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Écrire la vie, la mort et de nouveau la vie

21 mars 2009

par Micheline Mercier

La vie de Juliette ressemble de plus en plus à une rivière qui coule avec la rapidité d’un caillou tombant en chute libre au pied d’un ravin. Elle prend aussi parfois l’allure d’un touriste qui déambule paisiblement au centre d’un musée de village. Sa vie ressemble à un long fleuve que l’on dit tranquille, mais qui attend le bon moment pour reprendre son lit d’origine, ce lit qu’on a eu le culot de couvrir de béton pour y créer un univers qui ne lui ressemble pas. Juliette est triste comme une tourterelle perchée sur le fil d’un téléphone muet depuis des années. Elle éponge une douleur profonde enfouie sous une vieille couche de colère. Juliette se demande qui elle est. ce qu’elle est. Où sont cachées les portes du labyrinthe. Comment rentrer chez elle.

Juliette vit dans une nuit sans lune, sans étoile, sans même un phare pour éclairer un océan qui, comme un raz-de-marée, lui a rempli le cœur d’amertume et ne lui a donné à manger qu’un pain quotidien sans odeur particulière. Elle ignore tout de l’été, des vacances au bord de la mer, des amours d’adolescentes, des caresses innocentes sans lendemain, des baisers qui façonnent l’âme pure d’une fillette qui vit dans l’attente d’être mère. Juliette connaît l’automne, le vent qui souffle plus fort que le gémissement d’un condamné coupable du viol d’une petite fille à peine pubère. Elle sait ce que sont les amours qui mènent droit au bûcher où brûlent les flammes éternelles. Elle a aussi connu ces nuits où tous les chats sont gris. Elle sait ce que sont les désirs inassouvis qui se fondent dans le néant, vers les ombres de la rue, là où le loup et l’agneau se goûtent, se dégustent, se consument et se perdent l’un dans l’autre.

Un océan d’encre, un navire en perdition sans rameur et sans âme, pas même une brise pour gonfler une voile aux étendards princiers. Juliette a envie de dormir, envie de se plonger dans la profondeur d’un sommeil sans retour. Étendre son lit juste là, à quelques centimètres du pont et mourir comme une fleur sans pétale au milieu d’un jardin qui n’a pas encore été sarclé.

Et si je la suppliais de le faire ? Me laisserait-elle écrire sa vie ? Me laisserait-elle lui façonner un monde de beauté ? J’ai envie d’éveiller la fibre qui dort juste là, sur un mot qui ressemble à l’Amour. J’ai envie de lui parler avec sagesse, d’emprunter des mots droits comme une vérité que l’on se doit de dire à un enfant, de lui parler avec la simplicité d’un lampion qui brûle de bonnes intentions, droit comme la prière d’une vierge étendue dans une roseraie.

J’ai envie de lui écrire la vie, la mort et peut-être bien aussi l’amour, la tendresse, l’espoir et le bonheur, la passion, le pouvoir du rêve et le sens que je lui donne. Je veux surtout écrire la vérité, cette vérité d’une âme qui croit avec ferveur que les produits du mensonge sont et seront toujours nauséabonds. J’aime être de celles qui ont foi en la paix qui accompagne l’exhumation des terreurs nocturnes et, malgré la peur du loup, il est parfois important de traverser la forêt. Si j’attrapais ne serait-ce qu’une étincelle de bivouac, je pourrais sûrement allumer en elle un réverbère et lui éclairer le monde, lui offrir une vision de beauté et d’espoir, lui donner l’ardeur d’une renaissance, un moment de grâce, ce pouvoir, ce don qu’est la vie. Ne serait-ce qu’un souvenir de ce qu’est le bonheur.

Si j’écrivais la vie de Juliette, pourrais-je rapiécer les morceaux de son cœur ? Les pièces de sa vie échouées çà et là sur les rives d’une rivière qui, jadis limpide comme l’âme d’un nouveau-né, a pris l’allure d’un marécage entouré de béton armé jusqu’aux dents ? Et, si j’éditais sa vie, j’irais baliser et fleurir le sentier qui mène vers les portes du labyrinthe, éclairant ainsi la voie des colères inassouvies. Et si Juliette prenait goût à la vie ?

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 mars 2009

Micheline Mercier


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