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Femmes, démocratie et laïcité

17 octobre 2009

par Djemila Benhabib, auteure et journaliste

L’auteure a prononcé cette allocution lors de la conférence du 24 septembre 2009, organisée par Sisyphe à Montréal, et dont le thème était « Laïcité et égalité : quel projet pour le Québec ? »



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Djemila Benhabib, auteure de Ma vie à contre-Coran (VLB éditeur).
Photo : septembre 2009

Chers amis, merci d’être venus en si grand nombre ce soir pour discuter d’un sujet qui nous tient à cœur, celui des femmes, de la démocratie et de la laïcité, en somme l’avenir et le devenir de notre société mais plus encore celui de l’humanité tout entière. Merci aux copines de Sisyphe qui, par leur travail extraordinaire année après année, nous font sentir à nous, Québécoises, que nous appartenons à un monde complexe, mais ô combien fascinant, et que nos préoccupations citoyennes transcendent toute la planète : de la Pologne, à l’Espagne en passant par l’Afghanistan, l’Iran, l’Algérie, la Colombie, le Nigéria, ou encore le Brésil. La marche des femmes pour la liberté est UNE et indivisible et que nous, femmes québécoises, sommes solidaires de toutes ces femmes qui se battent pour leur dignité, car il s’agit aussi de NOTRE dignité.

En mars dernier, je publiais un livre intitulé Ma vie à contre-Coran, dès les premières phrases, je donnais le ton de ce qu’est devenue ma vie en terme d’engagements politiques en écrivant ceci : « J’ai vécu les prémisses d’une dictature islamiste. C’était au début des années 1990. Je n’avais pas encore 18 ans. J’étais coupable d’être femme, féministe et laïque. »

Voilà encore quelques années, je n’aurais jamais imaginé que ma vie de femme, que ma vie de militante serait si intimement liée au féminisme et à la laïcité.

Je vous surprendrai peut-être en vous avouant que je ne suis pas devenue féministe en tournant les pages du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, ni en me plongeant dans ce magnifique roman d’Aragon Les Cloches de Bâle, où il était question entre autres de Clara Zetkin et Rosa Luxembourg, deux figures de proue du féminisme et de la paix dans le monde.

Je ne suis pas devenue laïque en m’abreuvant de Spinoza, de Descartes ou de Voltaire, mon maître. Absolument pas.

Je suis devenue féministe à force de voir autour de moi des femmes souffrir en silence derrière des portes closes pour cacher leur sexe et leur douleur, pour étouffer leurs désirs et taire leurs rêves. Je devais avoir, quoi, cinq, six, peut-être sept ans tout au plus, lorsqu’on me somma de rejoindre ma grand-mère dans la cuisine, car ma place naturelle était à mi-distance entre les fourneaux et la buanderie, de façon à pouvoir faire éclater mes talents de cuisinière et de ménagère le moment venu.

J’aurais pu tourner mon regard ailleurs pour me perdre dans cette enfance si heureuse que j’ai eue dans une famille généreuse, cultivée, ouverte sur le monde et sur les autres, profondément engagée pour la démocratie et la justice sociale. J’aurais pu m’égarer dans la beauté de cette ville qu’est Oran où il faisait si bon vivre au bord de la mer. Cette ville qui a propulsé la carrière littéraire d’Albert Camus, avec son célèbre roman La peste, jusqu’au Nobel de littérature. J’aurais pu ne rien voir, ne rien entendre des brimades, du mépris, des humiliations et des violences qu’on déversait sur les femmes. J’ai choisi de voir et d’écouter d’abord avec mes yeux et mes oreilles d’enfant. Plus tard, j’ai choisi de dire les aspirations de toutes ces femmes qui ont marqué ma vie pour que plus jamais, plus aucune femme dans le monde, n’ait honte d’être femme.

Pour vous dire vrai, à l’enfance et surtout à l’adolescence, je n’ai jamais rêvé de mariage, de prince charmant, de robe longue, de grande maison, d’enfants et de famille. Les quelques mariages auxquels j’avais assisté, en Algérie, me faisaient sentir que la femme était un objet bien plus qu’un sujet. Inutile de vous préciser que ma perspective était ultraminoritaire, car les femmes sont formatées à devenir des épouses puis des mères dès l’enfance.

En 1984, l’Algérie adopte un code de la famille inspirée de la charia islamique. J’ai 12 ans à cette époque. Brièvement, ce code exige de l’épouse d’obéir à son mari et à ses beaux-parents, permet la répudiation, la polygamie, destitue la femme de son autorité parentale et permet à l’époux de corriger sa femme.

Question : L’Algérie est-elle devenue musulmane en 1984 ?

Réponse : Je vous la donnerai pendant le débat tout à l’heure si vous le souhaitez.

Aujourd’hui, on est forcé de constater que les choses n’ont pas tellement changé.

