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Prostitution et démocratie - Cause devant la Cour supérieure de l’Ontario

13 novembre 2009

par Richard Poulin, sociologue

La cause soumise à la Cour supérieure de l’Ontario, visant à invalider les articles du Code criminel qui encadrent juridiquement la prostitution au Canada, connaîtra bientôt son dénouement. Les requérantes prétendent, au nom de la Charte canadienne des droits et des libertés, que ces articles représentent une menace à la sécurité des "travailleuses du sexe". On vise à décriminaliser la prostitution, proxénétisme y compris, et à assurer l’impunité aux prostitueurs (1). L’illégalité de la prostitution en bordels, dans les salons de massage ou dans tout autre endroit du même type - et non les proxénètes et les prostitueurs - serait fondamentalement la cause de la violence subie par les femmes prostituées au Canada. Par exemple, Stella qui appuie cette requête explique : « Notre travail – la vente de services sexuels – n’est pas violent en soi. Ce sont les préjugés, les politiques et lois qui criminalisent et répriment nos vies et notre travail qui alimentent et créent cette violence contre nous (2). » Aussi pour Stella, les violences subies par les personnes prostituées sont le fait non pas des rapports de domination/sujétion intrinsèques à l’activité, mais des lois et des attitudes négatives qui pèsent sur cette activité. Autrement dit, les violences subies par les femmes prostituées ne sont pas dues aux proxénètes et aux prostitueurs, qui les exploitent en tant que marchandises et objets sexuels, mais seraient le résultat d’une atmosphère préjudiciable aux personnes prostituées. En changeant l’atmosphère, les préjugés tomberaient et, en conséquence, les violences disparaîtraient… Miraculeusement.

C’est précisément sur les causes de la violence que les deux parties s’affrontent à la Cour supérieure de l’Ontario. Les avocat-es de la Couronne arguent que la prostitution s’accompagne nécessairement d’une violence sexuée. Que la prostitution s’exerce sur le trottoir, en bordel ou non, qu’elle soit criminalisée ou légalisée, elle est une activité dangereuse et dommageable pour les personnes qui l’exercent. De leur côté, les requérantes affirment que la prostitution en bordel est sécuritaire, contrairement à celle qui s’exerce dans la rue, et qu’une décriminalisation de la prostitution dans les lieux clos rendrait son exercice sans danger.

La requête défendue par Me Young de l’Université de Toronto hiérarchise la prostitution, prêtant une dangerosité à la prostitution de rue que la prostitution en bordel ne connaîtrait pas, advenant sa décriminalisation. Elle défend les intérêts des proxénètes, non ceux des personnes prostituées. Cette attitude de classe soutient les prérogatives de ceux et de celles qui exploitent la prostitution d’autrui au détriment des plus précaires, lesquelles sont trop souvent issues des minorités ethniques, notamment des communautés autochtones et métisses. Cette attitude de classe ne tombe pas du ciel : des trois plaignantes Terry-Jean Bedford, Valerie Scott et Amy Lebovitch, qui sont présentées par les médias comme des "travailleuses du sexe", deux sont en réalité des proxénètes. Elles ont tout intérêt à ce que la prostitution en bordel soit décriminalisée.

Cette cause soulève plusieurs questions importantes.

1° Une victoire du courant pro-prostitution ouvrirait la porte à l’institutionnalisation de l’inégalité entre les femmes et les hommes via la décriminalisation d’une industrie fondée sur l’exploitation sexuelle au profit du plaisir et du pouvoir masculin.
2° Cette victoire donnerait un « droit » constitutionnel aux proxénètes et aux prostitueurs d’exploiter la prostitution d’autrui.
3° D’un point de vue démocratique, l’invalidation des articles du Code criminel au nom de la Charte signifierait que les acteurs et actrices de la société civile ainsi que les député-es ne pourraient désormais que difficilement légiférer sur la prostitution pour améliorer ou changer les lois. Se joue ici le droit du Parlement canadien de légiférer sur la prostitution. On peut être en désaccord avec les lois qui existent et contester leur application discriminatoire (voir plus bas), mais si on enlève le droit au Parlement de légiférer, parce que cela irait prétendument à l’encontre de la Charte, on mine davantage la démocratie qui perd ainsi certains de ses attributs au profit d’une « chartrisation » abusive – ce que d’aucuns nomment la « judiciarisation ». Les juges se substituent alors à la volonté populaire exprimée par un Parlement.

