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De l’importance des quotas dans les conseils d’administration : réponse à Stephen Jarislowsky

30 mai 2009

par Kim Cornelissen, consultante en développement régional et international

Critiquant la décision du gouvernement du Québec d’obliger les sociétés d’État à nommer autant de femmes que d’hommes à leur conseil d’administration d’ici 2011, le fondateur de la maison Jarislowsky Fraser, Stephen Jarislowsky, a affirmé lors d’une allocution à Montréal, le 14 mai dernier, que « dans la mesure où ces femmes n’ont pas la compétence ou l’expérience, je ne pense pas qu’elles servent à grand-chose dans un conseil d’administration. (...) Si vous êtes une petite femme qui a l’impression qu’elle (en) connaît tellement moins que les autres, qu’est-ce qu’elle va dire, qu’est-ce qu’elle va faire, qu’est-ce qu’elle va apporter pour vraiment élever la compétence du conseil ? » Ces propos ont provoqué beaucoup de réactions, dont cette critique documentée.

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Bien que ça n’ait probablement pas été son intention, l’opinion de Stephen Jarislowsky à l’encontre de la Loi québécoise qui impose les quotas dans les conseils d’administration du Québec (1) est un excellent exemple pour expliquer en quoi celle-ci constitue un outil important pour la prospérité socio-économique du Québec. Sans s’en rendre compte, celui-ci a multiplié les biais d’argumentation en prônant un maintien du statu quo dans les conseils d’administration, entravant ainsi l’amélioration de leur performance et l’émergence d’une nécessaire innovation organisationnelle en entreprise. Son texte nous permet donc d’expliquer sommairement les erreurs typiques de ce type de discours réfractaire à la pleine participation des femmes dans les conseils d’administration ou en politique.

Biais numéro 1 : Confondre « compétence » et « perception de la compétence »

En mentionnant que « …dans la mesure où ces femmes n’ont pas la compétence ou l’expérience, je ne pense pas qu’elles servent à grand-chose dans un conseil d’administration », Stephen Jarislowsky laisse entendre que les femmes qui entrent sur les conseils d’administration n’ont peut-être pas la compétence et/ou l’expérience pour être efficaces. Première erreur car la nomination sur les conseils d’administration n’est pas une question de compétence mais de perception de la compétence, ce qui n’est pas la même chose. Contrairement à un poste de direction générale ou finances, il n’y a pas d’évaluation formelle de la compétence – avant ou une fois en poste - ; on choisit plutôt les personnes parce qu’on croit qu’elles sont compétentes et non pour leur compétence réelle, ce que l’on constatera à l’usage ; d’où l’idée de tendre à choisir des gens qui nous ressemblent, entre autres le « Old Boy’s Network ». L’absence d’évaluation réelle de la compétence des membres des conseils d’administration constitue d’ailleurs un problème qui ressort fréquemment dans les médias en raison des primes de départ importantes de présidents, et ce, malgré des rendements plus que problématiques.

Biais 2 et 3 : Sélection des femmes lors des quotas et vision biaisée de la compétence

Stephen Jarislowsky a fait l’erreur typique de traiter uniquement de la compétence des femmes sans se questionner réellement sur celle des hommes également. De plus, la formulation de Stephen Jarislowsky sur la compétence est démagogique puisqu’elle sous-entend que des nominations par quotas se ferait par défaut et ne tiendrait pas compte de la qualité de la personne nommée (ce serait n’importe quelle femme qui serait nommée parce qu’elle est une femme). Non seulement ce n’est pas juste mais le conseil des ministres paritaire du Gouvernement du Québec – l’un des rares au monde actuellement – démontre de façon évidente que les femmes ministres sont tout aussi compétentes que les hommes ministres.

Biais numéro 4 : Nier la valeur du transfert de compétences

Stephen Jarislowsky mentionne « Parce qu’elles élèvent des enfants, c’est beaucoup plus difficile (de devenir de bonnes administratrices) : elles n’ont pas vécu toute leur vie dans cette sorte de culture, elles viennent de l’extérieur ». Au contraire, en recrutant toujours les mêmes types de personnes sur les conseils d’administration, on empêche l’entreprise (ou le gouvernement) de prendre des virages essentiels à son développement voire, dans le contexte actuel, à sa survie même. En désavouant les mères, Jarislowsky condamne les entreprises à ne pas innover car le principe même de l’innovation – une condition essentielle à la prospérité d’une entreprise – est la possibilité de voir les choses sous un autre angle, de bénéficier de points de vue diversifiés.

