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Entrevue avec Sayeda Mojgan Mostafavi, vice-ministre des Affaires féminines en l’Afghanistan
Droit coutumier et corruption : des obstacles aux droits des femmes afghanes23 novembre 2009
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De passage à Kaboul, récemment, Carol Mann a rencontré la vice-ministre des Affaires féminines de l’Afghanistan, Sayeda Mojgan Mostafavi, qui lui a confié au cours d’une entrevue que l’État afghan ne donnait pas au ministère les moyens de défendre les droits des femmes.
Nous sommes au centre de Kaboul, dans un vaste bureau où s’alignent de gros canapés, d’immenses fauteuils. La moindre salle de réunion dans ce pays se doit d’être encombrée de meubles surdimensionnés contre lesquels on ne peut que trébucher, pris entre les capitons et les tables basses fatalement ornées de petits vases remplis de fleurs artificielles. Salutations, présentations, on s’assied. Arrivent le thé, les bonbons, la réunion peut commencer. Le rituel est le même, de la capitale au fin fond de la province.
« Et pourtant notre ministère est le moins doté de tous, nous sommes le parent pauvre du gouvernement », se lamente Sayeda Mojgan Mostafavi, dont le titre officiel est celui de conseillère technique et politique de la ministre des Affaires féminines. « On parle tellement d’aider les femmes, mais on ne nous donne pas les moyens de le faire. C’est enrageant, puisqu’on est équipé et prêt à agir… »
On comprend son irritation, parmi ces kilomètres de bureaux, où des rangées de personnes désœuvrées somnolent devant des écrans d’ordinateur, sur fond de forte odeur d’oignons frits qui se répand aux étages. En bas, dans des vitrines, sont exposés des exemples d’artisanat afghan. Pas la moindre photo d’école, d’hôpital, ni de vidéo montrant que les choses avancent. Il est vrai que les statistiques n’ont rien de bien réjouissant : le taux d’alphabétisation féminin reste spectaculairement bas (inchangé depuis le départ des Talibans dans le sud du pays). La mortalité maternelle dans la région de Badakhshan demeure la plus élevée au monde.
« Nous avons tant de problèmes, ici, poursuit Sayeda Mojgan Mostafavi. Certes, nous avons une Constitution correcte. Sur papier. Là n’est pas le problème. Mais elle n’est pas du tout appliquée. Prenez l’âge du mariage : pour le moment, l’âge minimum est de seize ans, nous voudrions le reculer jusqu’à dix-huit. Nous avons même le projet d’emprisonner les parents qui autorisent le mariage d’enfants… Mais ça ne change rien, puisque seul compte ici le droit coutumier - surtout pas l’islam. Le père de famille décide de tout, chez nous, peu importe ce que dit la loi. » Et que pense-t-elle de la loi Shia qui autorise un homme à priver une femme de nourriture si elle refuse des rapports sexuels ? « Douze articles ont été amendés, c’est déjà beaucoup mieux », explique-t-elle avec un petit sourire, où je devine une certaine gêne. Sayeda Mojgan Mostafavi, de toute évidence, ne tient pas à mettre en cause l’appareil législatif du pays, ce qui deviendra de plus en plus clair durant notre entretien. Les pratiques, c’est autre chose, elle veut bien les critiquer.
Le droit coutumier, si féroce, contrôle la société afghane, confère au paterfamilias le droit de vie ou de mort sur les siens, en particulier sur les filles, vendues au plus offrant puisque la dot est concédée au père pour cession de la capacité de travail et de reproduction de sa fille. L’islam prévoit une part de la dot pour l’épouse, ce qui n’existe pas dans la pratique coutumière. Il en est de même pour l’héritage. Si l’islam concède une part, même réduite, aux filles, la coutume ne leur donne rien du tout. C’est ce qui explique le recours systématique aux jirgas(conseils) tribaux pour tout héritage contesté : de la sorte, on est sûr de déposséder une femme et ses ayants droit, avec la bénédiction des aînés.
Aider celles qui osent se plaindre
« Nous sommes prêtes à aider toutes celles qui revendiquent leurs droits et veulent lutter dans les tribunaux, si elles osent le faire. Nous avons déjà eu 5 000 procès intentés pour violences maritales, c’est considérable ». En effet, vu le contexte, ces femmes ont fait preuve d’un courage exceptionnel en bravant la loi du silence sous-jacente à la notion d’honneur qui condamne les femmes à souffrir sans se plaindre, sous les coups du mari, comme en accouchant, pour défendre la respectabilité familiale garantie par cette “omerta” collective. Sayeda Mojgan Mostafavi a raison de se réjouir, même modestement, de ces 5 000 procès. Cette prise de conscience de l’aspect inacceptable de la violence quotidienne signifie un véritable changement dans les mentalités, même si, bien entendu, elle touche surtout une certaine classe moyenne habilitée à réagir. Les maris sont mis en cause, mais aussi les redoutables belles-mères, les Khushu, qui souvent sont impliquées dans le meurtre des jeunes femmes.
