. Au Canada anglais, le drame a propulsé à l’avant-scène la question de la violence contre les femmes. « Cela a facilité notre combat », ajoute-t-elle, « alors qu’au Québec, le back-lash [antiféministe] s’est accentué ».

La revue Vice-versaa proposé une analyse du traitement médiatique du drame dès avril 1990. Myriame El Yamani a démontré que les médias ont discrédité la parole des féministes et occulté le caractère politique des rapports entre les hommes et les femmes. Louise Malette et Marie Chalouh ont publié, dès 1990, un ouvrage : Polytechnique, 6 décembre, rassemblant les propos de celles et ceux qui comprennent le caractère politique de ce crime, textes écrits pour la plupart dans le tumulte de l’événement. Cet ouvrage n’a reçu aucune couverture médiatique, hors des cercles féministes. Par contre, on a largement publicisé, en décembre 1990, la parution du Manifeste d’un salaud, de Roch Côté, qui prenait à partie le mouvement féministe et son analyse de la violence faite aux femmes.

L’analyse féministe

En dépit de tout ce qu’on dira, cet assassinat sélectif demeure le crime le plus violent dirigé spécifiquement contre le féminisme, à l’échelle mondiale (1). Les femmes ont beaucoup changé en une génération, grâce à l’action des féministes, et manifestement, quelques hommes ont du mal à accepter la situation. Comme le dit la journaliste Francine Pelletier : « Loin de rééditer un vieux rapport de force, [le tueur] s’en prenait à ce qu’il y avait de plus nouveau dans la société : l’avancement des femmes ». C’est la réticence de la société québécoise à accepter la signification politique du geste qui demeure inquiétante. Car c’est dans cette perspective, croient les féministes, qu’on doit analyser le geste du six décembre. La revue Sociologie et Société a publié, en 1990, des textes d’universitaires analysant le caractère politique des rapports sociaux de sexe. Depuis, la référence à la tuerie de l’École Polytechnique est constante dans les écrits féministes. Mais qui lit cette littérature ?

L’analyse féministe de la tragédie

La réticence collective à admettre le caractère politique de ce tragique événement demeure largement partagée. Les autorités de l’École Polytechnique refusent toujours, à ce jour, d’admettre que le geste était dirigé contre les féministes. Un professeur, Daniel Leblanc écrit en1990 : « Certains groupes se sont servis [de la tuerie] pour défendre leurs propres revendications. Ils ont fini par faire porter à l’institution, aux étudiants et aux étudiantes, une cause trop lourde à porter. C’est absolument ce qu’on veut éviter ici. » De temps en temps, des gestes d’éclat sont commis sur la place publique, « pour terminer le travail de Marc Lépine ». Ils reçoivent l’attention complaisante des médias. Mieux, ces derniers sont enthousiastes quand il s’agit de laisser entendre que le féminisme est dépassé et que, chez nous, la question est réglée.

Or, pour être compris, ce drame doit être mis en série avec la montée de ce qu’il faut bien appeler l’antiféminisme. La révolution féministe a produit le changement le plus profond du XXe siècle, sans verser une goutte de sang, et pourtant on continue à présenter ce mouvement politique comme une guerre des sexes, comme une lutte dirigée contre les hommes.

L’antiféminisme est apparu en même temps que le féminisme et il a pris des visages multiples au gré des décennies. Reconnaître qu’il a incité un jeune homme à prendre les armes, à la fin du XXe siècle, permettrait sans doute de faire avancer les choses. Plaçons-nous du point de vue des femmes : être vue comme une ennemie simplement parce qu’on a voulu choisir sa place, vivre son autonomie et rechercher l’égalité, c’est très difficile à comprendre. Nier le caractère antiféministe du drame, laisser croire que le féminisme est dépassé et que l’égalité est atteinte entre les hommes et les femmes, c’est refuser que les choses changent vraiment. On a le choix : nier ou reconnaître. Le six décembre doit être mis en série avec les gestes antiféministes, et non pas avec les tueries qui ont lieu périodiquement dans les écoles.

Comme le dit Nicole Lacelle dans un texte inédit lu lors de la commémoration du quinzième anniversaire : « Si seulement [les étudiantes] étaient mortes pour « absolument rien »… Or, il y a quelque chose à comprendre de la tuerie de Polytechnique. Quelque chose de très, très difficile à saisir, qui peut transformer notre vision du monde, nos désespoirs, notre espérance, notre façon d’expliquer l’histoire ; notre connaissance, notre définition de nous-mêmes. Nous n’avons pas oublié le drame de Polytechnique ; nous ne l’avons jamais su ».

Note

1. Depuis cette date, on a noté de nombreux assassinats de femmes oeuvrant pour les droits des femmes dans quelques pays : Algérie, Afghanistan, Iran, etc.

 Ce texte a été publié dans L’État du Québec, édition de 2009, publié en décembre 2008 (p. 505-509).

Bibliographie

  • Mélissa Blais, Entre la folie d’un seul homme et les violences faites aux femmes : La mémoire collective du décembre 1989, Mémoire de maîtrise en histoire, Université du Québec à Montréal, 2007.
  • Myriame El Yamani, « La mascarade institutionnalisée », dans Médias et Féminismes. Minoritaires sans paroles, L’Harmattan, 1998, p. 201-233.
  • Louise Mallette et Marie Chalouh, Polytechnique 6 décembre, Montréal, les éditions du remue-ménage, 1990, 190 pages. Traduit en anglais : The Montreal massacre, Gynergy Books, 1991.
  • Francine Pelletier, « Je me souviens », La vie en rose. Hors série. Montréal, les éditions du remue-ménage, 2005, p. 34-37.
  • Heidi Rathjen et Charles Montpetit, 6 décembre. De la tragédie à l’espoir : les coulisses du combat pour le contrôle des armes, Montréal Libre expression, 1999.
  • Sociologie et Sociétés, avril 1990, VOL. XXII, no 1, p. 193-213.
  • Vice Versa, magazine transculturel, mai-juin 1990.

    Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 février 2009

    Micheline Dumont, historienne et professeure émérite, Université de Sherbrooke


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