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Élection en Afghanistan : le point de vue d’une étudiante en droit

12 septembre 2009

par Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris

Carol Mann, spécialiste de l’Afghanistan et présidente de l’association Femaid, a demandé à une amie étudiante de droit à Kaboul de lui donner ses impressions après l’élection en Afghanistan, qui s’est tenue le 20 août 2009. Le regard que porte Arzo est révélateur d’attitudes en Afghanistan qui ne sont pas prises en compte en Occident.



Les élections vues à travers les yeux d’une jeune afghane, Arzo

Je me suis réveillée tôt, ce jour-là, perplexe au sujet de la journée à venir. Qu’en serait-il pour les millions d’Afghan-es qui s’apprêtaient à voter ?

Le gouvernement avait interdit tout reportage sur la sécurité et la violence. S’il avait annoncé qu’il y a avait des problèmes de sécurité, personne n’aurait osé sortir pour voter, même à Kaboul. Il y avait une attaque près de nous, dans la 8e station de police, mais nous n’avons rien su avant la fin de la journée. Nous en avons discuté avec notre professeur de droit. Selon lui, le gouvernement a le droit d’interdire aux médias de parler d’événements qui vont contre l’intérêt de la nation. C’est pourquoi, ce jour-là, on a eu raison de taire les problèmes de sécurité, sinon personne ne se serait rendu au bureau de vote. N’empêche, nous étions aux aguets. Ce n’est qu’à six heures du soir que nous avons appris qu’il y a avait eu déjà une centaine d’attaques contre les bureaux de vote.

Je suis allée voter avec ma mère et mes belles-sœurs. J’étais très contente puisque je votais pour la première fois. Je savais à quel point mon vote était important parce que mon candidat en avait besoin. Tout était paisible dans notre quartier de Ahmad Shah Baba Mina. Ici, la majeure partie de la population est pachtoune. Beaucoup avaient voté pour Karzai, comme l’avaient fait ma famille et moi-même. Tant de femmes sont venues voter, en burqa et sans burqa, c’était trépidant ! Vraiment, quand j’ai pris mon bulletin de vote et j’ai désigné mon candidat à moi, c’était le meilleur moment de ma vie !

Mais les problèmes ont surgi après les élections.

Quelle est l’utilité d’élections si mon vote n’a aucune signification ? J’ai voté avec ma bonne volonté, avec confiance, mais aujourd’hui, on dit que ce fut un vote frauduleux. Je suis en colère, je ne suis pas la seule, des millions d’autres Pachtounes le sont aussi. Dans un pays où seuls les États-Unis ont le droit d’exprimer leur volonté, à quoi servent les Afghan-es ? Les Afghan-es étaient content-es des promesses que Barack Obama avait faites à son pays ainsi qu’à l’Afghanistan pour signaler un véritable changement. Mais on voit bien qu’il joue son propre jeu. Je crois bien qu’il voudrait voir Abdullah Abdullah au pouvoir. C’est vraiment un mauvais, celui-là, et ce serait une grande erreur de la part d’Obama. Ce qui va se passer, c’est que les Pachtounes vont vraiment se révolter contre les troupes étrangères qui étaient venues dans le but d’apporter la paix et la stabilité. Les Pashtuns estimeront que l’Amérique est contre eux et pour cela considéreront l’élection comme étant frauduleuse. Si cette élection n’est pas acceptée pour ce qu’elle est, elle marquera le début de la destruction des troupes étrangères, comme ce qui s’est passé autrefois avec les Soviétiques.

Si j’avais pensé que mon vote pouvait être considéré comme une fraude, comme on commence à le dire, je n’aurais pas voté.

Et finalement, l’Occident devrait apprendre à respecter le vote libre des autres. Les gens sont sortis en dépit des problèmes de sécurité, certains ont les doigts tranchés par les Talibans.
Obama serait-il allé voter si on l’avait menacé de lui couper un doigt ?

Mais les Afghan-es sont bien allé-es voter et, à présent, leur vote risque de ne plus rien signifier.

Arzo. Kaboul, le 32 septembre 2009
(Le nom de l’auteure de ces lignes a été changé pour des raisons de sécurité.)