Trop de femmes dans le monde se font encore humilier, battre, violenter, répudier, assassiner, brûler, fouetter et lapider. Au nom de quoi ? De la religion, de l’islam en l’occurrence. Pour refuser un mariage arrangé, le port du voile islamique ou encore pour avoir demandé le divorce, porté un pantalon, conduit une voiture et même avoir franchi le seuil de la porte sans la permission du mâle, des femmes, tant de femmes subissent la barbarie dans leur chair. Je pense en particulier à nos sœurs iraniennes qui ont défilé dans les rues de Téhéran pour faire trembler l’un des pires dictateurs au monde : Ahmadinejad. Je pense à Neda, cette jeune Iranienne assassinée à l’âge de 26 ans. Nous avons tous vu cette image de Neda gisant sur le sol, le sang dégoulinant de sa bouche. Je pense à Nojoud Ali, cette petite Yéménite de 10 ans, qui a été mariée de force à un homme qui a trois fois son âge et qui s’est battue pour obtenir le droit de divorcer… et qui l’a obtenu.

La pire condition féminine dans le globe, c’est celle que vivent les femmes dans les pays musulmans. C’est un fait et nous devons le reconnaître. C’est cela notre première solidarité à l’égard de toutes celles qui défient les pires régimes tyranniques au monde.

Qui oserait dire le contraire ? Qui oserait prétendre l’inverse ? Michèle Asselin ? Françoise David ? Peut-être, mais pas seulement.

Il y a toutes ces organisations islamistes qui, comme Présence musulmane, veulent nous culpabiliser pour nos choix de société en nous traitant de racistes et d’islamophobes lorsque nous défendons l’égalité des sexes et la laïcité. Nous avons vu de quelle façon Présence musulmane, avec la complicité de Michèle Asselin et le soutien de Françoise David, a banalisé le port du voile islamique dans la fonction publique québécoise. Je trouve ce chantage insupportable. Pire encore, je trouve ces alliances honteuses. Hier encore, j’entendais Mme Asselin nous parler de diversité et de respect. Le port du voile islamique dans la fonction publique n’est pas une forme de diversité, c’est une forme d’intégrisme religieux qui s’installe au cœur même de l’État québécois pour remettre en cause l’un des acquis fondamentaux de notre société : l’égalité des sexes. J’aimerais dénoncer aujourd’hui avec force le « relativisme culturel » qui justifie les plus grandes injustices à l’égard des femmes, au nom du respect des religions et des traditions.

Il y a quelques jours, un journaliste m’interrogeait sur le port du voile par les petites filles dans les écoles publiques du Québec. Et j’essayais de me rappeler à quel moment précisément, en Algérie, j’ai vu apparaître ce voile dans les salles de classe. Pendant mon enfance et jusqu’à mon entrée au lycée, c’est-à-dire en 1987, le port du voile islamique était marginal autour de moi. À l’école, personne ne portait le hidjab, ni parmi les enseignants, surtout pas parmi les élèves. Ce voile n’a rien de culturel. Il est politique. C’est l’étendard de l’islamisme politique. Dommage que certains, et voire même certaines, ne l’aient pas compris.

Ces pressions, ces chantages et ces alliances ne sont rendus possibles qu’à cause de la lâcheté de ceux qui nous gouvernent. Lorsque la ministre de la Condition féminine, Christine Saint-Pierre, se cache derrière des mots creux pour défendre le port du voile islamique dans la fonction publique, c’est une gifle qu’elle donne à toutes les femmes du Québec. Lorsque la ministre de l’Immigration, Yolande James, affirme, à Paris lors d’une conférence sur l’immigration, qu’« on n’a pas ce même problème qui existe en France, à savoir le voile, et ça fonctionne très très bien », c’est nous prendre pour des imbéciles et faire preuve d’un jovialisme déconcertant qui peut nous mener à de graves dérives, et je pèse mes mots en disant cela. Si nos politiciens ne sont même pas capables de prendre la véritable mesure des dangers qui guettent notre société - la montée de l’islamisme politique en est un - nous ne pouvons rien attendre d’eux.

Rappelons-nous qu’en 1961, pour la première fois dans l’histoire du Québec, une femme, une avocate de surcroît, est élue à l’Assemblée législative lors d’une élection partielle. Son nom est Claire Kirkland et elle deviendra ministre. En invoquant un vieux règlement parlementaire qui exigeait des femmes le port du chapeau pour se présenter à l’Assemblée législative, on la force à se couvrir la tête pendant les sessions. Elle refuse. C’est le scandale. Un journal titre : Une femme nu-tête à l’Assemblée législative ! Elle résiste et obtient gain de cause.

Tout ça pour dire qu’il est toujours possible de faire avancer les sociétés grâce à notre courage, notre détermination, à notre audace et notre patience. Je ne vous dis pas que ce sont là des choix faciles. Loin de là. Les chemins de la liberté sont toujours des chemins escarpés. Ce sont les seuls chemins de l’émancipation humaine, je n’en connais pas d’autres.

