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Médias et visions du monde
Dramaturgie de contes de fées dans les relations internationales

27 octobre 2009

par Hassina Mechaï, journaliste

Mieux que n’importe quel domaine, les relations internationales telles qu’elles sont dites par les médias sont le lieu privilégié du "réenchantement " du monde (voir l’article « Le réenchantement du monde par les médias »). Pascal Boniface avait d’ailleurs appelé "la disneyllisation" du monde cette tendance médiatique à raconter les relations internationales comme une histoire, une mythologie fantastique et irréelle.

On retrouve deux archétypes dans la narration médiatique des relations internationales : le manichéisme et le happy end.

Le manichéisme enchanté des relations internationales

Le manichéisme médiatique frénétique suppose qu’en matière de relations internationales, tout se résume souvent à une lutte entre un principe du Bien et un principe du Mal. La coupure morale entre les protagonistes est nette, tranchée, nulle ombre grise ne vient assombrir d’un doute salutaire ce manichéisme obtus. Souvent même le camp du Mal ne se définit que par son opposition frontale au camp dit du Bien.

Deux figures mythologiques du Mal traversent inconsciemment la narration médiatique des relations internationales : celle de l’Ogre et celle du demonus ex machina. L’ogre est cette figure légendaire qui se nourrissait exclusivement de chair humaine fraîche. À la fois excessivement humain et monstrueusement animal, il dévorait de préférence les enfants, voire ses propres enfants, à l’instar de Chronos engloutissant ses fils par la tête (voir le tableau saisissant de Goya).

Dans les relations internationales, cette figure de l’Ogre est sans cesse revivifiée au travers de figures du Mal : Napoléon, Hitler, Staline, plus récemment Ceaucescu, Saddam Hussein, Kim Jong-Il sont tous autant d’avatars médiatiques de l’Ogre sanguinaire. Pourtant cette figure médiatique inconsciente de L’Ogre, en mythifiant la figure du Mal, mystifie dans le même mouvement la réalité des relations internationales. Le monde devient le lieu où le Mal absolu peut agir ; il s’agit alors seulement de l’empêcher. On ne s’interroge donc pas sur le Mal, on ne discute pas avec lui, on le combat tout simplement.

Le manichéisme des relations internationales est dans une dialectique enchantée rythmée entre l’Eros et le Thanatos originels. Celui qui maîtrise cette dialectique décide ainsi du Mal pour n’avoir pas à décider du Bien de façon objective. En d’autres termes, on devient le Bien seulement par dénonciation du Mal...et plus le Mal est dénoncé absolument, plus on devient le Bien absolu.

Pourtant, la réalité des relations internationales montre que cette figure de l’Ogre est modulable et non pas figée. Par exemple, longtemps, Saddam Hussein a été le protégé des États-unis et de l’Occident en général, lesquels voyaient en lui l’ennemi aisément maniable d’une Iran honnie. Il apparaissait alors dans la presse occidentale comme un dirigeant fréquentable, laïc et progressiste. Une fois la sanglante guerre Iran-Irak terminée, le Raïs irakien s’est cru autorisé à se récompenser par l’invasion du Koweit. Il devint alors "l’homme malade" à abattre du Moyen-Orient, les médias le représentant en monstre se repaissant du sang de son peuple.

La seconde figure médiatique des relations internationales est celle du demonus ex machina. Classiquement, le deus ex machina est ce dieu ou homme qui intervenait dans les mythes antiques pour résoudre une situation bloquée. Son intervention était donc essentiellement bénéfique. À l’inverse, le demonus ex machina, s’il intervient par surprise et de façon tout autant fantastique, le fait pour un but funeste et envenime la situation. Oussama Ben Laden est l’exemple le plus intéressant de demonus. Les médias en ont ainsi fait l’ennemi insaisissable, volatile, frappant tous les coins de la planète. Et il est devenu une figure médiatique fantastique du fait même de son insaisissabilité.

Donc, la transcription médiatique de la scène internationale en fait une lutte eschatologique entre des forces obscures et lumineuses, tout comme le mythe fait du monde un lieu d’affrontement entre le Bien et le Mal. Pourtant les relations internationales sont amorales, par essence. L’enjeu n’est pas celui de l’éthique mais de la puissance. On prête ainsi à Roosevelt tout autant qu’à "dear" Henry Kissinger, dans un réalisme clair, cette fameuse phrase à propos d’un quelconque dictateur sud-américain : "He may be a son of bitch but he’s our son of bitch". Or, cette narration "réenchantée" nous plonge dans les affres irrationnelles de l’enfance toute peuplée de monstres. Encore une fois, ce fantastique médiatiquement porté n’a rien à faire dans les relations internationales qui sont avant tout un jeu de forces humaines et doivent s’entendre comme tel si l’on veut mieux en comprendre les enjeux.

La happy end

Le second archétype de narration médiatique est le happy end et découle naturellement de l’idée du manichéisme. Les médias copient de plus en plus cette dramaturgie de conte de fée qui pose qu’à la fin de l’histoire, après une lutte acharnée entre le Bien et le Mal, on aboutira le plus souvent possible à une fin heureuse. En cela, ce sont les médias américains qui sont les plus marqués par ce tropisme béat.

Karl Rove, fin stratège de Bush, avait théorisé cela sous le nom de "stratégie de Schéhérazade", expliquant qu’il fallait sans cesse scénariser en amont les relations internationales de telle façon que les médias finissent toujours par développer des histoires courtes, où le Bien et le Mal sont clairement définis et où le Bien l’emporte le plus souvent à la fin. Ces histoires médiatiquement portées doivent, selon Rove, constamment s’enchaîner, nous emportant tous dans un tourbillon narratif sans fin. La seconde guerre du Golfe, à cet égard, a présenté un classique exemple de cette stratégie. Un Ogre, des armes, l’intervention des "Bons" contre "the evil guy", une guerre et la chute du sanguinaire Nabuchadonosor irakien. Les caméras se retirent alors d’une Irak ensanglantée mais libérée, écrasée, fragmentée par l’occupation mais heureuse...end of the story, end of history.

Pour maîtriser la narration du monde, il suffit de vendre à des médias trop heureux de cette aubaine la meilleure histoire (story et tale) afin de façonner au mieux l’Histoire humaine.

Dès lors, avec cette tendance au manichéisme et à la dramaturgie de conte de fées, nous passons de l’histoire dynamique et maîtrisable au mythe figé et irrémédiable.

Peut-être ne faut-il pas s’étonner que beaucoup succombent à diverses théories de conspiration tant les faits rapportés par les médias présentent eux-mêmes toutes les caractéristiques narratives de la fable et du mythe. Quand la vérité médiatique devient trop fabriquée, trop artificielle, on ne peut que chercher ailleurs ce que les médias n’apportent plus : une compréhension du monde.

 Lire le premier article de cette série : « Le réenchantement du monde par les médias ».

Mis en ligne sur Sisyphe, le 23 octobre 2009

Hassina Mechaï, journaliste


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