Prendre en compte les vakeurs et les attitudes des Afghans
Commentaire de Carol Mann.

Il faut mettre cette réaction à vif dans son contexte.

La possibilité de fraude électorale est apparue bien avant la tenue des élections. Elle s’est avérée tout à fait justifiée quand on a vu les nombreux exemples de bourrage des urnes, d’achat des votes et ainsi de suite. Pour les Afghan-es, ces pratiques font partie du quotidien. Autrement dit, l’inacceptable constitue souvent la norme. Comme l’a dit Malalai Joya, la transparence est impensable dans un pays où règnent, jusque dans les hauts échelons du gouvernement, des chefs de guerre et des narco-trafiquants. Nous avons là deux visions des élections : l’une, la version occidentale qui estime que la fraude électorale mériterait une nouvelle élection, et l’autre, celle des Afghan-es eux-mêmes, qui y voient moins un problème mais questionnent la mise en cause de leur propre intégrité que toute accusation de fraude impliquerait. Même si la démocratie n’a pas fait des progrès retentissants en Afghanistan, les élections ont une valeur particulière au plan de la symbolique personnelle puisque l’individu est exceptionnellement valorisé par l’acte de voter. Donc, il s’ensuit que si quelqu’un (c’est-à-dire les États-Unis, les acteurs les plus puissants sur la scène afghane) décrète qu’un ballottage s’impose, c’est que le candidat gagnant, en l’occurrence Karzaï selon toutes les estimations, doit être éliminé.

Les Afghan-es ne se font plus d’illusion au sujet des candidats principaux. Karzai a déçu son électorat avec ses compromis et le choix de ministres plus que douteux. Et là, à la veille des élections, il a fait passer en douce la loi scélérate qui avait suscité un tollé au printemps dans le monde entier. Destinée à rallier le vote de la communauté hazara chiite (15%), cette loi interdit aux femmes de refuser les avances sexuelles de leur mari, sous peine de se retrouver privées de nourriture… Si les femmes en Afghanistan, dont Arzo qui fait des études de droit, n’ont pas hésité à voter pour Karzai, c’est que d’autres enjeux rentrent en ligne de compte. D’une part, les lois édictées par le gouvernement ne signifient pas grand-chose parce que, de toute façon, les femmes sont soumises au droit de la famille coutumier qui les opprime unilatéralement : la dernière mesure de Karzai ne fait qu’entériner une situation de fait, pratiquée partout.

Le vote des femmes suit en général des lignes de solidarité tribale, comme tout vote en Afghanistan, même si on n’est pas d’accord avec la politique. Dans les milieux ruraux, puisque toute femme est toujours la fille de, la sœur de, l’épouse de, et non pas un individu, son vote suivra fatalement celui des hommes de sa famille et ceux-ci votent pour leur chef, le plus puissant des leurs.

Prenons le cas d’Arzo. Fièrement, elle s’est rendue dans la section féminine du bureau de vote de son quartier qui fonctionnait, parce qu’on est à Kaboul, ailleurs, au moins 650 bureaux féminins étaient fermés. Elle vote pour le pachtoune Karzai, comme toute sa famille, en pleine connaissance de tous ses échecs et faiblesses. Néanmoins, plus que tout, elle craint son rival principal, Abdullah Abdullah, favori actuel de l’Occident, selon elle, médecin, apparemment occidentalisé, parlant parfaitement anglais. Abdullah s’est illustré en prenant faits et causes pour le leader tadjike Ahmad Shah Massoud. Si Massoud est vénéré à l’étranger (par la France en particulier), les Afghan-es se souviennent surtout qu’il a été un des acteurs principaux de la sanglante guerre civile (1992-96) qui est gravée dans leur mémoire de façon plus douloureusement indélébile que le passage de Talibans.

