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« Pole position Québec » - Net recul pour les femmes

14 mai 2009

par Yolande Geadah, chercheure et auteure féministe québécoise, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM

L’annonce d’une série télévisée, intitulée Pole position Québec, produite et animée par Anne-Marie Losique, mettant en compétition des danseuses nues et des vedettes du porno est une bien triste nouvelle. La diffusion de cette série par la télévision, la rendant ainsi accessible au grand public même s’il s’agit de la télé payante, s’inscrit dans la banalisation accélérée et la glorification du commerce du sexe observées au cours de la dernière décennie. S’il est vrai que le Québec est en train d’acquérir une réputation internationale pour ses bars de danseuses nues, cela n’a rien de réjouissant. Cette tendance devrait nous inquiéter, non d’un point de vue puritain, mais parce qu’elle constitue un net recul pour la lutte des femmes pour l’égalité et le respect de leurs droits. Il ne s’agit pas ici uniquement d’exposer des femmes nues ou légèrement vêtues dansant autour d’un poteau, mais d’une incitation directe à la consommation de tels spectacles qui poussent les hommes à acheter des « services sexuels », autrement dit à devenir des clients prostitueurs.

Pour ceux qui croient qu’il s’agit d’une prestation artistique sans conséquence, rappelons que, suite au jugement de la Cour suprême du Canada d’autoriser la danse-contact (en décembre 1999) impliquant des attouchements sexuels entre danseuses nues et clients dans les isoloirs, cette pratique, dénoncée par un certain nombre de danseuses nues de Toronto comme étant de la prostitution, s’est rapidement généralisée dans les bars de danseuses au Québec. À présent, dans la plupart des bars de danseuses, au lieu d’être rémunérées par les propriétaires de bars pour leur prestation, ce sont les danseuses qui doivent payer un droit au propriétaire pour avoir accès aux clients qu’elles doivent satisfaire dans des isoloirs pour obtenir rémunération. Dans ce contexte, on comprend que l’émission de Mme Losique servira à la promotion de cette pratique pour le plus grand bénéfice des propriétaires de bars. Ces derniers accroîtront ainsi leur notoriété et leur « respectabilité », tout en attirant davantage de jeunes femmes vers ce « métier », présenté comme étant glamour et lucratif. La décision de diffuser ce genre d’émission à la télévision relève donc d’un choix politique très questionnable.

Bien entendu, la prolifération de bars de danseuses nues s’inscrit dans un contexte plus large où la culture pornographique envahit de plus en plus notre espace et pénètre tous les foyers (via Internet et la télé). Des études montrent que la consommation accrue de la pornographie et de la prostitution influence en profondeur les relations entre les hommes et les femmes. Cela reproduit et propage une représentation des rapports sexuels calqués sur le rapport entre client et prostituée, qui rend plus difficile de concevoir des rapports sexuels réciproques, non commerciaux, entre êtres humains.

À Montréal comme ailleurs au pays, la multiplication d’établissements qui encouragent et tirent profit de diverses formes de prostitution est devenue très visible. Bars de danseuses nues, salons de massages érotiques, agences d’escortes, et autres commerces annoncent impunément des « services sexuels » dans les médias, malgré les lois canadiennes qui interdisent la tenue de « maison de débauche » et le proxénétisme. Il est affligeant de constater le laxisme des autorités qui ferment les yeux sur ce type de commerce, n’intervenant que lorsqu’on soupçonne l’implication de mineures. Autrement, c’est la politique de l’autruche qui prime. Aujourd’hui, des poursuites judiciaires soutenues par l’industrie du sexe tentent d’invalider les articles du Code criminel canadien sur ce sujet. La lutte juridique se double d’une offensive au niveau de l’opinion publique pour rendre ces pratiques socialement acceptables. Il est indéniable que les médias servent de courroie de transmission efficace dans la poursuite de cet objectif. Il est désolant de constater la popularité croissante d’un certain discours s’inspirant du néolibéralisme, qui prétend que la prostitution est un choix économique légitime qui ne doit souffrir aucune ingérence de l’État. Cette opinion répandue occulte les effets ravageurs, physiques et psychologiques, de la prostitution sur les personnes qui la pratiquent.

Soyons clair. La prostitution n’est pas une question de liberté sexuelle et son acceptation sociale ne la rend pas inoffensive pour autant. Elle ne peut être réduite à une question de santé publique, comme l’affirment certains milieux qui préconisent la décriminalisation totale, sous prétexte de mieux lutter contre le VIH/sida. Les impacts sociaux désastreux de la prostitution sur les femmes et les enfants qui s’y laissent prendre sont multiples et bien documentés. Il faut tirer les leçons des pays qui ont choisi de légaliser la prostitution (tels les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Australie et la Nouvelle Zélande), en voulant tirer profit de cette industrie, et qui en subissent aujourd’hui les graves conséquences. Toutes les études montrent que la prostitution, légale ou non, reste intimement liée au crime organisé et au trafic sexuel qui l’alimente. Il est illusoire de vouloir améliorer les conditions de sa pratique, car la prostitution repose sur des rapports de domination qui renforcent et perpétuent la subordination des femmes.

Il est urgent de susciter un vaste débat public pour réfléchir aux enjeux sociaux de l’exploitation sexuelle commercialisée. Veut-on faire du Québec une nouvelle destination du tourisme sexuel pour lutter contre la crise économique ? Ira-t-on jusqu’à inciter les jeunes chômeurs et les étudiants à se prostituer pour survivre ou pour payer leurs études ? Est-il responsable de brader ainsi le corps des jeunes, surtout des femmes, pour attirer le tourisme et renflouer l’économie ? Le commerce du sexe comporte des risques et des coûts sociaux exorbitants qui ne peuvent être ignorés. Ce sont surtout les personnes les plus vulnérabilisées, par la pauvreté et la violence, qui sont recrutées par ce commerce. Allons-nous continuer à fermer les yeux et à prétendre que c’est leur libre choix, au lieu de leur offrir les moyens d’y échapper ?

Le plus grand obstacle à la lutte contre la prostitution c’est de croire qu’elle est inévitable. Comme le souligne Sheila Jeffreys dans son dernier ouvrage (The Industrial Vagina), l’esclavage est lui aussi une pratique fort ancienne et répandue, mais nul n’utilise cet argument pour justifier cette coutume inacceptable. Dans le contexte de grave crise économique comme celle que nous traversons, il est urgent de se doter d’une véritable politique en matière de prostitution qui tienne compte de l’intérêt commun à long terme. Pour cela, il faut suspendre immédiatement toute répression à l’endroit des personnes qui y sont contraintes pour survivre, et cesser de banaliser la prostitution. Il convient d’adopter plutôt un ensemble de mesures efficaces pour arrêter ce commerce destructeur. Défendons notre droit de vivre dans un monde sans prostitution et mettons en place les moyens pour y parvenir.

Yolande Geadah, auteure, est aussi membre fondatrice de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES).

 Article publié en version plus courte dans La Presse, samedi, le 9 mai 2009 (Forum Plus - page 5)

Mis en ligne sur Sisyphe, le 9 mai 2009

Yolande Geadah, chercheure et auteure féministe québécoise, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM


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