Vous le savez vous, chers amis, ici aussi on a humilié les femmes, c’est-à-dire la moitié de la société, au nom de la religion catholique. Lorsque le premier ministre Duplessis aperçoit Claire Kirkland parmi les avocats, il s’exclame : « Qu’est-ce que c’est ça, une femme icitte ? ». Elle lui répondra avec aplomb et fera ainsi les manchettes des journaux du lendemain.

Cette merveilleuse page d’histoire, de NOTRE histoire, nous enseigne que subir n’est pas se soumettre. Car par-delà les injustices et les humiliations, il y a aussi les résistances. Résister, c’est se donner le droit de choisir sa destinée. C’est cela pour moi le féminisme. Une destinée non pas individuelle, mais collective pour la dignité de TOUTES les femmes. C’est ainsi que j’ai donné un sens à ma vie en liant mon destin de femme à tous ceux qui rêvent d’égalité et de laïcité comme fondement même de la démocratie.

L’histoire regorge d’exemples de religions qui débordent de la sphère privée pour envahir la sphère publique et devenir la loi. Dans ce contexte, les femmes sont les premières perdantes. Pas seulement. La vie, dans ses multiples dimensions, devient soudainement sclérosée lorsque la loi de Dieu se mêle à la loi des hommes pour organiser les moindres faits et gestes de tous. Il n’y a plus de place pour les avancées scientifiques, la littérature, le théâtre, la musique, la danse, la peinture, le cinéma, bref la vie tout simplement. Seuls la régression et les interdits se multiplient.

C’est d’ailleurs pour ça que j’ai une aversion profonde à l’égard des intégrismes quels qu’ils soient, car je suis une amoureuse de la vie. Je ne suis pas féministe et laïque par vocation, je le suis par nécessité, par la force des choses, car je ne peux me résoudre à voir l’islamisme politique gagner du terrain ici même au Québec à travers de multiples demandes.

Rappelez-vous une chose : lorsque la religion régit la vie de la Cité, nous ne sommes plus dans l’espace du possible, nous ne sommes plus dans le référentiel des doutes, nous ne sommes plus dans le repère de la raison et de la rationalité si chères aux Lumières.

Séparer l’espace public de l’espace privé en réaffirmant la neutralité de l’État me semble indispensable si l’on veut hisser le Québec dans le firmament des peuples libres, car la laïcité, c’est la possibilité de se donner un espace commun, appelons-le un référentiel citoyen, loin de toutes croyances et de toutes les incroyances, pour prendre en main la destinée de la Cité.

Le moment de conclure est venu pour moi. S’il y a une chose, une seule, que je souhaiterais que vous reteniez, ce soir, de ces quelques mots, c’est la suivante. Nous avons la possibilité de changer les choses, plus encore, nous avons la responsabilité historique de faire avancer le Québec. Nous sommes, en quelque sorte, responsables de son avenir. Car il prendra la direction que nous lui donnerons. Nous, les citoyens. Nous, le peuple québécois. Par nos gestes, par nos actions et par notre mobilisation. Le moment est venu de faire converger nos efforts pour faire adopter une Charte de la laïcité. Toutes les énergies citoyennes sont nécessaires. C’est pour cela que j’ai initié un Collectif citoyen pour l’égalité et la laïcité (Cciel) avec des femmes merveilleuses qui ont à cœur ce projet-là. Je vous en prie, aidez-nous à faire avancer cet ambitieux projet de façon à canaliser les énergies et les bonnes volontés. L’avenir du Québec nous appartient. Permettez-moi de saluer une personne en particulier qui a été à l’origine de cette initiative du Cciel, dès ses premiers balbutiements, c’est Louise Mailloux.

Et je finirai par ceci : « On a le droit de crier mais il faut que ce cri soit écouté, il faut que cela tienne debout, il faut que cela résonne chez les autres. » Simone de Beauvoir.

Note de Sisyphe : Djemila Benhabib effectuera une tournée à travers la France du 10 au 31 octobre 2009 pour la promotion de son livre, à l’occasion du lancement vers le 15 octobre de l’édition française. Elle reviendra en France le 11 novembre prochain pour être honorée de son combat par deux organisations féministes françaises au siège du Sénat.

Mis en ligne dans Sisyphe, le 30 septembre 2009

Djemila Benhabib, auteure et journaliste

P.S.

Suggestions de Sisyphe

  • Signez en ligne l’appel de Sisyphe Pour une Charte de la laïcité au Québec.
  • À compter du 15 octobre 2009, visitez le site du Collectif citoyen pour l’égalité et la laïcité (CCIEL).
  • Site de Djemila Benhabib.
  • Site de 2Fik.
  • Site du Conseil du statut de la femme.
  • Hakim Arabdiou, « Interview de Djemila Benhabib », ReSPUBLICA, 30 septembre 2009.
  • Hakim Arabdiou, « Livre : Ma vie à contre-Coran, une femme témoigne sur les islamistes », ReSPUBLICA, 30 septembre 2009.


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