Pour comprendre l’importance du transfert de compétences et de l’expérience acquise de l’extérieur sur l’innovation, il faut regarder les succès commerciaux d’Anita Roddick (Body Shop) et de Cora Mussely Tsouflidou (Cora Déjeuner) ou internationaux de Gro Harlem Brundtland (Commission de l’ONU sur le développement durable). La diversité mène à davantage d’innovation et vise à éliminer ce que déplore par ailleurs Stephen Jarislowsky, à l’effet que « la nature humaine ne change pas » (2). Mais pour qu’elle change, il faut lui en donner les outils, dont les quotas.

Stephen Jarislowsky mentionne par ailleurs que pour gérer dans un conseil d’administration, il faut « de la curiosité, du courage et de la compétence » ; n’est-ce pas les qualités de base d’une mère ou d’un père s’occupant de ses enfants ? Dans son livre Mother knows best, l’auteure Moe Grzelakowski (3) mentionne que les mères, de par leur expérience familiale, ont été obligées de développer plusieurs qualités de leadership qu’il est possible de transférer avec succès dans l’entreprise : capacité à régler des crises, à gérer plusieurs dossiers à la fois, capacité à travailler avec divers types de personnalité différentes, gestion complexe des horaires, budgets serrés et volatiles, etc. L’auteure, qui s’est basée sur une analyse de 50 très grandes entreprises américaines, constate qu’il est profitable pour l’entreprise de profiter de l’expertise de gestion familiale des femmes pour les postes de haut leadership. Avec un plus grand partage actuel des tâches familiales entre les hommes et les femmes, ce critère pourrait bien devenir un facteur de compétitivité non négligeable au XXIe siècle pour des conseils d’administration paritaire au Québec. Par ailleurs, il est intéressant de constater que Stephen Jarislowsky n’a pas rajouté l’éthique dans sa petite liste de compétences de base pour gérer une entreprise. Pourquoi ?

Affirmation correcte : sentiment de moindre compétence chez les femmes

Stephen Jarislowsky a raison lorsqu’il affirme que plusieurs femmes ont tort de ne pas se sentir compétentes lorsqu’elles siègent sur les conseils d’administration ; elles devraient effectivement se faire confiance et s’affirmer davantage ; a contrario toutefois, certains hommes auraient avantage à être un peu plus humbles et moins « courageux » (lire « cowboy ») lors de la prise de décision ; il n’y a qu’à regarder l’état de l’industrie automobile pour s’en convaincre. D’où l’importance de reconnaître la complémentarité hommes/femmes dans les conseils d’administration et autres instances décisionnelles.

S’il y a bien un message à retenir sur la question de l’importance des quotas dans les instances décisionnelles, c’est que les conseils d’administration paritaires permettent aux entreprises de bénéficier à la fois de l’apport parfois fort différent des femmes et des hommes et qu’un milieu uniquement composé d’hommes (ou de femmes) tend à être davantage sclérosé en favorisant le statu quo.

À l’instar du Québec, plusieurs gouvernements, institutions et entreprises de très haut niveau l’ont bien compris et en tirent avantage : des banques finlandaises qui réservent des fonds aux entreprises dirigées majoritairement par les femmes (4) en passant par la très riche Norvège qui impose les quotas dans les conseils d’administration publics et privés (5) à l’égalitaire Suède qui est l’un des pays les plus compétitifs et les plus innovateurs de la planète (6), on commence à peine à voir la corrélation entre les conseils d’administration paritaires et la qualité de la performance des entreprises. Mais les nouvelles sont bonnes. Tel que l’a démontré le professeur Michel Ferrary de la CERAM Business School à propos de la performance des entreprises en temps de crise économique : « Plus l’encadrement d’une entreprise est féminin et moins son cours de bourse a chuté depuis le début de l’année… et donc, inversement, plus l’encadrement d’une entreprise est masculin et plus son cours de bourse a chuté. »

Tant que les Jarislowsky de ce monde confondront perception et réalité en mettant ainsi des bâtons dans les roues à l’amélioration du fonctionnement des conseils d’administration, nous aurons besoin de mécanismes tels que des quotas pour parvenir à une égalité de fait dans le monde ; le XXIe siècle ne peut tout simplement pas faire l’économie des conseils paritaires.

Notes

1. Presse Canadienne.
2. Ibid.
3. GRZELAKOWSKI, Moe. Mother Leads Best : 50 Women Who Are Changing the Way Organizations Define Leadership, Dearborne Trade Publishing. 2005.
4. www.iran-daily.com
5. http://news.bbc.co.uk
6. www.gaiapresse.ca/fr

Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 mai 2009

Kim Cornelissen, consultante en développement régional et international


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