Le cadre législatif

Au Canada, la prostitution n’est ni légale ni illégale, mais certaines activités l’entourant sont illégales : la communication (racolage), le transport vers les maisons closes, la tenue de maisons closes, le proxénétisme, l’exploitation prostitutionnelle de mineur-es.

Néanmoins, la prostitution est une industrie largement tolérée qui prospère. À preuve, les nombreuses annonces dans les journaux et dans le bottin du téléphone, où l’on propose des escortes, des masseuses « érotiques », etc. Les municipalités et le ministère de l’Industrie et du Commerce sont complices. Par exemple, pour opérer une agence d’escortes, il faut obtenir un permis, et c’est ce permis qui permet de publier des annonces dans un journal et dans le bottin. Tous ces acteurs profitent monétairement de la prostitution d’autrui.

Quelque 92 % des affaires juridiques concernant la prostitution sont reliées à l’article 213 du Code criminel, c’est-à-dire à l’article sur la communication ; 97% des accusations de racolage ont été portées contre les personnes prostituées, 3% contre les prostitueurs.

Ainsi, la criminalisation de la prostitution affecte avant tout les femmes prostituées, peu les prostitueurs et les proxénètes. Elle affecte surtout les personnes prostituées qui exercent sur le trottoir. Ce sont ces personnes qui ont un casier judiciaire et qui, par conséquent, ont plus de difficulté à se trouver un emploi et à quitter la prostitution. Ce sont également ces personnes que le système enfonce davantage dans la prostitution en les condamnant à payer des amendes. Pour les payer, elles doivent multiplier les « passes ».

La police opère peu de descentes dans les agences d’escortes, les bordels, les clubs de danse nue ou les salons de massage prétendument érotiques. Lorsqu’elle opère une descente, c’est en général parce qu’elle soupçonne que des mineur-es y sont en activité. Comme un macho de juge ontarien a décidé qu’une masturbation dans le cadre d’un « massage complet » n’était pas un acte sexuel, le salon de massage ne peut être en conséquence considéré comme une maison close, ne contrevenant pas ainsi à la loi ! Depuis, la police ontarienne a les mains liées et, dans le cas des salons de massage, elle ne peut appliquer l’article du Code criminel qui concerne la tenue de « maisons de débauche ». C’est la même chose en ce qui concerne les bars de danse nue qui sont majoritairement des lieux de prostitution. Avec la légalisation de la danse contact, l’intervention policière est désormais singulièrement plus compliquée et les proxénètes prospèrent, notamment ceux des gangs de jeunes criminels qui utilisent ces bars pour « formater » les jeunes filles à la prostitution.

Au cours des dernières années, on a donc assisté à une banalisation de la prostitution dans les salons de massage, les agences d’escortes (incallcomme outcall) et les bars de danse nue. Même si formellement ces activités sont illégales (maisons closes) et, malgré le fait qu’elles aient pignon sur rue, la loi n’est appliquée que rarement.

En toute légitimité, on peut alors se demander pourquoi les requérantes croient qu’une décriminalisation totale de la prostitution changerait quoi que ce soit par rapport à la réalité actuelle. Et en quoi soudainement la prostitution en maisons closes deviendrait-elle encore plus sécuritaire. On peut aussi se poser la question sur le fait que Me Young distingue la prostitution de rue, qui elle serait dangereuse, de celle en bordels qui ne le serait pas vraiment (alors pourquoi décriminaliser ?). Sans doute que les rapports de sexe cessent d’exister sur le seuil de la maison close !