« Le viol des mineures nous préoccupe autant, c’est tellement fréquent, dit Sayeda Mojgan Mostafavi. Parfois, on arrive à mettre les violeurs derrière les barreaux, mais à cause de la corruption, ils s’en sortent. Tenez, je viens de voir un cas, ici à Kaboul, un violeur d’une fille de quatorze ans a été relâché, et on a mis la gamine en prison à sa place ! Dire qu’on n’a rien pu faire… » La victime était effectivement emprisonnée pour avoir commis un acte sexuel non réglementé, même à son corps défendant, et violentée…
Islam interprété à l’encontre des femmes
Tout le monde en Afghanistan se plaint de la corruption des tribunaux qui constitue sans doute le plus important problème auquel le ministère doit faire face, désemparé devant l’ampleur des drames au quotidien. « Les lois, les décrets, tout cela est bien, mais devant la coutume et la pratique du droit dans notre pays, que faire ? En vérité, la corruption des tribunaux est l’autre fléau majeur qui affecte la vie des femmes de notre pays. »
« Notre seule solution, c’est de nous fonder exclusivement sur l’islam qui n’autorise pas toutes ces pratiques. C’est pourquoi nous avons entrepris une collaboration étroite avec le ministère du Hadj et des Affaires religieuses. Ce sont nos meilleurs porte-parole, parce qu’en vérité, ici, on ne connaît pas bien l’islam véritable. »
Encore faut-il que les mollahs eux-mêmes soient vraiment instruits en matière de religion, ce qui n’est pas souvent le cas : ils lisent le Coran, certes, mais comme celui-ci est écrit en arabe (et non pas en persan ou en pachtou), la plupart de ces mollahs ruraux n’en comprennent pas un mot, même si tous en récitent des passages d’une longueur impressionnante. Il est certain que le recours à une légitimation par la parole divine reste le seul recours contre le Farhang (la coutume), même si l’islam est invoqué à tour de bras dans les conseils tribaux pour justifier toutes les brutalités.
Une paysanne réfugiée, couverte de bleus, me disait un jour : « Mon mari a le droit de me battre, c’est écrit dans le Coran ». L’avait-elle lu ? Bien sûr que non, puisqu’elle était analphabète, comme son mari. Mais le mollah avait conforté ce dernier dans l’exercice de son pouvoir dans le domaine familial.
La réflexion de Sayeda Mojgan Mostafavi s’oriente vers une certaine forme d’islamisme féministe, dont curieusement elle n’a jamais entendu parler. « Je m’intéresse à ce qui se passe en Malaisie, en Égypte, en Inde musulmane. Non, l’Iran, bien que beaucoup des résultats soient de bons exemples, est trop apesanti par le poids de la coutume, comme chez nous. » Cependant, le ministère n’envisage pas une lecture modernisée de l’islam : « Vous savez, chez nous les Sunnites, la discussion et le débat sont bien plus difficiles ». Alors, quelle est la place des changements que vit tout un pan de la bourgeoisie éduquée à Kaboul ? Par exemple, de plus en plus de jeunes filles travaillent pour des ONG, dans les sections “Genre”, justement (qui traitent spécifiquement des problèmes des femmes), et elles représentent la principale source de revenus familiaux. Accepteront-elles d’être minorisées par la loi islamique et d’hériter de la moitié de ce qui reviendra à leur frère ?
« Vous avez raison, fait Sayeda Mojgan Mostafavi. Il faudra qu’on y réfléchisse, mais nos mollahs ne seront jamais d’accord… »
Le féminisme occidental
Que penser alors de l’apport féministe occidental ?
« Pour nous, ça ne marche pas. En vérité, ça rend les hommes encore plus furieux contre les femmes, puisqu’ils s’imaginent que c’est l’exemple qu’elles veulent suivre ». Sayeda Mojgan Mostafavi se réfère aux médias qu’elle connaît bien, puisqu’elle enseigne à la Faculté de journalisme à l’Université de Kaboul. La vingtaine de chaînes télévisées déversent un flôt interrompu d’images de femmes provenant des médias occidentaux, indiens, iraniens. Un petit carré flou fait ressortir, par la censure, les décolletés, les épaules dénudées des « pécheresses » qui empoisonnent l’écran, jour et nuit, pour le plus grand bonheur de leurs détracteurs…
Il me semble que l’Afghanistan est un pays véritablement dominé par l’obsession sexuelle masculine, renforcé par le machisme et une culpabilité reportée sur les femmes qui en font les frais, mais ça, je ne saurais le dire à Madame la vice-ministre. « Nous avons voulu faire des clips contre la violence, mais les chaînes nous demandent trop d’argent, à la télévision afghane, 40$ la minute, c’est trop pour notre ministère démuni », ce qui n’est pas le cas pour les annonces publicitaires des banques locales et les téléphones portables qui passent tous les quarts d’heure…
Sayeda Mojgan Mostafavi émet même des doutes sur la validité de la CEDAW (Convention on the Elimination of all forms of Discrimination against Women), que l’Afghanistan a pourtant signée. « Cette convention va contre le droit islamique et est vraiment trop opposé à nos façons de faire. Si les femmes copient les façons des femmes de chez vous, et se mettent à divorcer, par exemple, toute la société en fera les frais ! » On sent qu’elle se raccroche à ce qu’elle estime les seules formes de légitimation possible, dans cette société rigide, pour justifier un changement d’attitude efficace envers les femmes. L’Afghanistan est un des rares pays au monde où l’on peut encore imaginer que l’islam tradtionnel constitue une libération et une façon d’éviter les pires abus.
Devant son absence de moyens, on peut se demander à quoi sert ce ministère, en dépit de la bonne volonté montrée par ses responsables. Comme me disait un journaliste : « Je suis opposé à ce ministère. Il ne sert qu’à donner une bonne conscience au gouvernement qui estime qu’ainsi la question féminine est réglée, pas besoin de s’en occuper ailleurs. Tout le monde fait mine d’être content, y compris les donateurs et les grandes ONG internationales qui sont en mission pour s’occuper du sort des femmes ». Sauf, bien entendu, les principales concernées, soit la moitié féminine – 50% – de la population afghane qui en sort grande perdante.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 18 novembre 2009