Tout le monde vous dira à Kaboul que Massoud et Rabbani ont détruit la ville - bien que ce soit à la mode de prétendre que ces destructions ont été commises par les Talibans. Abdullah, en tant que porte-parole de ce gouvernement, à l’époque, est déjà historiquement suspect. De plus, sa proximité avec les Tadjiks en ont fait le candidat tadjike (donc anti-pachtoune) par excellence, même si le père d’Abdullah est pachtoune, situation exceptionnelle dans le contexte afghan. Une victoire d’Abdullah Abdullah signifie-t-elle pour autant les Lumières, la tolérance et l’écrasement définitif des Talibans ? Rien n’est moins sûr. Dans les zones tadjikes rurales, la situation des femmes n’a rien à envier à à celles de leurs sœurs pachtounes de Kandahar. La mortalité maternelle y est pratiquement la plus élevée du monde, ce qui montre le degré de considération que l’on a pour la santé féminine , unique constante d’un bout de l’Afghanistan à l’autre. La violence n’a pas une seule couleur ethnique et n’est pas motivée par la même idéologie fondamentaliste partout. Le contrôle des axes du pouvoir, la drogue, sont bien plus importants que tout prétexte religieux qui ne sert qu’à légitimer frauduleusement des activités criminelles, peu importe l’origine. Une réunion autour d”intérêts mafieux communs (y compris chez les Talibans de l’actuelle mouture) est la seule qui fait entorse à la règle afghane de solidarité ethnique.

En soutenant le camp que l’on espère anti-taliban, dit Arzo, on aliènerait tous les Pachtounes progressistes (et ils sont nombreux) qui constituent le meilleur barrage aux extrémistes de la même communauté. Et l’on créerait le terrain pour une véritable guerre ethnique. Les Pachtounes représentent 40% de la population afghane, la vaste majorité rurale et illettrée ; de plus, bien armés, soutenus par le Pakistan, ils ont toujours constitué une menace pour tous les gouvernements à Kaboul et, cela, depuis le début du XXe siècle. Le sentiment nationaliste (pro-pachtoune, on s’entend) est très fort, contrairement au sentiment pro-tadjike. Il faut considérer les options du point de vue afghan : si Abdullah gagne dans un ballottage, cela signifie que Kaboul devient tadjike et donc américain à leurs yeux. Les Pachtounes, sous la houlette des sympathisants pro-Talibans mobiliseraient toutes leurs forces contre les militaires américains et alliés, suscitant, comme prévoit Arzo, une guerre du type de celle qui a laminé les Soviétiques. Notons, au passage, que si elle condamne les manipulations politiques des États-Unis, Arzo maintient que les Occidentaux sont venus avec des intentions honorables.

Alors, quelle solution, si solution il y a ? Les électeurs n’ont pas voté en masse pour Bachar Dost, député et candidat populiste qui rencontre sans doute le soutien idéologique de la majorité parce qu’il condamne tous les abus, tant ceux des leaders afghans que des ONG étrangères, à partir de la tente où il campe près du parlement. Pourquoi n’a-t-on pas voté pour celui que beaucoup considèrent le seul ‘pur’ dans le paysage afghan ? Plusieurs raisons peuvent être évoquées. Il n’a pas le soutien de l’Occident, il fait partie de la minorité hazara qui est traditionnellement méprisée, il n’a pas le glamour des candidats médiatisés, ni de ressources financières à étaler ou à utiliser pour parachever son effet éléctoral, contrairement aux candidats majeurs qui ont laissé des millions en trafic d’influence. Dans ce pays où la notion de l’État est totalement absente, on vote pour un mâle puissant et non pas pour des idées.

Pour conclure, revenons à la déception d’Arzo qui se sent lésée à un niveau plus personnel. Comme des milliers de femmes qui votent pour la première fois, cet acte lui a paru être l’expression du progrès dans un pays où la situation des femmes est en train de se dégrader. Ce sentiment est ressenti par les 20% de la population qui ont eu le courage d’aller voter en risquant leur vie. Les femmes en ont représenté la partie congrue, 5% seulement. C’est leur absence dans cette élection sans surprise qui est le plus à déplorer.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 septembre 2009

Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris

P.S.

 Mali-Isle Paquin, "Malalaï Joya, la députée qui refuse de se taire", La Presse, 3 août 2009.
 Yasmin Alibhai-Brown, "I’m sorry, but I was wrong to support the war in Afghanistan", The Independent, August 24, 2009.




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