La violence

De 1992 à 2004, 171 femmes prostituées ont été assassinées au Canada. Cette violence létale est commune à toute la prostitution. Aux Pays-Bas, où la prostitution en bordels et en zones de tolérance est réglementée et où le proxénétisme a été légalisé, de 1992 à 2004, on a comptabilisé 50 meurtres de femmes prostituées. Autrement dit, que la prostitution soit légale ou non, cela ne change pas grand-chose en ce qui concerne la mortalité associée à la violence à l’encontre de personnes exerçant cette activité. C’est en s’appuyant sur le cas du tueur en série Robert Pickton, à qui l’on prête 26 assassinats de femmes prostituées actives sur le trottoir dans le quartier Downtown Eastside, que la requête tente de fonder son argument sur la dangerosité particulière de la prostitution de rue. Or, au Québec, de 1989 à 2008, 29 femmes prostituées ou associées à la prostitution ont été assassinées. Quelque 66 % d’entre elles n’exerçaient pas une activité prostitutionnelle sur le trottoir au moment du meurtre. Plusieurs étaient au service d’agences d’escortes, recevaient des clients prostitueurs dans leurs appartements ou encore se rendaient à leurs domiciles. Certaines ont été tuées par des prostitueurs, d’autres par des proxénètes. Certaines ont été assassinées par leur partenaire sexuel, d’autres par des inconnus dans le cadre d’un règlement de compte (crime organisé). Il est donc abusif 1° de prétendre que la prostitution en bordels est sécuritaire ; 2° et d’affirmer qu’une décriminalisation assurerait une plus grande sécurité aux femmes prostituées.

Ces données ne sont qu’un indicateur parmi d’autres. La documentation internationale et canadienne sur la prostitution montre à qui veut bien le voir que la violence y est structurelle tout simplement parce qu’elle découle des rapports sociaux induits par l’acte lui-même en faveur du prostitueur et du proxénète. Une décriminalisation telle que demandée par les requérantes conférerait aux proxénètes et aux prostitueurs un pouvoir accru tout en leur donnant une légitimité sans pareil. Qui dit pouvoir accru, dit nécessairement abus de pouvoir plus fréquents.

En outre, cette documentation montre qu’il existe un continuum dans la violence. Les jeunes personnes recrutées dans la prostitution – à l’âge moyen de 14 ans au Canada, aux États-Unis et en Allemagne, et plus jeune encore dans les pays du Sud et de l’Est – ont subi des violences physiques, psychologiques et sexuelles dans leur enfance. Au Canada, selon les différentes enquêtes, de 82 à 85 % des femmes prostituées ont été agressées sexuellement lorsqu’elles étaient enfants. Les enfants fuient cette violence. Très majoritairement, les jeunes filles ont été recrutées dans la prostitution lorsqu’elles étaient en situation de fugue.

***

Toute cette cause repose sur l’idée que les personnes prostituées ont fait le choix rationnel d’exercer cette activité en tout état de cause, de façon libre et éclairée. Ce choix serait exercé par des adulte-es consentant-es qui offrent des « services sexuels » à des adultes consentants qui les « achètent ». Ces personnes ne sont donc pas des victimes du système d’oppression des femmes et d’une institution d’exploitation sexuelle au profit des prostitueurs (3) et des proxénètes. Pour les avocat-es de cette perspective, l’industrie de la prostitution ne s’inscrit pas dans des rapports sexistes, marchands et sociaux de pouvoir. Elle ne se fonde pas sur l’exploitation, la violence et la domination d’un sexe par l’autre. Non, elle résulte d’un choix strictement individuel qu’il faut respecter ! Et le gouvernement ne devrait pas s’en mêler puisque cela irait à l’encontre d’une charte basée, pour l’essentiel, sur les droits individuels, d’où la possibilité d’une victoire des requérantes. Une telle victoire serait lourde de conséquences pour la société dans son ensemble, plus particulièrement pour les rapports entre les femmes et les hommes. C’est un juge qui décidera de la constitutionnalité des lois sur la prostitution. Alors, tout est possible. Ça dépend du bonhomme… d’un seul homme…

Pour pouvoir affirmer que la prostitution relève d’un choix individuel libre et éclairé, il faut nier :
1° Que les personnes prostituées sont majoritairement recrutées lorsqu’elles sont mineures.
2° Que les femmes des minorités ethniques sont sur-représentées dans la prostitution – leur choix « individuel » n’est donc pas si individuel que cela.
3° Que la violence est inscrite structurellement dans les rapports prostitutionnels, y compris lorsque la prostitution s’effectue dans des lieux clos.
4° Que la prostitution est une institution d’oppression des femmes.
5° Que les prostitueurs usent et abusent des femmes, des jeunes hommes et des enfants prostitués.
6° Que les proxénètes exploitent la prostitution d’autrui.
7° Que la prostitution marchandise sexuellement des êtres humains. Et qu’une telle marchandisation soulève de graves problèmes éthiques.

L’alternative

Défendre le droit constitutionnel du Parlement de légiférer sur la prostitution, c’est non seulement défendre la démocratie, mais c’est également lutter pour que des lois plus adéquates et généreuses soient adoptées et mises en œuvre. Au Canada, les organisations qui luttent contre la violence masculine dite domestique et les agressions sexuelles considèrent la prostitution comme une violence faite aux femmes. Elles proposent d’adopter le modèle abolitionniste suédois. Puisque, selon ce modèle, la prostitution est une violence sexiste, les personnes prostituées ont accès à tous les services existants pour les femmes victimes de violence, ce qui est loin d’être le cas au Canada. Elles ont également accès à des services particuliers pour quitter la prostitution, ce qui est pratiquement inexistant dans les autres pays, notamment dans ceux qui considèrent cette activité comme un travail comme un autre. Même si des enquêtes ont montré que de 92 à 95% des femmes prostituées désiraient quitter la prostitution, rien n’existe dans notre société pour répondre à ce besoin. Les personnes prostituées tentent pourtant de quitter la prostitution. Elles s’y essaient à plusieurs reprises, jusqu’à 15 fois en moyenne, selon une étude canadienne, avant de croire qu’elles ont abandonné définitivement cette vie, bien qu’elles ne soient jamais certaines que leur dernière « passe » soit l’ultime « passe ». Comme l’âge moyen de recrutement dans la prostitution tourne autour de 14 ans, peu d’entre elles détiennent un diplôme d’études secondaires. En l’absence de diplômes, de compétences professionnelles ou techniques, les personnes prostituées ont peu de choix devant elles. Aussi, sans des services appropriés, la société condamne ces personnes à la prostitution.

L’autre originalité du modèle suédois est la pénalisation des prostitueurs. Comme les proxénètes, ils sont considérés responsables de la prostitution d’autrui. Contrairement au Canada, ce sont les proxénètes et les prostitueurs qui sont la cible des forces de l’ordre, non les personnes prostituées, dont les activités sont décriminalisées. Pénaliser les prostitueurs n’affecte qu’une minorité d’hommes (sauf dans les pays qui ont normalisé depuis des dizaines d’années l’industrie de la prostitution), tandis que légaliser cette industrie affecte la société dans sa totalité.

Enfin, des moyens importants d’information publique en général et dans les écoles en particulier ont été mis en application. Ils ont eu pour effet non seulement un appui généralisé de la population suédoise à la loi, mais se sont également avérés des entraves au recrutement des jeunes filles comme prostituées et des jeunes hommes comme prostitueurs.

Si les requérantes gagnent cette cause en Ontario, les abolitionnistes, qui luttent pour l’égalité juridique et sociale des femmes et des hommes, subiront une défaite importante. L’enjeu est considérable et dépasse la seule question de la prostitution. Ce n’est pas que de l’assujettissement d’un sexe par un autre et de la marchandisation d’êtres humains dont il est question ici, mais également de la démocratie. Les démocrates devraient se sentir concerné-es et se mobiliser.

Notes

1. J’emploie le terme « prostitueur » pour désigner le « client » de la prostitution puisqu’il participe à la prostitution d’autrui. « Client » est un terme neutre, contrairement à prostituée.
2. Stella, Cour supérieure de l’Ontario – « Pourquoi Stella appuie le recours judiciaire contre la criminalisation du travail du sexe », 9 octobre 2009.
3. Selon Victor Malarek (The Johns. Sex for Sale and the Men Who Buy It, Toronto, Key Porter Books, 2009), un homme sur neuf au Canada a été ou est un prostitueur occasionnel ou régulier.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 26 octobre 2009

Richard Poulin, sociologue

P.S.

Suggestion de lectures

  • Richard Poulin et Yanick Dulong, Les meurtres en série et de masse, Montréal, 2009, Les éditions Sisyphe. Il est question de femmes prostituées parmi les cibles privilégiées des tueurs en série.
  • Richard Poulin, Abolir la prostitution. Manifeste, Montréal, 2006, Les éditions Sisyphe.
  • Élaine Audet, Prostitution, perspectives féministes, Montréal, 2005, Les éditions Sisyphe.

    Ces livres sont disponibles à 12$ + taxe en librairie au Québec et au Canada. En Europe, on peut s’adresser à La Librairie du Québec à Paris.




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